Revue Porte Ouverte

50 ans de criminologie au Québec

Par François Bérard,
Chargé de cours à l'École de criminologie de l'Université de Montréal

et Guy Lemire,
Professeur honoraire à l'École de criminologie de l'Université de Montréal

Le nouveau défi des organismes communautaires : la relation clinique individualisée

Avant-propos

Les 50 ans de la criminologie québécoise constituent à juste titre un moment de fierté qui mérite d'être souligné et fêté. Mais ce doit être également un moment de réflexion où, sans complaisance, nous ne craignons pas de dresser un bilan, non seulement de nos bons coups, mais aussi de nos limites. En effet, il importe de prendre conscience que la criminologie a fort changé depuis 1960. À cette époque, la priorité allait à la réforme pénitentiaire et à la réhabilitation des personnes délinquantes. Aujourd'hui la criminologie s'intéresse davantage aux questions de sécurité, de contrôle et de neutralisation. Qui s'intéresse à mesurer les effets de ce déplacement des priorités? Vis-à-vis de l'ordre établi, et notamment des pouvoirs publics, la criminologie a traditionnellement comporté une dimension critique qui, si elle n'excluait pas une certaine collaboration, rappelait que les remises en questions et recherches d'alternatives sont essentielles au développement d'une société et d'une profession. Sur le plan des idées, la criminologie est devenue fort consensuelle de nos jours. Le statu quo est davantage valorisé que le changement. Nous cherchons ici, à notre modeste mesure, à secouer cette inquiétante inertie et, pour éviter une critique qui ne serait que stérile, à proposer une alternative face à l'impasse que nous observons dans un secteur névralgique : la relation clinique auprès des personnes contrevenantes.

Introduction

Dans le domaine de la justice pénale, les organismes communautaires ont souvent défini leur identité en fonction de leurs rapports avec les pouvoirs publics. S'il y a eu des périodes plus houleuses, il n'est pas exagéré de conclure que les relations furent dans l'ensemble positives et plutôt harmonieuses. Dans cet article, nous souhaitons démontrer que l'action pénale des gouvernements canadien et québécois aboutit dans un cul-de-sac et c'est notre conviction que, sans rechercher l'affrontement, le temps est venu pour «le communautaire» d'afficher plus explicitement sa différence et d'exercer un leadership qui fait défaut en matière d'intervention clinique.

Des politiques pénales qui reviennent à la case départ

À la fin des années 1950, la justice pénale était essentiellement punitive et coercitive. C'était l'âge d'or de la méthode forte et, comme la libération conditionnelle n'existait pas vraiment, les détenus étaient contraints de purger une partie prolongée de leur sentence d'emprisonnement. L'avènement de l'idéal de réhabilitation marqua la mise à l'écart de cet ordre ancien. En créant la libération conditionnelle, les gouvernements reconnaissaient qu'une peine d'emprisonnement ne pouvait plus dorénavant se suffire à elle-même et qu'elle devait être complétée par un retour encadré du détenu en société. Ce retour en société était sélectif et offert aux détenus les plus méritants. C'était le premier pas dans la reconnaissance de l'individualité de la personne contrevenante : désormais, celle-ci serait définie comme un être humain. Quelques décennies plus tard, la personne détenue deviendra un citoyen possédant des droits. Les limites de l'emprisonnement furent affirmées de façon encore plus explicite avec le développement des sentences alternatives, notamment la probation et les différentes mesures communautaires. Au début des années 1970, la finalité de la réhabilitation dominait le paysage correctionnel et c'est dans ce contexte que les organismes communautaires prirent réellement leur essor.

