Introduction
Résumer l'évolution d'un concept ponctuellement présent durant plus de cinquante ans de discussions, de propositions et de réunions n'est pas une mince tâche! Heureusement, nous avons pu bénéficier d'un document de travail1 préparé par Paule Campeau, en 1996, alors présidente de l'Association professionnelle des criminologues du Québec (APCQ). Ce document, produit à partir de sources multiples (procès-verbaux du Bureau de direction, procès-verbaux des assemblées générales annuelles et rapports d'activités disponibles), permet de mieux saisir les interventions faites par de nombreux criminologues au fil des ans.
L'évolution plus contemporaine du dossier de la professionnalisation depuis l'année 2000 viendra compléter notre survol de l'évolution de ce projet professionnel.
Les interventions de l'APCQ entre 1968 et 1997
Association professionnelle ou corporation professionnelle ? Les années 1975 à 1979
En 1975, l'APCQ prépare un premier dossier sur la question de l'incorporation. On dresse un inventaire des avantages, des inconvénients et des coûts. Des contacts sont établis avec le conseil interprofessionnel du Québec. L'année 1976 donne lieu à la poursuite de l'analyse coûts-bénéfices. À cette époque, selon l'Office des professions du Québec (OPQ), pas moins d'une trentaine d'associations tentent de s'incorporer et les représentants des criminologues exploreront les possibilités de s'informer voire de s'intégrer à la démarche entreprise par ces associations.
Fin 1976, l'APCQ prépare un dossier qui sera soumis à ses membres à l'occasion de deux journées d'étude qui se tiendront à Montréal et à Québec. Des représentants de l'OPQ, d'associations et de corporations seront invités à y prendre la parole. Par la suite, un dossier écrit serait soumis à tous les membres de l'APCQ afin qu'ils votent par référendum sur l'incorporation, le maintien du statut d'association et possiblement la pertinence d'un regroupement avec d'autres associations.
Les officiers de l'APCQ se questionnent sur les coûts reliés à l'incorporation perçus comme prohibitifs. On fait également valoir que la protection du public et l'utilisation d'un titre réservé ne servent qu'indirectement les intérêts des criminologues qui seraient membres (1977). L'année suivante, l'APCQ soumet un mémoire à la demande de l'OPQ concernant les impacts de l'intégration des psychologues à cet organisme.
Lors de l'assemblée générale annuelle de 1979, M. Samir Rizkalla fait le point en indiquant l'impossibilité de s'incorporer à ce moment et l'importance pour l'APCQ de demeurer active au sein du regroupement interprofessionnel des associations.
Reprise des contacts avec l'OPQ en 1989
Le Comité dossier étudiants et le bureau de direction décident de revisiter la question de l'intégration au système professionnel québécois : en début d'année, des démarches sont faites afin de rencontrer une personne ressource de l'Office des professions du Québec; démarches dont la poursuite sera déléguée à la prochaine équipe de direction de l'APCQ.
Création d'un Comité ordre professionnel : les années 1994-1996
M. Bentenuto reprend ce projet, participe à quelques rencontres avec l'OPQ et travaille à la mise sur pied d'un comité doté de ce mandat spécifique. Ce comité éprouve des difficultés à recruter des membres et à débuter ses démarches. En février 1996, M. Bentenuto démissionne et remet le dossier de l'ordre professionnel à Mme Paule Campeau. Celle-ci adresse une demande d'intégration des criminologues à l'OPQ en avril 1996, moins d'un an avant la fin de l'APCQ.
En 2002, le rapport du groupe de travail est déposé : on y recommande la création de nouveaux ordres professionnels dans le domaine de la santé mentale et des relations humaines en particulier dans le cas des criminologues.
La professionnalisation des activités cliniques en criminologie depuis 2000
En 2000, l'Office des professions du Québec (OPQ) était mandaté par la ministre responsable de l'application des lois professionnelles afin de soumettre un rapport concernant la modernisation de la pratique professionnelle en santé mentale et en relations humaines. En 2002, le rapport du groupe de travail est déposé : on y recommande la création de nouveaux ordres professionnels dans le domaine de la santé mentale et des relations humaines en particulier dans le cas des criminologues. Dès lors, un regroupement composé de praticiens de divers milieux et d'universitaires (et dont les travaux sont dirigés par le soussigné) se met en contact avec l'OPQ afin d'agir en tant qu'interlocuteur2
Le nouveau projet de loi ne porte plus simplement sur l'utilisation d'un titre réservé; en effet, l'intégration au système professionnel se base maintenant sur la réalisation d'activités professionnelles réservées ou partagées avec les membres d'autres ordres professionnels. La reconnaissance légale de la qualification des criminologues à poser ces actes s'accompagne de la nécessité de mettre en place des structures de régulation : mécanismes de formation continue, code de déontologie, bureau du syndic, etc.; cela afin de protéger les différents publics utilisateurs (le délinquant, les victimes, les membres de leurs entourages respectifs, etc.).
