Revue Porte Ouverte

50 ans de criminologie au Québec

Par Sébastien Bossé,
Chef d'unité, établissement de détention de Montréal

et Chantal Bouchard,
Psychologue et agente de probation, établissement de détention de Montréal

L'histoire de la prison de Bordeaux 1912-2012

Travaillant depuis plusieurs années à la prison de Bordeaux, nous en sommes venus à nous intéresser à son histoire peu banale et d'une grande richesse historique. Notre vieille prison fait, en effet, partie intégrante de l'imaginaire collectif des Québécois. Elle a été le lieu de pendaison de plusieurs condamnés à mort, témoin de scandales, d'émeutes et de changements de mentalités et même vedette de cinéma à ses heures. Toujours, elle demeure, pour le citoyen ordinaire, un lieu mystérieux et mythique. En prévision de son centenaire, nous avons voulu mettre en lumière son histoire souvent méconnue, qui pourtant appartient de plein droit à notre culture et à notre patrimoine collectif.

Plusieurs prisons se succèdent à Montréal depuis sa fondation. La population de la ville étant en constante croissance, la prison du moment devient régulièrement surpeuplée. Quand elle est trop exiguë ou désuète, la pression pour la construction d'une remplaçante se fait lourdement sentir.

En 1836, dans l'urgence des événements liés à la Rébellion des Patriotes, le gouvernement prend possession de la nouvelle prison de Montréal. Celle-ci n'est pas encore achevée (elle le sera en 1840). Dès le départ, les observateurs notent de graves lacunes qui la rendent im propre à servir d'établissement carcéral. Les problèmes soulevés sont nombreux et menacent la sécurité de l'établissement dont on dit qu' «aucunes parties (sic) n'en paraissent sûres pas même les cellules». Un rapport d'examen de la nouvelle prison expose des problèmes de chauffage, d'alimentation en eau, d'absence d'appareils de cuisine ou d'appareils pour laver ou fumiger les vêtements des prisonniers et leurs lits, l'absence d'infirmerie... Malgré ces manques, la prison est mise en exploitation. Les conditions de vie y sont, dès le départ, très difficiles. Le travail est dur (le concassage de pierre), l'alimentation déficiente et les soins médicaux quasi inexistants. Les différents gouverneurs de la prison s'emploient, au cours de ses 77 années d'utilisation, à combler les lacunes de la prison.

Le dernier de ces gouverneurs, Charles-Amédée Vallée, prend la direction de la prison de Montréal le 18 mai 1891. Cet ancien militaire décoré de l'ordre de Saint-Grégoire-le-Grand dirige la prison d'une main ferme. C'est un meneur d'hommes, travailleur acharné et expert autodidacte des sciences pénitentiaires. Pendant ses années de service, il ne ménage pas ses efforts pour dénoncer l'état vétuste de la prison de Montréal, connaître ce qui se fait de mieux en matière d'établissements carcéraux et réclamer inlassablement la construction d'une nouvelle prison mieux adaptée aux besoins d'une ville grandissante. Après de nombreuses années de plaidoiries, il est finalement entendu, et la première pelletée de terre de la nouvelle prison de Montréal a lieu en 1907.

Les différents voyages d'études de M. Vallée, aux États-Unis et en Europe, le mènent à choisir un style d'architecture carcérale alors à la mode : le style pennsylvanien (en forme d'étoile) inspiré du Eastern State Penitentiary de Philadelphie en 1829. Cette architecture est associée à une philosophie carcérale qui prône l'isolement cellulaire afin de favoriser la réflexion (et le repentir, espère-t-on!) des prisonniers sur leur crime. Fervent défenseur des bienfaits du travail des prisonniers puisque, selon lui, rien n'est pire dans une prison que l'oisiveté, le gouverneur Vallée privilégie toutefois un régime de vie généralement associé au style d'architecture carcérale auburnien (vie en commun pour le travail et les activités de jour, isolement la nuit).

L'architecte Jean-Omer Marchand et son assistant Raoul Adolphe Brassard sont ceux qui créent les plans issus de la vision de M. Vallée. Le lieu choisi pour ce nouvel établissement de détention détonne avec ce qui s'est fait jusque-là. Alors que les autres prisons de Montréal ont toutes été construites dans un quadrilatère restreint près de la Place d'Armes, on choisit cette fois-ci deux grands terrains sis dans le village de Bordeaux, complètement au nord de l'île. La nouvelle prison se trouve ainsi bien éloignée des édifices d'administration de la Justice. Cet isolement géographique cause bien des casse-têtes, notamment parce qu'il rend très difficile le transport des prisonniers vers elle, particulièrement l'hiver. D'ailleurs, plusieurs mois après son ouverture, la nouvelle geôle n'accueille environ que 150 prisonniers alors que l'ancienne est toujours aux prises avec un dangereux état de surpopulation.

