Lorsque j'ai accepté d'écrire quelques mots sur l'évolution de l'École de criminologie, je croyais faire oeuvre originale; on peut toujours s'illusionner (!). Or, en fouillant un tant soit peu, j'ai pu m'apercevoir que différents bilans avaient été produits au fil des ans sur le développement de la criminologie et, plus spécialement, de l'École de criminologie de l'Université de Montréal1, en partant même quasiment du moment où s'est discutée l'éventualité de la création d'un département de criminologie au sein de cette institution (Szabo, 1961, 1963), jusqu'à un texte très fouillé et très riche produit, en 2004, par Jean Poupart, professeur titulaire à l'École de criminologie dans le cadre d'un numéro spécial de la revue Criminologie ayant pour thème Criminologie : discipline et institutionnalisation : trois exemples francophones que j'ai relu avec beaucoup de plaisir, et que j'invite toute personne intéressée par une lecture sociohistorique des développements de la criminologie au Québec à consulter. Il y a là une mine d'or d'informations que je me contenterai de survoler ici en m'inspirant grandement, je ne m'en cache pas, et avec sa permission d'ailleurs, de ce texte de Jean Poupart, et en étendant sa portée jusqu'en 2010, en espérant susciter chez le lecteur l'envie d'en savoir beaucoup plus.
Notons d'entrée de jeu que, fondée officiellement le 1er juin 1960, l'École de criminologie de l'Université de Montréal est encore aujourd'hui, cinquante ans plus tard, le seul lieu d'enseignement de la criminologie au Québec2-3.
Il est assez unanimement reconnu que c'est grâce à l'initiative du professeur Denis Szabo, diplômé de l'Université de Louvain en sociologie, que l'École de criminologie de l'Université de Montréal, à l'origine département de criminologie, a vu le jour. Sa création survient au début d'une décennie très importante pour la transformation sociale et politique du Québec, dont Poupart (2004 : 74-77) souligne trois éléments fondamentaux qu'il me semble utile de rappeler ici, à savoir :
[…] un mouvement généralisé de professionnalisation dans tous les secteurs touchant de près ou de loin aux questions de marginalité, de pauvreté, de délinquance et de criminalité,comme à ceux de la santé mentale, de l'assistance sociale et de l'administration de la justice, aussi bien juvénile qu'adulte. […] .[l'existence depuis en fait les années 1950 et même avant] d'un courant réformiste dans le domaine pénal. […] ses institutions étant jugées désuètes et son personnel sous-qualifié. […] une plus grande place accordée au discours scientifique dans l'interprétation de la délinquance et de la criminalité, et de l'émergence de savoirs spécialisés […] fondés sur la science et [pénétrant] les différents milieux de pratiques.
Ainsi, tant dans les milieux universitaires et de l'intervention que dans les milieux politiques, on insiste sur la nécessité d'apporter des réformes en profondeurs au système pénal. En matière de justice pénale, diront les promoteurs de la criminologie, les improvisations sont coûteuses, inefficaces et peu humaines. D'où la nécessité de fonder les interventions et les mesures pénales sur la recherche universitaire. D'où la nécessité également que les intervenants reçoivent une formation universitaire (Szabo, 1961; 1963 in Poupart, 2004). L'idée est lancée.
