Revue Porte Ouverte

L’Art et la réintégration sociale et communautaire

Par Véronique Leduc,
Professeure Université du Québec à Montréal

Se sentir reconnue grâce à l’art communautaire ? Point de vue de participantes d’Agir par l’imaginaire (Ré-édition)

Tout d’abord, le processus de ma recherche, que je réalise depuis septembre 2008. Ensuite, il faut dire que lorsqu’on fait une maîtrise, on doit choisir une notion, un élément, qui retient davantage notre attention. Ainsi, j’ai choisi de me pencher sur la reconnaissance sociale, qui est une dimension parmi d’autres lorsqu’on parle d’avoir la place qu’on veut dans la société. J’en parlerai donc un peu pour démystifier ce grand mot. Mais surtout, j’écris cet article pour donner la parole aux premières concernées, les femmes qui ont participé au projet Agir par l’imAGinaIRe.

 J’écrirai donc un peu le contexte de nos rencontres et quelques-unes de leurs nombreuses réflexions qu’elles ont partagées avec moi. Avant de poursuivre, voici les objectifs de la recherche :
 
1) Connaître l’appréciation des femmes ayant des démêlés avec la justice de leur participation au projet Agir par l’imAGinaIRe; 
 
2) Recueillir la perception des femmes participantes sur les enjeux entourant leur reconnaissance sociale, les discriminations, les représentations sociales et leur pouvoir d’agir;
 
3) Connaître leur point de vue sur le rôle de l’intervention par l’art communautaire dans le processus de reconnaissance sociale;
 
4) Par la diffusion des résultats de recherche, outiller les divers intervenants sociaux – dans le champ du travail social, de la criminologie, de l’intervention féministe et de l’intervention par l’art, en outre – notamment sur les questions de la reconnaissance sociale et de l’intervention par l’art communautaire.

L’art communautaire

Dans le cadre de ma recherche, je me suis intéressée aux formes d’art qui contribuent à transformer notre monde. Il existe différents types d’art qui ont une perspective sociale ou communautaire, par exemple : art relationnel, art engagé, art politique, art d’avant-garde, art féministe, art populaire, art communautaire, art d’action, art participatif, art collaboratif, art collectif… J’ai choisi de garder l’appellation art communautaire pour deux raisons. D’abord, parce que le projet Agir par l’imAGinaIRe a choisi de nommer son type d’art ainsi. Mais aussi, parce que le mot « communautaire » renvoie à la création de liens entre diverses personnes dans une communauté et parce qu’il signifie que la pratique de l’art est ancrée dans les désirs et les besoins des personnes principalement concernées dans cette communauté par une réalité précise. Dans le cas actuel, on parle des femmes criminalisées. L’art communautaire d’Agir par l’imAGinaIRe est donc intimement lié aux préoccupations des femmes qui y ont participé. 
 
Comme je l’ai dit ci-dessus, j’ai choisi d’orienter ma recherche vers une dimension particulière, à savoir la reconnaissance sociale. Ainsi, je me demandais précisément : Comment la participation à un projet d’art communautaire comme Agir par l’imAGinaIRe peut contribuer à construire la reconnaissance sociale des femmes qui s’y impliquent ? Avant de présenter la parole des principales intéressées, regardons un peu qu’est-ce qu’on entend par reconnaissance sociale. 

À propos de reconnaissance sociale

On peut aborder la reconnaissance sociale au moins sous deux angles : dans sa dimension sociologique, et dans sa dimension, disons, plus philosophique.
 
Par la dimension sociologique, on entend, par exemple, une pluralité de réalités que peuvent vivre les femmes ayant des démêlés avec la justice. Lorsqu’on observe ces réalités avec la lunette de la reconnaissance sociale (ou plutôt de sa dimension négative, le mépris ou la mé-reconnaissance4), on constate que les femmes criminalisées font face à différentes dynamiques sociales telles que : la vulnérabilisation, la marginalisation, l’exclusion, l’appauvrissement, la stigmatisation et le stéréotypage. Toutes ces dynamiques sont pour nous, dans le cadre de la recherche, des dynamiques de mé-reconnaissance. En d’autres mots, c’est dire que les femmes criminalisées, avant et après leur incarcération, ne sont pas considérées pleinement comme des citoyennes à part entière. De plus, il semble que la criminalisation et l’incarcération soit une réponse inadéquate aux différentes problématiques que vivent les femmes qui, pour diverses raisons, ont des démêlés avec la justice. Karlene Faith, une femme qui s’est intéressée aux femmes en prison, dénonce « la criminalisation et l’emprisonnement sélectifs et racistes ». Elle soutient que la distribution équitable des ressources est un incontournable afin d’« établir des communautés égalitaires » et de réduire le nombre d’incarcérations. 