La construction d'une prison près du petit village d'agriculteurs qu'est Bordeaux à cette époque ne fait pas le bonheur de ses futurs voisins qui réclament qu'elle soit construite le plus loin possible de la route et qu'on ne lui donne pas le nom de «prison de Bordeaux»... On accueille favorablement leurs requêtes, mais l'appellation détestée reste malgré tout dans le langage populaire. Encore aujourd'hui, le vocable «prison de Bordeaux» est mieux connu du grand public que celui d'«établissement de détention de Montréal».

Les différents voyages d'études de M. Vallée, aux États-Unis et en Europe, le mènent à choisir un style d'architecture carcérale alors à la mode : le style pennsylvanien (en forme d'étoile) inspiré du Eastern State Penitentiary de Philadelphie en 1829.

La construction de la prison est ponctuée de scandales. Les délais de construction sont maintes fois repoussés et les coûts très largement dépassés. La presse de l'époque en fait d'ailleurs ses choux gras. Lors de son ouverture, le 18 novembre 1912, 100 prisonniers sont transférés à la nouvelle prison de Montréal, marquant ainsi une nouvelle ère en ce qui a trait aux conditions de détention au Québec.

Les prisonniers sont fortement incités à travailler aux ateliers de la prison, à la cuisine ou à la ferme. Les autres passent l'essentiel de leur journée en cellule. L'aspect religieux est si important à cette époque que l'architecture est prévue pour permettre à l'aumônier de «dire la messe» dans la chapelle centrale, juchée au sommet de la prison et ouverte sur tous les secteurs de vie.

Le gouverneur Vallée a une vision stricte et punitive de l'incarcération. Pour lui, l'absence de luxe fait partie intégrante de la peine. Il tient d'ailleurs à ce que l'architecture de la nouvelle prison soit austère pour bien refléter que c'est d'abord et avant tout un lieu de punition. Toutefois, il est aussi primordial pour lui que chacun soit traité de façon humaine et dans la dignité. Sévère et strict, il peut aussi se montrer profondément humain. Chaque cellule est équipée d'une source d'éclairage électrique, d'un lit, d'un bureau, de cabinet d'aisances… Le citoyen moyen n'ayant alors pas accès à de telles commodités de base, les discussions font rage dans les chaumières, alimentées par la presse écrite.

Autre époque, autres moeurs... l'exécution par pendaison demeure l'ultime punition aux yeux de la société. «Pour que justice soit faite!» disait-on alors. Au fil des années, le rituel du drapeau noir hissé au sommet de la prison et du glas qui sonne se répète pour les 82 pendaisons qui ont lieu sur les deux potences de la prison de Bordeaux. Un seul des deux gibets subsiste aujourd'hui, celui à l'encoignure des ailes A et F.

Certaines pendaisons retiennent l'attention en raison de leur grande médiatisation, d'autres pour la réflexion de société qu'elles entraînent. La plus connue demeure sans aucun doute celle de Wilbert Coffin en 1956. La presse de l'époque s'enflamme pour l'hypothétique innocence du garde-chasse gaspésien, ce qui nourrit considérablement le débat sur la peine capitale au Canada. D'autres exécutions marquent l'imaginaire populaire, dont celle ratée de Thomasina Sarao (née Téolis), en 1935, qui relance le débat sur la pendaison des femmes et celle d'Albert Guay, en 1951, qui inspire le cinéaste Denis Arcand dans son adaptation cinématographique du roman Le Crime d'Ovide Plouffe. La dernière exécution à Bordeaux a lieu en 1960. Au moment de monter sur l'échafaud, Ernest Côté ne plaide pas son innocence ni ne démontre de révolte. Il se contente d'un long plaidoyer contre la peine de mort, sans savoir qu'il sera le dernier à subir un tel châtiment au Québec.

Outre la peine de mort, la violence fait sans contredit partie de la réalité carcérale. Le 3 mai 1952 éclate à Bordeaux une des plus sérieuses émeutes de son histoire. La société a changé de même que le vécu carcéral. Les régimes de vie sont moins restrictifs et les prisonniers davantage revendicateurs quant à leurs conditions de détention. Le «pâté chinois au mouton» qui trouve régulièrement place dans les gamelles ne fait pas l'affaire des prisonniers. Ils menacent de se soulever si on leur en sert encore une fois. Pendant les vacances du gouverneur, le repas détesté revient au menu. Les prisonniers prennent par la force le contrôle de la prison qui n'est malheureusement pas conçue pour faire face une telle révolte. Les couteaux des cuisines disparaissent, des feux sont allumés un peu partout dans la prison. Finalement, policiers, pompiers, gardiens et… mutins vont unir leurs forces afin d'éteindre les incendies. Cette émeute a pour conséquence un renforcement de la sécurité des lieux. Des barreaux sont installés afin d'isoler de manière sécuritaire les différents secteurs de vie.