Mais les critiques de la réhabilitation ne tardèrent pas. Jugée irréaliste par certains, taxée d'arbitraire par d'autres, elle fut accusée de négliger la protection de la société de telle sorte que les années 1980 furent le témoin d'une cohabitation forcée des deux finalités. Mais dès la fin de cette décennie, la nouvelle orientation devenait plus explicite dans les textes officiels : désormais la protection de la société (la neutralisation de la personne contrevenante) constituait la priorité du gouvernement canadien. Au niveau québécois, cela se fit avec un certain décalage, mais le résultat fut le même dans les deux cas : diminution des taux d'octroi de libération conditionnelle, adoption de nouvelles lois et mesures prolongeant la période d'incarcération. Cela mène à un constat paradoxal. Alors que la criminalité de violence diminue de façon significative depuis 20 ans, les populations incarcérées ne cessent d'augmenter et le gouvernement du Canada se prépare à dépenser des milliards de dollars pour construire de nouveaux pénitenciers, malgré un contexte de restrictions budgétaires. Pendant ce temps, le débat sur les alternatives est fort discret, c'est le moins qu'on puisse dire.

Ce choix idéologique privilégiant la neutralisation et la répression est clairement exprimé dans le Rapport du Comité d'examen du SCC publié en 2007. Non seulement s'applique-t-on à incarcérer les personnes contrevenantes pour des périodes de plus en plus longues, mais on vise en outre à leur rendre la vie de plus en plus dure. Sur le fond, le constat est clair : nous assistons à un retour à l'esprit qui prévalait en 1950, c'est-à-dire punition et coercition. Bien sûr, sur la forme, on ne peut retourner à cette époque, car il y a eu une charte des droits et libertés en 1982, mais l'esprit des lois et rapports fédéraux ne trompe pas. Quant au gouvernement de Québec, il ne dit rien et ne fait rien. En d'autres termes, il n'a pas de politique, se contentant de suivre l'air sécuritaire du temps.

Nous l'avons déjà souligné : la priorité accordée à la neutralisation des personnes contrevenantes ne fait que retarder leur retour en société. Il ne peut donc être question, au mieux, que d'une protection à court terme de la société. Quand, éventuellement, des personnes contrevenantes évaluées à risque élevé seront libérées à l'expiration de leur sentence et ne bénéficieront donc d'aucun contrôle ou soutien, la société sera-t-elle mieux protégée? Poser la question, c'est aussi y répondre.

Quand elle a fait son apparition en prison dans les années 1970, la réhabilitation a détruit un ordre ancestral en modifiant les rapports de pouvoir existants.

Une gestion sans individus

Quand elle a fait son apparition en prison dans les années 1970, la réhabilitation a détruit un ordre ancestral en modifiant les rapports de pouvoir existants. Non seulement les personnes détenues acquéraientelles un nouveau statut, mais les gardiens voyaient leurs fonctions modifiées et un nouvel acteur, l'universitaire, était appelé à jouer un rôle grandissant dans l'exécution de la peine d'emprisonnement et le retour en société. Cette transformation (bien relative) bouleversa l'équilibre traditionnel et un certain désordre (bien relatif aussi) s'installa. Mais c'en était trop pour ce milieu et le rapport MacGuigan, en 1977, fit du mot discipline la clé de la nouvelle orientation que devait emprunter le SCC. C'est ainsi qu'un nouveau modèle d'organisation carcérale vit le jour dans les années 1980 et le nouvel ordre fut celui de la gestion. Gestion de cas bureaucratique dans sa première forme, elle devint gestion du risque dans les années 1990. Privilégiant le calcul actuariel basé sur un certain nombre de facteurs préalablement identifiés, elle détermine le niveau de risque présenté par chaque personne détenue. Celle-ci est ensuite invitée à suivre un certain nombre de programmes de traitement destinés à diminuer ce niveau de risque. Le nouvel ordre carcéral est scientifique et objectif. Il est géré par des professionnels universitaires. Que demander de mieux?

