Revue Porte Ouverte

50 ans de criminologie au Québec

Par Jo-Anne Wemmers,
Ph. D., professeure, École de criminologie, Université de Montréal

50 ans de victimologie au Québec : Le passé, le présent et ce que réserve l'avenir

S'il est vrai que la criminalité remonte aux origines de l'humanité, ce n'est que récemment que les chercheurs et les décideurs ont commencé à s'intéresser aux victimes d'actes criminels. Le mot «victime» n'est apparu dans la langue anglaise qu'en 1497 (en 1496, dans la langue française). Il est issu du mot latin victima dont le sens premier ne faisait pas référence à des victimes d'actes criminels, mais bien à des créatures vivantes, immolées à une déité ou à une puissance surnaturelle1 Il a fallu attendre jusqu'en 1660 avant que le mot «victime» ne soit utilisé pour désigner une personne qui est blessée, torturée ou tuée par une autre personne. Ainsi, une bonne partie du 17e siècle s'était écoulée avant que n'apparaisse la notion de victime d'actes criminels. Il faudra toutefois attendre encore 300 ans avant que la science de la victimologie ne se développe. Dans cet article, nous tracerons l'historique de la victimologie et des droits des victimes au Québec et nous nous pencherons sur certains développements récents destinés à assurer le respect de ces droits.

La naissance de la victimologie au Québec

Si la notion de «victime d'actes criminels» n'a germé que plutôt récemment, celle de «victimologie» est apparue encore plus tard. L'une des premières études à examiner ce sujet est à l'origine du livre de Hans von Hentig, The Criminal and His Victim. Cet ouvrage, publié en 1948, se penche sur les relations entre le criminel et la victime. La même année, un psychiatre américain, Frank Wertham, utilisait le mot «victimologie» dans son livre, The Show of Violence. Tout comme l'avait fait von Hentig, Wertham arguait que pour comprendre la psychologie d'un meurtrier, il nous fallait comprendre la sociologie de la victime (p.259).

Bien que la victimologie constitue un champ de recherche relativement nouveau, son historique est plutôt long au Québec. Déjà, au milieu des années 1950, bon nombre de chercheurs du monde entier s'intéressaient à la victimologie. Au moment d'établir l'École de criminologie de l'Université de Montréal au Canada, en 1960, Denis Szabo avait recruté Henri Ellenberger, Ph. D., issu de la première génération de victimologistes. La victimologie a donc joué un rôle important dès les débuts de l'École de criminologie de l'Université de Montréal. Comme bon nombre de ses contemporains, le professeur Ellenberger était intéressé par la psychologie des rapports entre les victimes et les délinquants et avait produit de nombreux écrits sur le sujet. Ces premiers victimologistes ne se souciaient pas des victimes et des répercussions de la cri minalité sur celles-ci; les victimes constituaient plutôt un sujet d'étude dont le but était de mieux comprendre la criminalité et les criminels.

En sa qualité de professeur de criminologie, le professeur Ellenberger a orienté bon nombre des premiers diplômés de l'École, notamment Ezzat Fattah qui a subséquemment produit de nombreux manuels de victimologie, dont Understanding Criminal Victimization: An Introduction to Theoretical Victimology (1991). À l'instar de son mentor, Ezzat Fattah s'intéressait essentiellement à la victimologie théorique et rejetait ouvertement le militantisme qui, selon lui, n'avait pas sa place en science. Il était d'avis qu'avec les connaissances acquises on pourrait mieux comprendre la criminalité et, de ce fait, la prévenir.

Au cours des années 1980, on observe un changement de cap : plutôt de s'intéresser aux victimes et à leur rôle en lien avec le crime commis, on se penche dorénavant sur les conséquences de la victimisation. À cette époque, Micheline Baril était étudiante et elle est par la suite devenue professeure à l'École de criminologie. Sa thèse de doctorat, L'envers du crime (1984), présentait une description émouvante de la situation lamentable des victimes au Québec. Elle s'est subséquemment engagée dans la lutte pour les droits des victimes au Québec : elle a fondé l'Association québécoise Plaidoyer-Victimes, un organisme sans but lucratif voué à la conscientisation des gens aux besoins des victimes; elle a mis sur pied l'un des premiers organismes d'aide aux victimes à Montréal; elle a oeuvré en vue de la reconnaissance des droits des victimes, tant au niveau international que national. Micheline Baril a effectivement contribué à modeler le paysage actuel en ce qui a trait aux droits des victimes au Québec, de même qu'aux services à leur intention.

Les droits des victimes

L'adoption par le gouvernement provincial de la Loi sur l'aide aux victimes d'actes criminels en 1988 a constitué un point saillant de l'évolution des droits des victimes et des services à leur intention au Québec. Cette loi s'inspire des droits énoncés dans la Déclaration des principes fondamentaux de justice relatifs aux victimes de la criminalité et aux victimes d'abus de pouvoir (1985) des Nations Unies et traite notamment du droit d'être informé, d'être indemnisé et de participer au processus de justice pénale.

Vingt ans après l'adoption de la Loi sur l'aide aux victimes d'actes criminels au Québec, la plupart des droits des victimes ne sont toujours pas respectés.