Toutefois, malgré la création du département de criminologie, qui offrira d'abord une maîtrise ouverte aux bacheliers de disciplines que nous dirons connexes (anthropologie, philosophie, psychologie, sociologie, travail social, et même droit) puis, à compter de 1965, un doctorat, la reconnaissance de la criminologie comme discipline autonome ne va pas de soi, note Poupart (2004). C'est plutôt avec l'instauration du baccalauréat que la criminologie commence à voir s'établir ses lettres de noblesse au Québec. L'instauration d'un enseignement de premier cycle, poursuit l'auteur, marque le premier pas vers la mise en place d'une école professionnelle, laquelle verra officiellement le jour en 1972. Dès lors, la vocation pratique de la discipline s'en trouve raffermie, ce qui agit à la fois sur l'attrait qu'exerce la criminologie sur les futurs étudiants, sur le nombre de diplômés et sur leur potentiel «d'employabilité» auprès des institutions reliées au secteur pénal. L'École formera en effet la majorité des agents de probation, de libération conditionnelle, des intervenants professionnels dans les prisons et les pénitenciers et dans le domaine de la justice des mineurs, ainsi que de nombreux intervenantsoeuvrant dans les organismes communautaires, dans le milieu scolaire et dans le milieu de la santé et des services sociaux. À cet égard, Poupart (2004 : 96) note :
Même si les criminologues éprouveront quelques difficultés à faire reconnaître leur statut de «professionnels» au sein de certains milieux, pour des raisons surtout financières, même si la concurrence va s'avérer vive entre les différentes catégories de professionnels pour s'accaparer les divers secteurs de pratique dans le champ pénal, surtout à partir des années 1980, dans l'ensemble, les criminologues de l'École auront assez de facilité à se placer sur le marché du travail […] L'École s'appuyant sur ses diplômés pour se faire valoir et ses diplômés s'appuyant sur l'École pour établir la crédibilité de leur pratique professionnelle, il est clair que l'arrivée massive des criminologues sur le marché du travail va jouer un rôle déterminant dans le renforcement institutionnel de cette discipline et dans sa reconnaissance sociale.
Quelques chiffres révélateurs : l'École de criminologie a diplômé plus de 4000 personnes depuis 1960, soit : pour la décennie 1960-69, une cinquantaine de diplômés en maîtrise; pour la décennie 1970-79, près de mille bacheliers et une centaine de diplômés de maîtrise; pour les décennies 1980-89, 1990-99 et 2000-2009, respectivement, plus de mille bacheliers et plus d'une centaine de diplômés de maîtrise; et sur l'ensemble de ces années plus d'une centaine de doctorants. Si le rythme d'obtention des diplômes paraît avoir plafonné au tournant des années 1980, c'est que le nombre d'admissions d'étudiants a dû être contingenté pour que soit conservée la structure de formation avec stage dont il sera question plus loin.
Le développement de l'École a certainement été influencé par les différents directeurs qui s'y sont succédé et qui ont contribué, chacun à leur manière, à lui donner ses couleurs actuelles. Denis Szabo (1960-1970), André Normandeau (1970-1979), Jean Trépanier (1979-1983), Pierre Landreville (1983-1991), Maurice Cusson (1991-1995), Guy Lemire (1995-2001), Maurice Cusson (2001-2003), Pierre Landreville (2003- 2005) et Jean Proulx (2005-à aujourd'hui). Il est aussi marqué par ceux qui forment son corps professoral, lequel a connu une certaine stabilité - pour ne pas dire une stabilité certaine — de sa fondation au tournant des années 1990. Il s'est depuis grandement modifié, comme en témoigne la liste des professeurs inscrite sur le site de l'École de criminologie que les «anciens» auront peine à reconnaître4.
N'empêche que le tronc commun de la formation constitué des cours obligatoires, si son enseignement s'est certainement transformé au fil des développements des connaissances, demeure essentiellement le même. On y trouve des cours de perspectives historiques en criminologie, de sociocriminologie, de psychocriminologie, de justice criminelle, de délinquance et facteurs criminogènes, de victimologie, de pénologie et de personnalité criminelle, ainsi que des cours de méthodologie conçus pour permettre une lecture critique des écrits à teneur criminologique et préparer l'étudiant à produire des travaux de qualité. À travers l'ensemble de ces cours, l'École entend faire le tour du jardin de la criminologie telle qu'elle se conçoit au Québec, jardin qui se compose de l'étude du crime, du criminel et de la réaction sociale en vue de la prévention de la criminalité et de la réinsertion sociale des contrevenants. Vient ensuite la possibilité de suivre des cours plus spécifiques se rapportant à la pratique de l'intervention criminologique ou de l'analyse criminologique.
