Porte Ouverte Magazine

Travaux compensatoires et pauvreté

By Bernard St-Jacques,
Réseau d’aide aux personnes seules et itinérantes de Montréal (RAPSIM)

Judiciarisation des personnes itinérantes : Des portes ouvertes à Montréal!

Le très pluriel phénomène de l’itinérance comme les personnes qui le composent peuvent être perçus d’une multitude de façons. Il n’en demeure pas moins que les préjugés et le sentiment d’impuissance ont entraîné une nouvelle forme de «portes tournantes» avec les années, se caractérisant par des allées et venues dans l’appareil judiciaire.

Presque tout part de l’espace public et de la question de son occupation. Alors que le badaud qui promène son chien ou la petite famille venue pique-niquer dans l’herbe utilisent l’espace public comme lieu de transit, la personne itinérante y habite davantage. Le regard qui s’ensuit est bien souvent soupçonneux, empreint de jugement, voire source d’insécurité. Quelques exemples de mendicité insistante ou le pare-brise mal nettoyé par un squeegee à qui on n’a rien demandé contribuent à raffermir une certaine forme de généralisation selon laquelle les comportements des personnes itinérantes constituent, plus que les autres, un facteur de dangerosité.

De 1994 à 2004, 72,3 % des personne sen situation d’itinérance payaient leur constat d’infraction en franchissant la porte des prisons.

Par ailleurs, la revitalisation des centres des grandes villes occidentales est devenue une mode dans la seconde moitié des années 90, répondant ainsi à la volonté de rendre nos rues plus propres et d’offrir aux touristes un parcours sans faute et sans danger dans le cœur de nos cités. Les marginaux qui y sont présents depuis des décennies ne font pas partie de ces lucratives initiatives que sont les projets culturels, commerciaux et immobiliers d’envergure. Dans la même période, la mise en place de la police de quartier en 1996, fondée sur des modèles nord-américains de police de proximité, a coïncidé avec une hausse du recours aux contraventions dans l’espace public. Cette pratique a nourri un sentiment d’insécurité dans la population à l’égard de personnes et de gestes qui ont toujours fait partie de notre paysage urbain, sentiment confirmé par la répétition des interventions policières. En 2004, on a renouvelé cette approche de Police de quartier avec l’adoption de la Politique de lutte aux incivilités, intégrant ainsi des comportements potentiellement dérangeants liés aux personnes marginalisées et itinérantes parmi les cibles prioritaires du Service de police (SPVM).

Des chiffres comme résultats

En 2005, une étude inédite de Céline Bellot (1) révèle des résultats saisissants : selon les banques de données de la cour municipale de Montréal, on a émis 37 775 constats d’infractions de 1994 à 2006 et plus de 60 % de ceux-ci n’émanent que de la présence dans l’espace public (consommation d’alcool ou ivresse, flânage, etc.). Par ailleurs, on donnait près de 7 fois plus de contraventions en 2004 que dix ans plus tôt (7215 en 2004 contre 1069 en 1994), les personnes accumulant une lourde charge judiciaire et financière. Non moins important encore, on s’est rendu compte qu’elles finissaient par en assumer les frais par un séjour derrière les barreaux dans près des 3/4 (72,3 %) des cas. Avec ces quelques chiffres, qui représentent la pointe de l’iceberg (2), on peut déjà imaginer à quel point on a ouvert toutes grandes les portes du système judiciaire.

Une fois dans le système

Certains acteurs du système judiciaire municipal allégueraient, et avec raison, que les personnes en situation d’itinérance sont les grandes absentes des salles de cours et des bureaux de perception. Une personne sans argent ni adresse fixe qui accumule plusieurs contraventions risque certes de manquer ses audiences et ne verra pas s’accumuler les frais, le total du montant pouvant tripler entre le moment de l’émission du constat et celle du mandat d’emprisonnement. Mais si la Ville de Montréal a décidé de privilégier la voie réglementaire aux plus lourdes accusations criminelles comme dans certaines autres grandes villes, elle ne s’est pas rendue compte à quel point, petit à petit, les conséquences sont devenues presqu’aussi dommageables que la voie criminelle.

D’entrée de jeu, il ne faut pas oublier que pour ces personnes et les ressources, les infractions relèvent de gestes combien anodins et souvent commis par l’ensemble de la population. Dans ce contexte, émerge un sentiment d’injustice et de discrimination qui peut difficilement encourager une forme de regret ou une quelconque compréhension de la peine encourue. Avec le temps, les ressources communautaires ont dû s’ajuster, ne pouvant plus se contenter de dénoncer ou de sensibiliser le public à la judiciarisation sous la bannière de l’Opération Droits Devant du RAPSIM. Ils ont ainsi créé la Clinique Droits Devant, un service d’informations et d’accompagnement dans la sphère juridique montréalaise afin de favoriser le règlement du plus grand nombre possible de situations judiciaires individuelles.