Les travaux de l'OPQ visant l'application de ces différentes mesures se poursuivent depuis plusieurs années, toujours guidés par les mêmes principes de la protection du public, du patient au centre des préoccupations, de l'interdisciplinarité et de l'accessibilité compétente aux services. Nous reprendrons dans les lignes qui suivent les principaux aspects touchant les criminologues et leurs activités professionnelles. Un aspect central de la réforme proposée par les auteurs du rapport du Comité d'experts de l'OPQ (2002) est qu'ils ont voulu modifier la portée des lois professionnelles et en arriver à définir des champs de pratique généraux associés à des actes réservés mais qui peuvent être partagés entre les membres de divers ordres professionnels (Lafortune & Lusignan, 2004).
Notion de champ d'exercice criminologique
En 2005, le rapport du Comité d'experts de l'OPQ établit le périmètre du champ général d'exercice en criminologie devant couvrir un ensemble d'activités se déroulant tant dans la communauté qu'en établissements correctionnels, de réadaptation ou de traitement. Voici ce libellé :
L'exercice de la criminologie consiste à évaluer les facteurs criminogènes et le comportement délictueux de la personne ainsi que les effets d'un acte criminel sur la victime, à déterminer un plan d'intervention, à en assurer la mise en oeuvre, à soutenir et rétablir les capacités sociales de la personne contrevenante et de la victime dans le but de favoriser l'intégration dans la société de l'être humain en interaction avec son environnement.
[…] il est clair que l'utilisation du titre professionnel de «criminologue» exige l'appartenance à l'ordre professionnel à venir. À défaut d'appartenir à cet ordre, la personne continuerait d'utiliser le libellé administratif relié à son poste actuel.
Activités réservées aux criminologues dans le cadre du projet de loi 21 sanctionné le 19 juin 2009
Ces activités seront réservées dans le cas des criminologues cliniciens travaillant pour le Ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec (l'adhésion à un ordre professionnel sera obligatoire pour ceux-ci). Dans le cas des criminologues travaillant pour d'autres ministères provinciaux ou fédéraux, l'adhésion des criminologues cliniciens au futur ordre s'annonce volontaire pour l'instant; toutefois, il est clair que l'utilisation du titre professionnel de «criminologue» exige l'appartenance à l'ordre professionnel à venir. À défaut d'appartenir à cet ordre, la personne continuerait d'utiliser le libellé administratif relié à son poste actuel. Les limites associées à cette situation ont le mérite d'identifier les démarches futures à entreprendre afin de poursuivre la reconnaissance de la profession de criminologue auprès de l'ensemble des organismes publics et parapublics.
Les activités réservées sont toujours interprétées en lien avec le champ d'exercice défini au paragraphe précédent (les facteurs criminogènes, le comportement délictueux, les effets d'un acte criminel sur la victime, etc.) :
- Évaluer une personne atteinte d'un trouble mental ou neuropsychologique attesté par un diagnostic ou par une évaluation effectuée par un professionnel habilité;
- Évaluer une personne dans le cadre d'une décision du Directeur de la protection de la jeunesse ou du tribunal en application de la Loi sur la protection de la jeunesse;
- Évaluer un adolescent dans le cadre d'une décision du tribunal en application de la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents;
- Déterminer le plan d'intervention pour une personne atteinte d'un trouble mental ou présentant un risque suicidaire qui est hébergée dans une installation d'un établissement qui exploite un centre de réadaptation pour les jeunes en difficulté d'adaptation;
- Décider de l'utilisation des mesures de contention ou d'isolement dans le cadre de l'application de la Loi sur les services de santé et les services sociaux et de la Loi sur les services de santé et les services sociaux pour les autochtones Cris.
Les activités actuellement considérées psychothérapeutiques menées par des criminologues seront éventuellement révisées afin de s'assurer qu'elles correspondent bien aux activités psychothérapeutiques réservées, telles que maintenant définies par la loi 21 (adoptée en juin 2009) et la réglementation de l'OPQ. La psychothérapie consiste (article 187.1) en un traitement psychologique pour un trouble mental, pour des perturbations comportementales ou pour tout autre problème entraînant une souffrance ou une détresse psychologique qui a pour but de favoriser chez le client des changements significatifs dans son fonctionnement cognitif, émotionnel ou comportemental, dans son système interpersonnel, dans sa personnalité ou dans son état de santé. Ce traitement va au-delà d'une aide visant à faire face aux difficultés courantes ou d'un rapport de conseils ou de soutien.