En effet, si à l'origine la formation en criminologie était d'abord axée sur l'intervention auprès des populations judiciarisées ou en voie de l'être (prévention auprès des personnes à risque d'adopter un mode de vie criminel), une nouvelle branche, l'analyse criminologique, s'y est attachée au milieu des années 1990. Cusson (1992) définit l'analyse criminologique comme étant l'étude opérationnelle des problèmes criminels spécifiques dans le but de leur apporter une solution appropriée. On pourrait aussi parler de la résolution de problèmes en criminologie. Les cours de méthodologie, d'analyse stratégique de la criminalité et d'analyse criminologique sont au coeur de cette formation, alors qu'en intervention les cours de relation d'aide, de techniques d'entrevue, d'entrevues et interventions de groupes, pour n'en nommer que quelques-uns, y occupent une place privilégiée.
[…] si à l'origine la formation en crimi-nologie était d'abord axée sur l'intervention auprès des populations judiciarisées ou en voie de l'être (prévention auprès des personnes à risque d'adopter un mode de vie criminel), une nouvelle branche, l'analyse crimi-nologique, s'y est attachée au milieu des années 1990.
Autre développement d'envergure, en 1999, grâce à l'initiative du professeur Maurice Cusson, ce n'est pas une nouvelle option, mais plutôt un nouveau baccalauréat qui voit le jour. L'École de criminologie devient ainsi en quelque sorte bicéphale, avec la création du baccalauréat en Sécurité et études policières, lequel a pour but de faire connaître aux futurs professionnels de la sécurité la diversité des problèmes de sécurité, les stratégies de sécurité intérieure ainsi que l'organisation et le fonctionnement des services de sécurité publique et privée. Le titulaire d'un baccalauréat en sécurité et études policières, précise le site Internet de l'École de criminologie, se définit comme un expert de la sécurité intérieure. S'appuyant sur ses connaissances en sécurité, en droit, en criminologie, en sciences sociales et en philosophie, il peut analyser les sources d'insécurité, proposer des solutions pour y pallier, et gérer les services de sécurité publique ou privée. Il peut offrir ses services partout où se posent des problèmes de sécurité : dans les agences de sécurité privée, dans les services de sécurité des entreprises, des services policiers, des organismes parapublics, des municipalités et des ministères.
Dans tous les cas - baccalauréat en criminologie option intervention ou analyse ou baccalauréat en sécurité et études policières -, la formation professionnelle dispensée à l'École de criminologie s'appuie sur une structure avec stage, ce qui, de l'avis de la plupart des étudiants et des employeurs, constitue une richesse puisqu'il concrétise l'aspect appliqué de la discipline et permet au professionnel en formation de se faire une idée juste de la pratique sur le terrain. Il arrive ainsi mieux préparé sur le marché de l'emploi.
L'équipe des stages pour le baccalauréat a, depuis sa création jusqu'à tout récemment, été coordonné par Arlène Gaudreault qui agissait aussi comme coordonnatrice du programme de baccalauréat, poste qu'occupe maintenant Valérie Préseault. Du côté du baccalauréat en sécurité et études policières, Sylvie Archambault joue ce rôle depuis sa création. Le dynamisme de ces personnes permet aux étudiants de réaliser leur formation dans des milieux de pratique stimulants, les conduisant à être confrontés de manière tangible aux exigences de la pratique, qui ne sont pas qu'académiques. L'apprentissage du savoir-faire est, à n'en pas douter, un aspect incontournable de la formation, mais le savoir-être est tout aussi important lorsqu'il s'agit de participer à la réinsertion sociale de personnes judiciarisées ou la production de sécurité pour la population.
L'apprentissage du savoir-faire est sans l'ombre d'un doute un aspect incontournable de la formation, mais le savoir-être est tout aussi important lorsqu'il s'agit de participer à la réinsertion sociale de personnes judiciarisées ou la production de sécurité pour la population.