Lorsqu’on regarde du côté des philosophes contemporains, Nancy Fraser, Paul Ricoeur et Axel Honneth sont trois auteurs qui ont aussi réfléchi à la question de la reconnaissance sociale. L’Américaine Nancy Fraser pense qu’il est injuste que des individus ne puissent pas participer dans la société sur le même pied d’égalité que les autres. Elle pense que ce déséquilibre vient du fait qu’on vit dans une société où ce sont seulement certaines personnes qui ont le pouvoir de décider quelles sont les valeurs culturelles « normales ». Ainsi, certaines personnes se retrouvent à vivre de la discrimination parce qu’elles ne correspondent pas aux normes et parce qu’elles n’ont pas la possibilité de pouvoir les changer. Pour elle, la reconnaissance sociale signifie qu’il faut reconnaître la diversité de personnes dans notre société et trouver des moyens pour que tout le monde puisse participer à la société sans vivre de discrimination. 
 
Le Français Paul Ricoeur pense, pour sa part, que la reconnaissance signifie aussi se reconnaître soi-même. Lorsqu’on fait quelque chose (une pièce de théâtre, par exemple), on se reconnaît soi-même comme étant capable de faire cette chose et donc, on reconnaît notre pouvoir d’agir. Pour lui, il y a un lien très étroit entre 1) la possibilité de chacun-e de se reconnaître soi-même comme une personne avec du pouvoir et 2) le développement d’une justice sociale où chacun-e participe (parce que chacun-e reconnaît son pouvoir de changer les choses).   
 
Finalement, l’Allemand Axel Honneth pense que pour être reconnu-e socialement, il faut qu’on se reconnaisse mutuellement entre nous. C’est-à-dire que pour que je me sente reconnu-e ou valorisé-e par quelqu’un (pour que cette reconnaissance fasse du sens pour moi), il faut que moi-même je reconnaisse cette personne comme digne d’être reconnue. En d’autres mots, si quelqu’un me témoigne de la reconnaissance mais que je me contrefous de cette personne, je ne vais pas me sentir reconnu-e. Par contre, cela va être tout à fait différent si une personne que j’admire ou que j’estime me témoigne de la reconnaissance, alors là, j’ai des bonnes chances de vraiment me sentir reconnu-e. 
 
En somme, on peut dire que la reconnaissance sociale est un concept, une notion, qui englobe, entre autres choses, la participation à la société, l’intégration sociale, le soutien des proches, de la famille et de la communauté, les droits civils et juridiques et la solidarité sociale, qui assurent un respect à toute personne et veillent à contrer la discrimination et la stigmatisation. Charles Taylor, un auteur important concernant la reconnaissance, affirme que l’absence de reconnaissance ou la reconnaissance inadéquate […] peuvent constituer une forme d’oppression ou emprisonner certains dans une manière d’être fausse, déformée ou réduite. […] Le défaut de reconnaissance ne trahit pas seulement un oubli du respect normalement dû. Il peut infliger une cruelle blessure en accablant les victimes d’une haine de soi paralysante. La reconnaissance n’est pas seulement une politesse qu’on fait aux gens : c’est un besoin vital (Taylor, 1997 in Fraser, 2005 :17).

Les points de vue des participantes d’Agir par l’imaginaire

Dans le cadre de cette recherche, nous considérons fondamentale les perceptions des femmes. En effet, celles-ci accordent une grande importance aux différentes opinions, en valorisant la pluralité des expériences et des représentations. Par ailleurs, la recherche se veut féministe, c’est-à-dire qu’elle reconnaît l’existence de rapports sociaux de genre ou de sexe qui ne sont pas toujours favorables pour les femmes et l’importance d’inclure les points de vue des femmes dans la production et la diffusion des connaissances. Afin de recueillir les perceptions des femmes participant à Agir par l’imAGinaIRe5 , j’ai rencontré, à ce jour, neuf d’entre elles. 

Les femmes se trouvaient à la prison Tanguay ou à la maison de transition Thérèse-Casgrain. L’analyse qui est en cours a permis de dégager certains résultats préliminaires que je présente ici, regroupés sous les thèmes de l’art communautaire et de la reconnaissance. Ce n’est qu’un très bref survol des nombreuses heures d’entrevues que les femmes m’ont généreusement accordé. En effet, je suis actuellement en train de faire la synthèse de tous les propos recueillis : ce n’est donc qu’un avant-goût que je vous propose ici. 
 
Dans un premier temps, les femmes ont nommé nombre d’apports significatifs de leur participation au projet Agir par l’imAGinaIRe. Parmi ceux-ci, citons la confiance en soi, la transformation de soi, la possibilité de s’exprimer, d’ancrer leurs créations dans leur propre parcours et expériences, de faire connaître ce qui se passe à l’intérieur des murs de la prison, de vivre un sentiment de fierté et de valorisation et de participer à la déconstruction des préjugés. Pour Caroline6, par exemple, ce fût une véritable brèche:
 
«J’ai faite dix ans de prison, là, c’est la seule affaire qui m’a permis de pu me sentir en prison, de décrocher de d’là… Pis je n’ai faite des programmes, là. Mais c’était vraiment, ça me permettait de pouvoir m’exprimer aussi librement, d’exploiter ma créativité… Tsé, c’était complètement différent de toute qu’est-ce que j’ai pu avoir vu là-bas […] C’est fou le bien que ça m’a faite, c’était… j’m’attendais pas à ça […] j’avais des responsabilités, je me sentais quelqu’un. J’étais importante à quelque part, dans la société… » 
 
Ainsi, les propos de la plupart des répondantes révèlent les potentiels de transformations sociales qu’offre l’art communautaire. Transformations dans les liens sociaux, dans la possibilité de participer à sa représentation sociale, de participer activement dans la société et de contribuer à la sensibilisation de divers publics aux problématiques vécues par les femmes ayant des démêlés avec la justice. Cependant, la grande majorité a fait remarquer la faible portée de la diffusion de l’art communautaire comme un des défis principaux de ce dernier.
 
