Porte Ouverte Magazine

Criminalité : impacts sur les proches

By Sandra Lehalle,
Professeure adjointe, École de criminologie Université d'Ottawa

Les proches : témoins, sujets, acteurs et experts de la sanction pénale malgré eux

Dix années de politiques conservatrices avec pour mot d’ordre la lutte contre la criminalité ont eu pour conséquence bien concrète un recours accru à la peine privative de liberté. Avec plus de 180 000 admissions par an dans les pénitenciers et prisons du Canada, on estime que 350 000 enfants canadiens vivent l’incarcération d’un de leurs parents, soit près de 5 % de la population canadienne de moins de 18 ans. Combien de parents, frères et sœurs, conjoint(e)s vivent, comme ces enfants, les impacts pluriels de ces séparations ? Comment ces personnes proches font-elles face aux difficultés personnelles, familiales et sociales engendrées par la détention d’un être cher?

Si la littérature a beaucoup analysé l'expérience carcérale du point de vue de l'institution ou de la personne incarcérée, peu d'études se sont intéressées aux effets de l'incarcération sur l'entourage des détenus, et ce en dépit de la relation établie depuis longue date entre le support familial et la réintégration des personnes incarcérées.

L’état de la recherche sur le vécu des proches

Les recherches existantes, rarement canadiennes, nous renseignent sur les conséquences au niveau relationnel, matériel ainsi que sur la santé et le développement des proches de détenus.

Certaines études se penchent sur les conséquences relationnelles de l’incarcération. Quelques recherches européennes (Ricordeau, 2008 ; Touraut, 2012) et une étude canadienne (Hannem, 2008) se sont notamment intéressées aux impacts multiples de la stigmatisation que suscite l’incarcération d’un membre de la famille. Elles analysent, entre autres, comment ce stigma engendre des ruptures entre la personne détenue et la famille, mais également entre l’entourage du détenu et leur réseau relationnel (Hannem, 2008 et 2012 ; Touraut, 2012). Au Canada, quelques thèses de maîtrise ont étudié la situation des parents (Magnan, 2011) et des conjointes (Arseneault, 1986 ; McCuaig, 2007) et soulignent l’ampleur des conséquences personnelles, conjugales, familiales et sociales vécues. Certains chercheurs ont centré leur analyse sur l’impact de l’incarcération sur l’intimité des couples qui vivent une sexualité peu épanouissante, objet de prohibition et de contrôle par l’institution carcérale (Cardon, 2002 ; Comfort et al, 2005 ; Vacheret, 2005).

Les recherches existantes soulignent également les conséquences matérielles de l’incarcération et la précarisation économique des ménages qui subissent une diminution des ressources et une augmentation des charges supportées telles que les appels à «frais virés», les frais d’avocats et les déplacements ou déménagements pour se rapprocher du lieu de détention (Hannem, 2012 ; Schwartz-Soicher, Geller & Garfinkel, 2011 ; Touraut, 2012).

Une étude canadienne révèle que certains proches se sentent parfois même obligés d’enfreindre la loi pour subvenir aux besoins de leur famille (Hannem et Leonardi, 2014).

L’incarcération d’un proche, avec les difficultés relationnelles et matérielles qui l’accompagnent, engendre également des conséquences psychologiques et physiques pour l’entourage parmi lesquelles angoisses, inquiétudes, trouble du sommeil, prise ou perte excessive de poids, expérience de séparation entraînant un «quasi-deuil», dépression, problème de tension, grande fatigue physique et morale, sentiment d’impuissance prolongé, etc. (Touraut, 2012; Turney, Wilderman & Schnittker, 2012). Une étude canadienne (Hannem et Leonardi, 2014) conclut que les familles de personnes incarcérées vivent davantage de détresse psychologique que la population générale et identifie la prévalence de difficultés de sommeil, anxiétés, incapacités à travailler, dépressions et maladies physiques relatives au stress vécu. Pour certains cela peut donner lieu à l’adoption de mécanismes de défense néfastes, voire illégaux, tels que l’utilisation de médicaments prescrits, l’augmentation de consommation de tabac, alcool et drogues, l’automutilation ou encore des tentatives de suicide (Hannem et Leonardi, 2014).

Certains chercheurs insistent sur l’impact particulièrement négatif de l’incarcération d’un parent sur le développement des enfants. Psychologues et sociologues ont tenté d’étudier l’impact psychologique et développemental observé chez les enfants à travers des difficultés émotionnelles et comportementales (Hagan et Dinovitzer, 1999 ; Johnson et Sullivan, 2016). Certains analysent même l’incarcération d’un parent comme «facteur de risque» de propension au crime (Dallaire, 2007 ; Tasca, Rodriguez & Zatz, 2011).

