Porte Ouverte Magazine

Démystifier la santé mentale et la criminalité

By Benoit Côté,
Directeur général, PECH

Santé mentale et prison : la déroute du néolibéralisme

À titre de directeur général de Pech, je suis l’objet depuis 25 ans de plusieurs obsessions envahissantes, dont celle de vouloir diminuer l’entrée dans le réseau correctionnel et de la justice de personnes qui vivent avec des problèmes de santé mentale.

Le phénomène de l’incarcération et de la judiciarisation des personnes vivant avec des problèmes de santé mentale n’est pas nouveau, il préoccupe certains acteurs du terrain depuis plus de 25 ans. Pour faire un bref historique, deux agentes de probation et des intervenants issus des organismes communautaires en santé mentale donnèrent vie à Pech à cette époque, afin d’endiguer le phénomène. Encore aujourd’hui, l’amalgame «santé mentale» et «judiciarisation» débouche sur la «dangerosité», un algorithme professionnel et populationnel puissant qui relaie ces personnes à des groupes à contrôler.

 

Les services intersectoriels de Pech

Les neuf volets de services de Pech rejoignent annuellement près de 7,500 personnes. Nos services intersectoriels se déclinent comme suit : le soutien communautaire d’intensité variable, le travail de rue/milieu, l’hébergement transitoire, le service de crise/post-crise avec le Service de police de la Ville de Québec (SPVQ), le centre d’éducation populaire Sherpa, le soutien au logement social, la formation, le projet Porte-clés (approche logement d’abord pour personnes itinérantes) et  la psychiatrie  communautaire alternative sous l’égide d’une psychiatre et de professionnels de la médecine douce.

 

Nous allons nous concentrer ici sur les volets touchants les interventions de Pech en lien avec la judiciarisation soit : avant, pendant, et après le processus de judiciarisation.

 

En amont du processus de judiciarisation, par notre service de crise et de post-crise, nous intervenons, à la demande des policiers de la Ville de Québec auprès de 1,600 citoyens par année en situation de crise afin d’éviter qu’elles ne se retrouvent dans le réseau judiciaire et correctionnel. Les travailleurs de rue/milieu de Pech évitent des incarcérations et la judiciarisation des personnes en prévenant la détérioration de la santé mentale des personnes dans la rue. Pech intervient pendant le processus de judiciarisation des personnes, par le travail d’une équipe de 2 personnes, qui à l’Établissement de détention de Québec, détectent et soutiennent les personnes qui vivent avec des problèmes de santé mentale pendant leur sentence, tout en préparant leur projet de sortie.  À ce stade, un autre intervenant de Pech reçoit des références des services de probation afin de soutenir des personnes qui vivent dans la communauté, mais qui sont judiciarisées par le biais d’une ordonnance de probation. Après le processus de judiciarisation, tous les volets de services de Pech sont à la disposition des personnes : suivi communautaire, hébergement transitoire, centre d’éducation populaire Sherpa, et possibilité d’accès à des logements sociaux avec soutien.


Quand l’iceberg du néolibéralisme fonce sur nous !

Il y a deux ans, j’ai fait une découverte toute simple mais préoccupante.  J’ai constaté que le nombre de personnes rencontrées par l’intervenante de Pech qui travaille à l’Établissement de détention de Québec avait tout simplement doublé depuis 2013, passant de 176 personnes à près de 338 en 2017, et ce, malgré toutes nos interventions proactives avec notre service de crise et de post-crise, en amont du processus. De leur côté, les patrouilleurs du SPVQ constatent aussi depuis plusieurs années une augmentation marquée de leur intervention en santé mentale, parfois jusqu’à vingt situations de crise par jour.  Ceci explique peut-être cela. Le réseau correctionnel et de la justice se retrouve-t-il à gérer des situations ou une population que le réseau de la santé n’arrive pas ou ne veux pas traiter ? Poser la question, c’est un peu y répondre, malheureusement.

Alors, reposons la question, pourquoi des personnes qui vivent avec des problèmes de santé mentale ou qui cumulent des problématiques multiples sont de retour en détention?  Le Québec suit-il les traces des États-Unis en  matière de surpénalisation des exclus ?  Loïc Wacquant, auteur du livre Les prisons de la misère, parue en 2014, parle d’une tendance mondiale du basculement de l’État-providence à l’État-pénitence, la criminalisation de la misère s’imposant comme complément à la généralisation de l’insécurité salariale et sociale. J’ai commencé à alerter les autorités publiques et gouvernementales par le biais des médias écrits et parlés, le Soleil et Radio-Canada sans toutefois recevoir de réponse de la part du réseau de la santé, de l’Archevêché ou des écoles de criminologie. Il aura fallu une série d’articles de François Bourque du Journal Le Soleil parue en mai 2017, pour que le glacier bouge un peu et qu’il se fige à nouveau, pas de réchauffement climatique dans ce cas ! Bon, j’oubliais, Pech a bien obtenu un 20 000$ récurrent de plus du Ministère de la Sécurité Publique, mais c’est bien peu face à l’hécatombe !

Est-ce l’iceberg du néolibéralisme qui fonce sur nous dans le brouillard du déni organisé de nos politiques sociales ?

Je ne crois pas qu’un agent correctionnel se lève le matin en se disant qu’il va agir ou qu’il est un instrument du néolibéralisme.  Il y a même beaucoup d’initiatives prises par l’Établissement de détention de Québec afin de soulager la misère des détenus qui vivent avec des problèmes de santé mentale, dont la mise en place d’un secteur spécifique dédié à ceux-ci, mais sans ressources additionnelles ni travailleurs sociaux ou éducateurs.

Qui sont ces personnes qui ont des problèmes de santé mentale et qui se retrouvent à l’établissement de détention ?