Dans le rapport de 2007 auquel nous faisons référence un peu plus haut, le SCC reconnait que l'adéquation entre l'évaluation du risque et la prestation de programmes appropriés est un échec. Ce qui est rationnel et impeccable sur papier ne réussit pas à s'incarner dans la réalité quotidienne de la prison. C'est là une lacune organisationnelle majeure, mais ce n'est pas celle qui nous intéresse dans ce texte. Le vice fondamental de la gestion du risque, selon nous, c'est que, s'il est en mesure de cibler et étiqueter des populations délinquantes à risque élevé, il est incapable de nous renseigner sur une personne détenue spécifique. Tout ce qu'il peut affirmer, c'est que le détenu en question fait partie d'une population parmi laquelle 70% des personnes présentant ce profil sont à risque élevé de récidive. C'est donc dire que 30 % de cette population est faussement étiquetée à risque élevé, mais on ignore lesquels. La gestion du risque est incapable de porter un jugement individualisé. Si elle méconnait ainsi les personnes, comment peut-elle planifier des programmes spécifiques et évaluer leurs impacts. On le sait maintenant, elle n'est pas en mesure de le faire. De ce fait, elle ne satisfait pas à un impératif essentiel de notre système de justice : l'individualisation de la peine. Elle mène à une «surreprésentation» des personnes contrevenantes à risque élevé, contribuant ainsi à créer une surpopulation carcérale artificielle pendant que la violence criminelle diminue de façon significative dans notre société depuis près de 20 ans. Qui dit mieux?

En fait, le constat est accablant : de nos jours, la réhabilitation des personnes contrevenantes est devenue une quantité négligeable qui ne dépasse guère le niveau des voeux pieux. C'est notre conviction que les pouvoirs publics sont en train de saboter les progrès des 50 dernières années. Pourquoi les organismes communautaires ne prendraient-ils pas la relève?

La relation clinique : une relation au coeur de la réhabilitation sociale

La prévention de la récidive est au centre du mandat de l'intervention correctionnelle. Il s'agit ici d'influencer les personnes contrevenantes afin qu'elles ne fassent plus appel à des comportements délinquants pour répondre à certains de leurs besoins. Quelle est la meilleure façon d'y parvenir? Nous estimons que la relation clinique, une relation fondamentalement individuelle, doit être au coeur de la réponse à cette question. Voyons pourquoi.

[…] seule la relation clinique permet d'aborder à fond le coeur de la problématique sous-jacente au passage à l'acte de bon nombre de personnes contrevenantes.

Premièrement, l'intervention clinique en criminologie se fonde essentiellement sur une relation individualisée. On reconnaît ainsi que chaque personne est unique en soi : elle a une identité et des caractéristiques qui lui sont propres. Dans ce contexte, il importe que l'intervenant clinique aborde dans toute leur singularité chacune des personnes contrevenantes avec qui il transige s'il souhaite exercer une influence réelle auprès d'elles. Il se doit donc d'agir au «cas par cas» dans le cadre d'une relation clinique individualisée.

A contrario, les approches collectives s'adressant à l'ensemble des personnes contrevenantes ou à des sous-groupes de cet ensemble sont plus superficielles. Certes, elles peuvent fournir des pistes intéressantes pour mieux comprendre et agir auprès d'une personne contrevenante. Mais ces pistes demeurent trop générales pour permettre à l'intervenant clinique de bien la saisir et d'aller la chercher dans toute sa toute spécificité.

Deuxièmement, seule la relation clinique permet d'aborder à fond le coeur de la problématique sous-jacente au passage à l'acte de bon nombre de personnes contrevenantes. Rappelons que chaque passage à l'acte repose sur une combinaison unique de facteurs criminogènes (biologiques, psychologiques et/ou sociaux). Or, il ressort des travaux de Fréchette et Leblanc, éminents criminologues d'ici, que ce sont les facteurs psychologiques qui contre-valident le mieux les données comportementales avec les personnes contrevenantes dont les comportements délinquants semblent inscrits dans leurs modes dominants de réaction. Dans un contexte où les facteurs psychologiques peuvent jouer un rôle aussi important, la relation clinique est donc la mieux placée pour investiguer, puis influencer ceux-ci. Troisièmement, une relation clinique non seulement individualisée, mais personnalisée ouvre la porte au changement souhaité. En effet, Cortoni et Lafortune, professeurs à l'École de criminologie de l'Université de Montréal, notent que les recherches démontrent l'importance du lien clinique (alliance thérapeutique) pour motiver et faire progresser une personne contrevenante. Quel que soit le modèle d'intervention retenu, il doit y avoir un minimum de confiance de la part de la personne contrevenante à l'égard de son intervenant pour que l'intervention soit significative. Pour y parvenir, l'intervenant se doit donc d'avoir une approche personnalisée envers la personne contrevenante.