Par ailleurs, il est important de préciser que diverses formes d'interventions cliniques ne sont pas réservées ou réglementées par le projet de loi. Ainsi : la rencontre d'accompagnement, la relation d'aide, l'intervention familiale, l'éducation psychologique, la réadaptation psychosociale, la réadaptation psychiatrique, le suivi psychiatrique et le counselling constituent autant de formes d'interventions cliniques qui ne requièrent ni la formation ni la supervision imposées aux psychothérapeutes.
Cette réforme majeure vise également à maintenir la continuité des services aux clients. En effet, les criminologues cliniciens détenteurs d'un diplôme de criminologie qui travaillent actuellement directement auprès de clients bénéficieront d'une clause grand-père3. Cela si leurs activités cliniques correspondent à la définition de la psychothérapie et s'ils s'engagent dans un processus de formation spécifique visant l'acquisition des connaissances et des compétences obligatoires.
Amélioration des formations universitaires actuellement dispensées
Les exigences de l'OPQ font en sorte que les universités qui voudront former des criminologues cliniciens (l'École de criminologie de l'Université de Montréal, le Département de criminologie de l'Université d'Ottawa et l'École de service social de l'Université Laval) devront s'assurer que la formation clinique dispensée comporte, pour tous les étudiants en orientation clinique, l'acquisition de connaissances et de compétences en éthique (confidentialité, conflit d'intérêts, dangerosité, témoignage à la cour, etc.), en déontologie (suite à la mise à jour du Code de déontologie de l'APCQ), en évaluation du risque suicidaire, en promotion de la santé, en connaissance des diagnostics psychiatriques adultes, etc., autant d'éléments importants dans une pratique clinique rigoureuse au XXIe siècle.
Cet aspect permet de constater également l'ampleur des étapes futures afin d'harmoniser la contribution professionnelle du criminologue à celle des autres professionnels de la santé mentale et des relations humaines.
1 Il s'agit de : «Historique des démarches de l'Association professionnelle des criminologues du Québec auprès de l'Office des professions du Québec.»
2 Depuis plusieurs années, le Regroupement pour la création d'un ordre professionnel en criminologie compte sur la généreuse participation des personnes suivantes : Dianne Casoni de l'Université de Montréal, Jean Dozois, retraité de l'Université de Montréal, Denis Lafortune de l'Université de Montréal, Jean Proulx de l'Université de Montréal, Caroline Savard de la Société de Criminologie du Québec, René Théberge du Centre-Jeunesse Montérégie et de l'Université de Montréal et François Tremblay du Centre Jeunesse Montréal.
3 Il s'agit d'une clause de droits acquis permettant de faire des exceptions en faveur des personnes qui antérieurement à la promulgation d'une loi (ou d'une date butoir fixée par une loi) pouvaient exercer des activités réservées et qui, après cette date butoir, ne répondent pas aux conditions d'adhésion à un ordre professionnel. Les personnes qui, à la suite d'une embauche ou d'une réorganisation du travail par exemple, se verront confier de telles activités après la date butoir ne pourront se prévaloir de ce droit acquis au moment de l'entrée en vigueur de la Loi et devront donc répondre aux exigences des ordres professionnels existants.
Références
BERNIER, R., BERNIER, S., BLAIS, J., BOUCHER, R., BROSSEAU, G., GRANDMONT, S. de, SAMSON- SAULNIER, G., & SHANNON, V. (2002). «Une vision renouvelée du système professionnel en santé et en relations humaines», Québec : Premier rapport du Groupe de travail ministériel sur les professions de la santé et des relations humaines. LAFORTUNE, D. &
LUSIGNAN, R. (2004). «La criminologie québécoise à l'heure du rapport Bernier : vers une professionnalisation?», Criminologie, volume 37, numéro 2, p.177-196. OFFICE DES PROFESSIONS DU QUÉBEC. (1999), «25 ans au service de sa mission de protection du public», Anthologie commémorative 1974-1999, Québec, juin 1999.
TRUDEAU, JB., CARON, M., DEMERS, C., DION, A., DUBOIS, A., JONCAS, H., LAFLAMME, F., RONDEAU, G., de GRANDMONT, S.& BOUCHARD, S., (2005). «Partageons nos compétences-Modernisation de la pratique professionnelle en santé mentale et en relations humaines», Québec : Deuxième rapport du Groupe de travail ministériel sur les professions de la santé et des relations humaines.