Quelque vingt ans après l'adoption de cette loi, Wemmers et Cyr (2006) ont procédé à une évaluation de la mise en vigueur des droits des victimes au Québec. Ils ont suivi pendant une année un échantillon de 188 victimes dont la cause était toujours devant les tribunaux, dans le but d'évaluer leurs expériences au sein du système de justice pénale et les incidences de ces expériences sur leurs attitudes et leur bien-être. L'étude a démontré que les victimes sont en bonne partie exclues du processus de justice pénale et que, en général, on ne tient pas compte de leurs droits. À titre d'exemple, seule une victime sur trois s'est dite satisfaite de l'information reçue relativement au fonctionnement du système de justice pénale et à ce quoi elle pouvait attendre de ce système. De même, la police n'a demandé qu'à un tiers des victimes seulement si elles souhaitaient obtenir de l'information relative à l'aide aux victimes. Seulement 44 % des victimes de violence ayant participé à l'étude ont dit avoir reçu de l'information sur le Fonds d'aide aux victimes d'actes criminels. La plupart des victimes (56 %) ont affirmé que la police ne leur avait pas demandé si elles souhaitaient qu'on les tienne au courant des développements dans leur cause. Il n'a donc pas été surprenant que seulement 26 % d'entre elles se soient dites satisfaites de l'information reçue au sujet des procédures judiciaires à venir.

On a constaté que le niveau de satisfaction des victimes baisse à mesure que leur cause progresse dans le système de justice pénale. On a procédé à une deuxième entrevue avec les victimes, six mois après la première. Au moment de la deuxième entrevue, le niveau de satisfaction des victimes relatif à l'information reçue au sujet du fonctionnement du système de justice pénale avait chuté de 34 % à 25 %. De même, leur niveau de satisfaction relatif à l'information reçue au sujet des procédures judiciaires à venir avait chuté de 26 % à 19 %. Ainsi, plus elles avancent dans le processus judiciaire, plus les victimes sont insatisfaites du système de justice pénale.

La plupart des victimes (82 %) ont dit avoir reçu les formulaires leur permettant de produire une Déclaration de la victime. Leur niveau de satisfaction relatif à cette déclaration était toutefois médiocre, 40 % d'entre elles ayant affirmé qu'elles ne produiraient pas une telle Déclaration à l'avenir, si on le leur demandait, ou encore qu'elles étaient incertaines si elles le feraient.

Les victimes étaient toutefois d'avis que l'information et la participation sont très importantes. Pas moins de 93 % étaient d'avis qu'il est très important que les victimes soient mises au courant d'une arrestation; 91 % étaient du même avis en ce qui a trait à la remise en liberté sous cautionnement d'un délinquant; 88 % considéraient qu'il est très important que les victimes soient informées des remises de procédures. Au chapitre de la Déclaration de la victime, 78 % étaient d'avis qu'il est très important que la victime produise une telle déclaration avant la détermination de la peine. En revanche, seulement 46 % des victimes étaient d'avis qu'il est très important que la victime soit impliquée dans le processus de détermination de la peine.

Les auteurs sont parvenus à la conclusion que les lois et les programmes à l'intention des victimes visant à améliorer la façon dont elles sont traitées dans le système de justice pénale semblent inefficaces. Vingt ans après l'adoption de la Loi sur l'aide aux victimes d'actes criminels au Québec, la plupart des droits des victimes ne sont toujours pas respectés.

Des droits exécutoires

Le problème de la mise en exécution n'est pas exceptionnel. En Europe, Brienen et Hoegan (2000) ont constaté qu'aucun des 22 pays ayant fait l'objet de leur étude ne respectait les droits des victimes en tout temps. L'une des principales difficultés liées aux droits des victimes est que, dans la plupart des endroits, ces droits ne sont pas exécutoires (Sullivan, 1998; Wemmers, 2003). Ce qui veut dire que les autorités n'ont pas à faire face aux conséquences si elles omettent de respecter les droits des victimes.

Voulant améliorer la mise en exécution des droits des victimes, plusieurs pays, dont les États-Unis, ont instauré des droits exécutoires pour les victimes et mis en place des programmes de conformité et des cliniques sur les droits des victimes dans le but d'assurer qu'on se conforme de plus près aux lois afférentes aux droits des victimes (Davis et Mulford, 2008). Aux États-Unis, l'adoption en 2004 de la Crime Victims's Rights Act (CVRA) conférait aux victimes de crimes fédéraux un certain nombre de droits en matière de procédure. La CVRA comporte une liste de droits qui permettent à des victimes d'intervenir dans certaines circonstances, de recevoir de l'information ou de participer à des processus clés de prise des décisions, tant avant et pendant le procès qu'au cours du processus de détermination de la peine. Bien que la CVRA n'aille pas jusqu'à assurer la représentation juridique des victimes, celles-ci peuvent, en vertu de cette loi, retenir les services de leur propre avocat qui verra à protéger leurs intérêts tout au long du processus de justice pénale (Kirchengast, 2011). Le National Crime Victim Law Institute, de concert avec le Bureau d'aide aux victimes du ministère de la Justice américain, a implanté des cliniques juridiques à plusieurs endroits aux États-Unis. On considère que la représentation juridique des victimes comporte une certaine valeur thérapeutique parce qu'elle permet de renseigner les victimes et leur permet de se faire entendre dans le cadre du processus de justice pénale, tout en les protégeant de confrontations directes (Wexler, 2011). Au Canada, les politiques relatives aux victimes relèvent de l'administration de la justice, qui est de compétence provinciale. Il incombe donc aux provinces et aux territoires d'adopter les lois sur les droits des victimes et d'en assurer le respect. Le Manitoba se distingue du reste du Canada à ce chapitre, ayant défini des droits précis pour les victimes et mis en place un mécanisme de plaintes (Wemmers, 2003). Toutefois, à ce jour, aucune province ne s'est dotée de droits exécutoires en vertu de la loi. Il faut que cette situation change, si l'on veut que les droits des victimes signifient quelque chose un jour.