D’un jugement tardif à un mandat d’emprisonnement hâtif

La procédure pénale, plus infaillible pour la plupart, se bute à la complexité du phénomène de l’itinérance et des personnes qui le composent. Autant le processus entraînant la réinsertion sociale d’une personne itinérante peut être long et laborieux, autant il faut saisir le moment où la personne semble prête à remédier à sa situation judiciaire. En ce sens, la succession des différentes étapes de la procédure pénale ne colle pas à la réalité des personnes en situation d’itinérance. En effet, c’est souvent dès le moment de l’émission du constat que la personne voudra régler sa situation, que ce soit en contestant ou même en voulant se retrouver tout de suite en prison. À l’inverse, d’autres personnes dans une situation d’itinérance chronique qui ont reçu une trentaine de contraventions en trois ans pourraient déjà avoir fait les frais de quelques séjours en prison (3), le règlement de leur situation judiciaire étant encore bien loin dans l’échelle de leurs priorités. Bref, dans un cas comme dans l’autre, il est fort probable que la personne manquera sa chance de plaider sa cause devant un juge et, pire encore, qu’elle se retrouvera en prison sans jamais n’avoir vu ni juge ni procureur.

Travaux compensatoires

Pour certains qui rejetteraient la contestation ou la prise d’entente de paiement, les travaux compensatoires peuvent constituer une alternative intéressante. Néanmoins, selon l’étude de Céline Bellot, les personnes itinérantes ne recourent à cette option que dans seulement 15 % des cas de contraventions. Comme on l’a vu, la question du délai est importante quand on parle des personnes itinérantes et si l’une d’entre elles décide de prendre une entente de travaux, il faut agir rapidement. Bien souvent, la personne ne peut se permettre d’attendre 2 à 3 mois pour obtenir un rendezvous et réaliser ses travaux. D’autres contraintes concernent le lieu pour réaliser les travaux et l’existence d’un système judiciaire qui a d’abord pour fonction d’être contraignant et pénalisant. Les rendez-vous manqués et des organismes qui ne sont pas habitués de traiter avec des personnes ayant différentes problématiques peuvent contribuer à l’échec de l’accessibilité aux travaux compensatoires. Enfin, le nombre d’heures, souvent très élevé, donne plus de chance à une personne itinérante d’échouer malgré sa bonne volonté à réaliser ses travaux. En effet, une personne ayant 3000 $ de dettes (une dizaine de constats) devra réaliser environ 175 heures (5 semaines à 35 heures non rémunérées), sans oublier que ces dernières constituent le prix à payer pour trop souvent n’avoir été que présent dans l’espace public.

Dernier droit : l’emprisonnement pour non-paiement d’amendes

Comme nous l’avons mentionné, de 1994 à 2004, 72,3 % des personnes en situation d’itinérance payaient leur constat d’infraction en franchissant la porte des prisons et, encore une fois, la mesure d’exception que constitue l’incarcération est devenue la règle dans leur cas. En plus d’être un manquement flagrant à leurs droits, à commencer par celui d’être présent dans l’espace public, l’emprisonnement des personnes itinérantes comporte son lot d’effets néfastes. Alors qu’elles n’ont commis que des gestes anodins, elles sont amenées à y côtoyer des criminels. Aussi, le séjour en prison peut représenter une rupture dans un traitement de méthadone (toxicomanes) ou de trithérapie (sidéens) qu’elles sont en train de suivre. Enfin, certaines qui étaient en situation de réinsertion ou en démarches (ayant un emploi, un appartement, un animal de compagnie, accumulé des biens, etc.) peuvent tout perdre au moment de sortir de prison. Enfin, il est un peu particulier de voir que, si l’objectif initial de la remise de contraventions consistait pour les policiers à les déplacer ou à les faire sortir de la rue, c’est plutôt le contraire qui se produit, car l’emprisonnement accentue leur niveau d’exclusion sociale.

En définitive, la porte toute grande ouverte à la remise plus systématique de contraventions aux personnes en situation d’itinérance pour «gérer» l’espace public (comme les déplacements qui en découlent) s’est avéré de courte vue et catastrophique pour ces dernières. Il est d’ailleurs intéressant, et en même temps un peu choquant, de constater qu’en bout de ligne, il y ait un si grand manque d’harmonisation entre les approches menées auprès des personnes itinérantes en santé publique et en sécurité publique. En effet, alors que le même État finance des organismes communautaires et la police, les interventions qui découlent de l’une des approches n’ont pour effet que de court-circuiter celles de l’autre. En somme, il y des portes qu’il faudrait peut-être commencer à fermer.

Pour plus d’informations sur la judiciarisation des personnes itinérantes, visitez le www.rapsim.org.

Dans notre prochaine édition

Les interventions des groupes communautaires et la solidarité des milieux juridiques et de défense de droits face à la judiciarisation des personnes itinérantes.


(1) Professeure à l’École de Service social de l’Université de Montréal. Son étude s’intitule «La judiciarisation et la criminalisation des population itinérante à Montréal de 1994 à 2004» (disponible au www.rapsim.org)

(2) Entre autres, les contraventions sont émises en vertu des codes de la réglementation municipale (RRVM) et de la Société de Transport de Montréal (R-036 et R-037), donc n’incluent pas la sécurité routière (CSR).

(3) Pour une contravention de 100 $, la personne écopera d’une douzaine de jours de prison après plus de deux ans, séjour qui coûtera environ 2000 $ aux contribuables.