Pour le réseau communautaire, que faire?

Le réseau communautaire a souvent été à l'origine de réformes majeures touchant la prévention de la délinquance, l'administration de la justice criminelle et l'intervention correctionnelle. Ainsi dans les années 1950, alors que les gouvernements se contentaient d'une incarcération prolongée, des organismes communautaires à l'origine de l'ASRSQ (ex. : SRS à Québec, SORS et Société John Howard à Montréal) étaient parmi les seuls au Québec à s'intéresser au retour en société des personnes détenues. Conscient de l'impasse actuelle des orientations préconisées par les pouvoirs publics (fédéraux et provinciaux), le réseau communautaire ne doit donc pas hésiter à assumer ses rôles traditionnels de chien de garde et d'agent d'innovation. Dans le contexte actuel, il lui revient de prendre l'initiative et d'exercer un leadership visant à redonner un sens positif à l'intervention correctionnelle. En ce sens, il se doit d'insister sur l'importance que le système correctionnel s'oriente à nouveau vers la réhabilitation et l'intervention clinique pour qu'il puisse accomplir pleinement son mandat. Dans notre esprit, il ne s'agit pas ici de revenir à d'anciennes formules. Il s'agit plutôt de remettre le système sur ses rails afin d'en faciliter le renouvellement.

Pour mener à bien ce combat, nous pensons que le réseau communautaire a tout intérêt à puiser dans ses racines. Nous estimons que celles-ci sont de nature à lui donner toute la légitimité nécessaire pour mener à bien, et en toute sérénité, sa tâche. En ce sens, rappelons que les organismes communautaires qui interviennent dans le champ correctionnel sont dirigés et animés par des personnes qui ont à coeur la qualité de vie de leur communauté. Conscients que chaque communauté «produit» des personnes contrevenantes, ils veulent être solidaires de ces membres de leur communauté qu'ils considèrent comme étant en difficulté. Par principe ou par intérêt, ils vont alors chercher à aider ceux-ci en favorisant leur réintégration sociocommunautaire, démarche qu'ils souhaitent la mieux réussie possible. En effet, ils savent plus que tout autre qu'ils auront, eux, à côtoyer ces personnes tant pendant leur sentence qu'au terme de celle-ci. À bon droit, ils s'attendent donc à ce que l'intervention correctionnelle soit la plus significative possible en cours de sentence afin qu'elle ait des effets positifs durables lorsqu'elle sera terminée.

Pour réussir, le réseau communautaire devra donc garder fermement le cap sur la finalité de la réhabilitation des personnes contrevenantes, comme on le fait dans le réseau juvénile québécois. Il ne devrait toutefois pas hésiter à moduler celle-ci en fonction d'apports féconds pouvant émaner de la justice réparatrice.

Par ailleurs, le réseau communautaire devra être au fait des forces et des limites des différents modèles d'intervention clinique sur le «marché». En ce sens, il ne devrait pas hésiter à proposer et à expérimenter de nouvelles avenues et ce, tout en tenant compte des avancées scientifiques faites au cours des dernières années.

Enfin, le réseau communautaire, en assumant son originalité face aux gouvernements, devra avoir une volonté inexorable de démontrer que seule une approche clinique individualisée permettra d'assurer la pleine réalisation de la mission fondamentale du système correctionnel : contribuer au développement et à la protection tant à court, à moyen qu'à long terme d'une société et de communautés justes et solidaires, pacifiques et sécuritaires.