Que réserve l'avenir?

L'instauration de droits exécutoires pour les victimes au Canada peut se faire de deux manières : (1) chaque province pourrait adopter sa propre déclaration des droits des victimes et mettre sur pied son propre mécanisme pour en assurer le respect ou (2), on pourrait enchâsser les droits procéduraux des victimes dans le Code criminel.

La première option présente un avantage, car la province qui adopterait sa loi serait encline à la soutenir. Des études menées aux États- Unis démontrent que le fait que les droits des victimes jouissent d'une solide protection juridique a des effets positifs réels; mais, même dans les États où cette protection est plus solide, certaines victimes demeurent privées de leurs droits. Les auteurs en viennent à la conclusion qu'une solide protection juridique s'impose, mais que celle-ci ne suffit pas, à elle seule, pour assurer la protection des droits des victimes (Kilpatrick, Beatty, Smith Howley, 1998). Ce qui importe, c'est la volonté des autorités d'inclure les victimes dans le processus. Elle présente par ailleurs un désavantage du fait que toutes les victimes ne jouiraient pas des mêmes droits et qu'elles seraient traitées différemment dans diverses régions du pays. Nous croyons, par exemple, que cela pourrait se produire en ce qui a trait aux programmes d'indemnisation des victimes. Il revient aux provinces de mettre sur pied un programme d'indemnisation des victimes et, de ce fait, les programmes varient d'une province à une autre et toutes les provinces et tous les territoires ne sont pas dotés d'un mécanisme d'indemnisation des victimes (Wemmers, 2003). Conséquemment, un citoyen canadien victimisé à l'occasion d'un voyage dans une autre province du Canada ne jouirait pas nécessairement des mêmes droits que ceux dont il jouirait si le crime avait été commis dans sa province d'origine. Il en résulte une inégalité entre les victimes.

La deuxième option – enchâsser les droits procéduraux des victimes dans le Code criminel – présente comme avantage que toutes les victimes au Canada jouiraient des mêmes droits. Un peu comme ce fut le cas lors de l'introduction de la Déclaration de la victime dans le Code criminel en 1989; l'enchâssement de droits procéduraux pour les victimes conférerait immédiatement et unilatéralement des droits exécutoires aux victimes partout au pays. Toutefois, comme le démontre la recherche, des lois à elles seules ne suffisent pas et, si les attitudes à l'égard des victimes ne changent pas, celles-ci continueront d'être marginalisées (Brienen et Hoegen, 2000). Le fait de se voir imposer P.O.08-11.indd 46 11-08-23 16:02 Édition spéciale • Volume XXIV, numéro 1, 2011 47 des changements par le gouvernement fédéral pourrait contribuer à susciter une certaine résistance de la part des autorités locales qui pourraient continuer à faire fides droits des victimes. Même si les déclarations des victimes sont implantées à l'échelle du pays depuis vingt ans et même si les juges sont tenus de prendre en compte les faits qui en découlent, les autorités judiciaires ne considèrent toujours pas qu'elles constituent un moyen efficace d'assurer la participation de la victime au système de justice pénale (Wemmers, 2011). À moins qu'on ne parvienne à normaliser les droits des victimes en tant que notion que les tribunaux pourraient facilement appliquer, légiférer n'aurait vraisemblablement qu'un effet limité (Hall, 2011).

Conclusion

La victimologie a toujours occupé une place au Québec au cours de cinquante dernières années. Depuis ses débuts en tant que branche de la criminologie axée sur la compréhension des rapports entre la victime et le délinquant jusqu'au changement de cap ultérieur axé sur l'aide aux victimes, la victimologie continue d'occuper une place importante à l'École de criminologie. Cette préoccupation pour les victimes ne s'est toutefois pas traduite par un meilleur traitement des victimes. Vingt ans après l'adoption de la Loi sur l'ai de aux victimes d'actes criminels, en règle générale, les droits des victimes ne sont pas respectés et, le cas échéant, elles n'ont aucun recours. Si le Québec veut encore une fois se positionner comme chef de file en victimologie, il lui faudra adopter des droits exécutoires pour les victimes


1 Oxford Dictionary, 1983

Références

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