L'École de criminologie peut aussi se targuer d'être pionnière, au Québec, dans le développement et l'enseignement de la victimologie, et ce, dès le début des années 1960, avec les professeurs Henri Ellenberger et Ezzat Fattah et, par la suite, avec le travail acharné de la professeure Micheline Baril, fondatrice de l'Association Plaidoyer-Victimes qui, par ses représentations et son action militante, a contribué à l'amélioration des politiques, des législations et des pratiques dans plusieurs sphères d'intervention, relayée de brillante manière depuis son décès par Arlène Gaudreault. Bien qu'un grand nombre d'intervenants dans le champ de la victimologie soient des criminologues, il n'existe toujours pas d'option «victimologie» en criminologie. Pendant longtemps, la formation en victimologie au sein de l'École de criminologie, s'est limitée à un cours. Depuis l'embauche des professeurs Jo-Anne Wemmers et un peu plus tard de Stéphane Guay, de nouveaux cours en victimologie ont vu le jour, au baccalauréat comme à la maîtrise en criminologie. Mais ceci ne suffit pas. Un projet de maîtrise en victimologie a été soumis. Qui sait si, à l'exemple des développements de la criminologie, ce premier pas ne donnera pas un jour lieu à un baccalauréat en victimologie et à la naissance d'une nouvelle discipline autonome. Mais, comme au premier temps des discussions autour de l'opportunité d'instituer la criminologie en discipline autonome, la pertinence de ce projet est encore loin d'être unanimement reconnue.
D'autres projets sont aussi dans l'air au sein ou autour du développement de l'École de criminologie de l'Université de Montréal, parmi lesquels une maîtrise en sécurité et étude policière (qui devrait voir le jour incessamment), un Master conjoint avec l'Université suisse de Lausanne, un autre avec une Université française. À l'instar de l'Université de Montréal, l'École de criminologie s'internationalise.
Ce qui m'amène à évoquer brièvement la réputation internationale, maintes fois vérifiée dont jouit l'École de criminologie, qui se transmet à travers les programmes d'échanges étudiants et de professeurs et les cotutelles de thèses, mais aussi par la participation des professeurs aux colloques et aux congrès internationaux et, à des projets de recherche et de publication impliquant des collaborateurs internationaux. Nombre de lettres adressées à l'École de criminologie soulignent d'emblée son rayonnement international qui se reflète tant dans la qualité de ses étudiants que dans celle de ses professeurs et de leurs travaux.
L'École de criminologie a cinquante ans, déjà, mais je pense avoir fait la démonstration, dans ce court article, que son évolution est sans l'ombre d'un doute en plein essor, le rythme de son développement allant même en s'accentuant. Ceci étant, il y a tout lieu de croire que le bilan des cinquante années à venir sera tout aussi édifiant.
1 On trouve un bon nombre de ces références dans le texte de Poupart (2004).
2 Cette situation est toutefois appelée à changer très bientôt avec la création d'un certificat en criminologie à l'Université Laval qui devrait rapidement se muer un baccalauréat. Voir http:// www.fss.ulaval.ca/criminologie...
3 On se demande souvent s'il y a d'autres lieux où s'enseigne la criminologie au Canada. Notons que hormis le département de criminologie de l'Université d'Ottawa fondé en 1968, assez bien connu des Québécois pour son programme dispensé en français et en anglais, depuis le tournant des années 1960, six autres centres, département ou écoles de criminologie ont vu le jour à Toronto (1963), Vancouver (1974), Edmonton (1975), Winnipeg (1980), Régina (1982) et Halifax (1985).
4 Pour une liste des professeurs ayant oeuvré au département puis à l'École de criminologie, du début à aujourd'hui, voir l'introduction de la 4ième édition du Traité de criminologie empirique (2010) sous la direction de Marc Le Blanc et Maurice Cusson.
Références
CUSSON, M. (1992). «L'analyse criminologique et la prévention situationnelle». Revue internationale de criminologie et de police technique, XLV, 2, 137-149.
POUPART, J. (2004). «L'institutionnalisation de la criminologie au Québec : une lecture sociohistorique». Criminologie, 37(1), 71-105.
SZABO, D. (1961). Un nouvel enseignement de la criminologie au Québec. Revue internationale des sciences sociales, 13 (2), 328-231.
SZABO, D. (1963). Criminologie et criminologue : discipline et profession nouvelles. Revue internationale de criminologie et de police technique, XVII (1), 13-22.