Les années 70 et 80 sont caractérisées essentiellement par l'importance accordée à l'amélioration des conditions carcérales et à la réinsertion sociale. L'arrivée de professionnels se consacrant à celles-ci entraîne plusieurs changements.

Un autre événement majeur survient le 2 mars 1965, marquant les annales de la prison et faisant jaser jusqu'au parlement : la célèbre évasion de Lucien Rivard. Ce personnage haut en couleur et recherché aux États-Unis nargue l'establishment politique. Le film de Charles Binamé, Le piège américain, trace d'ailleurs un portrait complexe de ce fameux hors-la-loi, héros sympathique aux yeux du public. Et puisqu'on parle de cinéma, rappelons que Bordeaux, sans doute grâce au caractère typique de son architecture, a été le lieu de tournage de plusieurs petites et grandes productions cinématographiques : Once Upon a Time in America, Where the Money Is, Switching Channels. Les murs de la prison ont gardé plusieurs détenus bien connus du public : Richard Blass, qui s'évade de façon spectaculaire d'un fourgon cellulaire, le felquiste Paul Rose, les frères Dubois, Nicolo Rizzuto, Maurice «Mom» Boucher…

Les années 70 et 80 sont caractérisées essentiellement par l'importance accordée à l'amélioration des conditions carcérales et à la réinsertion sociale. L'arrivée de professionnels se consacrant à celles-ci entraîne plusieurs changements. Il y a davantage d'activités sportives, culturelles et de loisirs. Les programmes de formation se développent, le travail aussi, au moyen des ateliers Techni-Bor.

Après plusieurs années de débats sur la place publique, la grave lacune quant à l'incarcération dans l'aile D d'une clientèle aux prises avec de lourds problèmes de santé mentale est résolue en 1970. Avec l'ouverture de l'Institut Philippe-Pinel qui vient remplacer l'«Hôpital de Bordeaux», cette clientèle peut désormais recevoir des soins appropriés dans un environnement mieux adapté.

Malheureusement, plusieurs soulèvements surviennent entre les années 50 et 90. Les années 60 sont particulièrement explosives. La Sûreté du Québec vient à l'occasion prêter main-forte aux agents correctionnels qui en ont plein les bras, mais c'est, sans contredit, l'émeute de 1992 qui est la plus impressionnante. Dans un contexte de tensions entre le personnel et la direction de l'établissement, le mécontentement des détenus récalcitrants à qui l'on a coupé le tabac suffit à faire déborder la marmite!

Le milieu carcéral comporte son lot de difficultés dans la gestion d'individus parfois difficiles. Le 26 juin 1997, l'assassinat de la gardienne Diane Lavigne a l'effet d'une bombe. Cette dernière croule sous les balles d'un tireur qui la suit alors qu'elle se dirige chez elle après son quart de travail à la prison de Bordeaux. Un collègue de l'établissement Rivière-des-Prairies, Pierre Rondeau, subit le même sort le 8 septembre de la même année lors d'un transport vers le palais de justice. L'ambiance de travail est à son plus bas dans le milieu correctionnel. Des mesures de sécurité sont apportées à Bordeaux et dans les autres établissements de détention du Québec afin d'éviter que se produise de nouveau un événement dramatique. Les mois qui suivent sont caractérisés par la peur, la colère, l'insécurité. Les questions demeurent sans réponse et le temps guérit bien lentement les blessures pour l'ensemble du personnel correctionnel. L'arrestation et l'incarcération de Maurice «Mom» Boucher pour sa responsabilité dans le meurtre des deux gardiens permettent de tourner une page. Nos deux collègues morts en service ne seront toutefois pas oubliés. Comme personne n'a encore trouvé le remède à la criminalité, notre prison, édifice muré, petite ville isolée au sein d'une grande ville, doit continuer son service malgré son âge vénérable. Elle est toujours utilisée à pleine capacité, parfois même un peu plus! Heureusement, une équipe dévouée veille sur elle, entretient, rénove et améliore cet endroit où doivent cohabiter étroitement visions de réinsertion sociale et impératifs de sécurité. L'univers carcéral continue d'évoluer et ses acteurs doivent sans cesse s'adapter à de nouvelles réalités. C'est le défi constant de cet univers reclus, mais pourtant ouvert sur la société.