En résumé, la littérature scientifique sur l’expérience des proches demeure encore sous-développée au niveau international et particulièrement au Canada. Puisque l’approche choisie est souvent thématique et donc partielle, nous relevons une carence d’études canadiennes se donnant comme objectif de décrire et d’analyser de façon holistique le vécu des proches de personnes privées de liberté. Pourtant la littérature existante nous permet de réaliser à quel point, si l’emprisonnement est légalement conçu comme une peine individuelle, il est plus juste de parler d’expérience carcérale élargie (Touraut, 2012) à travers laquelle les proches des personnes incarcérées sont soumis à la « peine » dans ses réalités matérielles, symboliques et sociales. La peine se manifeste en effet dans tous les aspects de la vie des proches des détenus qui font face à une pluralité de défis sociaux, économiques, relationnels et identitaires. Une étude québécoise datant déjà de 2002 (Barette, Lafortune, Baillargeon, Brunelle & Plante, 2002) a appréhendé diverses facettes de l’expérience de proches de détenus selon trois périodes que sont l’arrestation, l’incarcération et la libération. Ces chercheurs ont ainsi identifié les sentiments de peine, colère, honte, culpabilité après l’arrestation qui vient créer un déséquilibre au sein de la famille. Durant la période d’incarcération, ils constatent que la séparation occasionne également un déséquilibre et des répercussions sur les sphères personnelles, économiques et sociales de la famille. Des problèmes de comportements et des difficultés scolaires sont également observés chez les enfants. Dans un troisième temps, la libération constitue également une période d’adaptation importante pour les familles qui entraîne des changements dans les habitudes vie, des remises en cause de la relation conjugale, des craintes des enfants d’être séparés à nouveau, etc. Ces mêmes auteurs ont d’ailleurs essayé d’identifier le besoin de support des familles aux diverses étapes du processus judiciaire (Lafortune, Barrette & Brunelle, 2005).

Au même titre, les excellents travaux du CFCN (2001, 2003 et 2015) constituent des publications de référence sur les besoins en termes de services adaptés ou de collaboration au projet de réinsertion sociale, mais il s’agit de manuels ou documents stratégiques d’orientation des politiques sans visée analytique et théorique.

Comment les proches de détenus font face à tous ces défis mentionnés par la littérature ? Quelles sont leurs stratégies différenciées de résistance, neutralisation et/ou mise à profit de leurs expériences ? Quels ressources et supports connaissent-ils et mobilisent-ils dans la gestion des dommages collatéraux de la peine ? Comment gèrent-ils au quotidien le stigma attaché à leur situation ? Quelles stratégies identitaires sont déployées par ces individus dans divers cadres sociaux qu’ils fréquentent (travail, école, famille élargie…) ? Autant de questions auxquelles les chercheurs en sciences sociales ne sont pas suffisamment intéressés.

L’importance scientifique et sociale de connaître le vécu des proches de détenus
Pourquoi est-il si important et urgent de développer davantage nos connaissances sur les proches de personnes détenues ? Il s’agit tout d’abord de briser l’invisibilité sociale qui caractérise ce segment important, quoique non chiffré de la population canadienne. Nous devons, en effet, pallier une carence flagrante de discours et de débats sur une réalité qui est parfois tabou pour ceux qui la vivent, trop souvent délaissée par les chercheurs et les acteurs politiques et généralement méconnus du public. Mais surtout, il est grand temps de réaliser que les proches des personnes détenues sont des témoins, sujets et acteurs du processus pénal et qu’à ces divers titres ils détiennent une connaissance et expertise non négligeable.

Leur contribution potentielle est de trois ordres

Un apport conceptuel à la sociologie pénale

L’expérience des proches nous conduit en effet à appréhender différemment les frontières physiques, légales et sociales de la sanction pénale. Sous l’angle analytique du contrôle social, le vécu de ces individus nous invite à rompre avec une conception purement individuelle de la peine d’incarcération pour concevoir une forme de gouvernementalité qui s’exerce sur l’entourage des détenus et contribue à la dissolution des frontières entre la prison et la communauté telle qu’observée par Alice Goffman (2014). Il s’agit, donc de repenser la dimension relationnelle et communautaire des impacts de l’incarcération et notamment de réfléchir à l’effet multiplicateur du contrôle et du stigmate pénal comme processus individuel et collectif de vulnérabilité, de disqualification et d’exclusion. À ce titre, ce champ d’études a beaucoup à contribuer aux travaux des sciences sociales sur les politiques et pratiques pénales, la reproduction des inégalités sociales, les liens sociaux et familiaux et sur l’impact des régulations sur les tiers.

Un apport pragmatique au fonctionnement du système pénal

Les proches sont témoins du fonctionnement du système pénal et peuvent donc jouer un rôle significatif dans l’apport de connaissances sur les politiques et pratiques correctionnelles. Ils sont également des acteurs de la sanction pénale en raison de leur « implication » dans le processus pénal, sur une période qui débute bien avant l’arrestation et qui se poursuit au-delà de la libération et la fin de mandat. En effet, parfois malgré eux, leur présence, la qualité de leur relation avec la personne détenue, les ressources qu’ils peuvent mobiliser en termes d’emploi, de logement et de surveillance sont autant de facteurs qui sont pris en compte par les acteurs pénaux dans leurs décisions envers la personne judiciarisée. En dépit du fait que leur rôle dans l’accompagnement des personnes sortant de prison soit valorisé et reconnu dans les discours, il ne leur est pas encore donné la place qui leur revient dans l’identification des stratégies de protection des liens familiaux minés par l’incarcération, dans l’évaluation de leurs besoins et de ceux de leurs proches incarcérés et de façon plus large dans l’évaluation des politiques et pratiques correctionnelles.

Un apport au bien-être social

Parler du vécu des proches de personnes incarcérées est essentiel pour sensibiliser le public aux enjeux qui se rattachent à l’incarcération et ses dommages collatéraux. Au-delà d’une possible réduction du stigma social existant, ces discussions peuvent contribuer à un regard plus critique sur l’impact élargi de l’usage intensif de la détention dans notre société.

En conclusion, dans une société qui a choisi l’incarcération comme sanction pénale principale, il est grand temps de s’intéresser, comme le fait ce numéro du Porte ouverte, aux proches des personnes incarcérées, tiers partagés entre le monde du dedans et le monde du dehors. Ils peuvent nous offrir un nouvel éclairage sur la prison et la société et plus précisément sur les aspects individuels et communautaires des effets matériels et symboliques de l’impact de l’incarcération en delà des murs.


Références

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