Prenons le cas type de Jean-Louis, prénom fictif, qui est schizophrène et toxicomane. Il a fait de nombreux aller-retour à l’Établissement de détention de Québec pour bris de probation.   La cause : consommation de drogue et d’alcool. Incarcéré deux fois dans les quatre dernières années Jean-Louis a fait des vols à l’étalage et des introductions de domicile par effraction afin de se procurer de la drogue.  La toxicomanie de Jean-Louis fait de lui un individu apte à comparaître, puisque le geste de consommer est considéré comme un geste volontaire par le psychiatre qui l’a évalué, donc apte à purger sa peine, peu importe s’il entend des voix qui parfois l’enjoigne de s’enlever la vie, tout semble indiqué qu’il «appartient à la prison», et que le réseau de santé et de la santé mentale l’abandonnent ni plus ni moins à son sort en fermant le dossier.

Dans son livre, Loïc Wacquant, à partir de l’exemple américain, met en avant l’exemple américain. Ce pays a incarcéré 12 fois plus de personnes, pour la même période, que l’union économique européenne (650 détenus par 100,000 habitants en 1997 contre 54 pour la Grèce).  Il avance l’idée d’un traitement punitif des personnes qui n’arrivent pas à performer sur le marché du travail, à s’adapter au stress de la compétition, qui sont des conséquences des politiques d’austérité, de la réduction des dépenses sociales et du tout à la déréglementation du marché si cher au tenant du néolibéralisme  Parlant de l’exemple américain et du cas de la Californie il dira :

« La croissance sidérante des effectifs détenus en Californie comme dans le reste du pays s’explique pour les trois quarts par l’embastillement des petits délinquants et particulièrement des toxicomanes. Car, contrairement au discours politique et médiatique  dominant, les prisons américaines sont remplies, non de criminels dangereux et endurcis, mais de vulgaires condamnés de droit commun pour affaires de stupéfiants, cambriolages, vols, ou simples troubles à l’ordre public, pour l’essentiel issu des fractions précarisées de la classe ouvrière…» (p.77)

C’est exactement le profil général des personnes que l’on retrouve à l’Établissement de détention de Québec et qui sont accompagnées par l’équipe santé mentale/justice de Pech.

Depuis trois siècles au Québec, les prisons et dans une certaine mesure  la psychiatrie servent  le système économique en place en lui permettant d’exercer de la répression, du contrôle social et de la régulation sociale auprès des populations qui n’arrivent pas à s’adapter aux conditions du marché.  Le fou ou le malade mental judiciarisé à l’instar des noirs aux États-Unis servent de figure emblématique du risque et du danger à contrôler, avec les sans-abris, les toxicomanes, ou les immigrés. Hubert Wallot, psychiatre,  dans son livre paru en 1998, «Entre la compassion et l’oubli, La danse autour du fou», illustre le rôle de contrôle social exercé tant par les prisons que les hôpitaux dans la période préasilaire au Québec.

« À partir de ce moment-là (la conquête anglaise), le pouvoir de répression et de contrôle social est assumé, d’une part, par les prisons où se manifeste le pouvoir impérial anglais et, d’autre part, par les hôpitaux, lieux d’hébergement charitable ou d’internement dans lesquels s’exerce le pouvoir temporel de l’église, conformément au compromis historique de l’époque entre le conquérant et l’Église catholique francophone. » p.24

Dans son livre, La santé mentale vers un bonheur sous contrôle paru en 2014, Mathieu Bellahsen parle de la fabrique d’une nouvelle subjectivité néolibérale servie par la psychiatrie qu’il désigne comme le biopouvoir. Le système pénal et la psychiatrie, instrumentalisée par le néolibéralisme, en deviennent le poing de fer.

«L’individu doit gérer ses espaces intimes à l’image de l’autoentrepreneur, qu’il devient dans ce cadre normatif.  Une fois doté de son capital santé, culturel, social et intellectuel, il entre dans la course pour maximiser ses profits» p.18.

Pour Bellahsen, le cadre néolibéral est un cadre pour conduire la conduite des individus…Pour le néolibéralisme, le défi de la santé mentale, c’est de s’adapter à une situation à laquelle on ne peut rien changer. Ainsi, le projet de vie est à la santé mentale, ce que la performance est au néolibéralisme, ainsi on renvoie à la personne qui a des problèmes de santé mentale la responsabilité de son état et de son traitement, ceux qui échouent, qui se retrouvent itinérants ou en prison sont relégués à des populations à risque et à contrôler.

 

Pour Wacquant, ces réalités traduisent l’avènement d’un nouveau gouvernement de la misère mariant la main invisible du marché du travail déqualifié et dérégulé au point de fer d’un appareil pénal intrusif et omniprésent. En d’autres mots, si tu n’es pas compétitif, on te sort du système !

 

Bien sûr le Québec ne peut se comparer à ce que certains auteurs appellent le complexe carcéral industriel américain qui se traduit par la privatisation des prisons, l’hébergement post-carcéral et les mesures de contrôle accrues liés à l’aide sociale (contrôle antidopage, approches punitives, etc.). 

 

En fait, il y tellement de personnes incarcérées aux États-Unis que cela fait baisser les statistiques officielles de chômage et que le système carcéral s’est substitué aux politiques sociales et de santé offerte aux personnes qui vivent avec des problèmes de santé mentale et de toxicomanie.

 

Force est de constater qu’au Québec et à Québec, le sort des personnes qui vivent avec des problèmes de santé mentale et qui se retrouvent en prison n’intéresse guère les ministres, les psychiatres ou les autorités des CIUSSS, l’établissement carcéral de 2019 redevient l’asile de 1845, il se substitue à lui, c’est la prison qui enferme à nouveau les fous, dans l’indifférence générale.