Sur le plan de la reconnaissance à proprement parler, c’est majoritairement en termes de discrimination que les femmes dressent le portrait de leur insertion dans la société. En effet, la grande majorité des répondantes ont affirmé qu’elles vivent des préjudices en matière de recherche d’emploi et de logement. La stigmatisation les contraint pour la plupart à développer des stratégies afin de ne pas s’exposer à des discriminations. Par ailleurs, la souffrance est également une dimension notoire que les femmes nomment comme étant source de vulnérabilité. Marie-Jo soutient à cet égard que c’est parce qu’elle ne sait pas quoi faire de sa souffrance qu’elle a des démêlés avec la justice. 
 
Les femmes ont donné différentes définitions de ce que peut être la reconnaissance sociale : de l’accès aux services à la participation sociale en passant par leur reconnaissance pour ce qu’elles sont et non pas pour ce qu’elles ont fait. Par ailleurs, certaines femmes ont nommé l’importance de la reconnaissance à l’intérieur même de Service correctionnel Canada (SCC). Caroline condamne le fait qu’au SCC, elle n’est pas « considérée comme qui je suis, j’suis considérée comme un cas, un cas à gérer, un risque à gérer ».
 
Les entrevues suggèrent que la participation à un projet d’art communautaire, en permettant aux femmes criminalisées de s’exprimer, engendre une transformation sociale. En effet, puisqu’elles sont souvent contraintes au silence (elles ont peu accès aux espaces de débat ou d’expression et/ou on ne les écoute pas), le fait de s’exprimer, de prendre parole, est déjà une transformation en soi. Il y a une relation très étroite, chez les femmes rencontrées, entre la reconnaissance de soi et la reconnaissance sociale : en se reconnaissant soi-même comme capable de prendre parole et de s’exprimer, les femmes contribuent à changer le regard de la société à leur égard. Et ce changement de regard est peut-être un pas vers la déconstruction des préjugés qu’elles rencontrent plus souvent qu’à leur tour. On peut dire que cette possibilité de « changer les mentalités » constitue une forme de reconnaissance sociale des femmes criminalisées comme des citoyennes à part entière. 
 
L’analyse étant actuellement en cours, nous ne pouvons tirer de conclusions hâtives en termes de renouvellement démocratique des pratiques à l’égard des femmes criminalisées au Québec. Toutefois, les résultats préliminaires suggèrent qu’il y a grand besoin de repenser l’intervention à leur égard, en favorisant le passage de stratégies punitives à des stratégies de transformations sociales et en intégrant davantage les actrices concernées aux diverses étapes de l’actualisation des pratiques. En guise de conclusion, l’art communautaire pourrait être compris comme une pratique de ce que Jocelyne Lamoureux nomme la citoyenneté politique :

Propulser la parole des personnes marginalisées dans des endroits où elle ne pénètre pas facilement, accepter de s’inscrire dans une négociation et un rapport de force âpre et complexe, constituent une exigence qui servira à expérimenter la citoyenneté politique, mais qui devra aussi être transférable dans d’autres lieux, d’autres temps, pour la suite du monde. […] Mettre au cœur des préoccupations citoyennes la parole de tous, c’est se donner la peine d’entendre ce qui d’habitude est inaudible ou ne se perçoit que comme bruit diffus ; c’est avoir toujours en tête les contextes et les conditions spécifiques qui ont fait que les paroles de certains et surtout de certaines ont été bannies, effacées, négligées ou minorisées ; c’est surtout faire en sorte que ces paroles ne s’expriment pas que sur le mode de la victimisation et de la réparation des torts, mais aussi sur le monde de l’exigence de droits et de reconnaissance comme cosujet du monde commun, personne inaugurale à part entière plutôt qu’entièrement à part (Lamoureux, 2001: 44-45).

La recherche a fait l’objet d’une certification éthique par l’UQÀM, le Ministère de la Sécurité Publique du Québec, la Prison Tanguay et la Maison de transition Thérèse-Casgrain. Quant à Service Correctionnel Canada, la recherche a été recommandée par le Comité régional de recherche du Québec, mais l’approbation finale de la Direction nationale est attendue, afin de mener des entretiens à l’Établissement Joliette. Par ailleurs, nous avons exclu l’Institut Philippe-Pinel de notre échantillon puisqu’il n’y reste qu’une participante et que les démarches sont considérablement complexes compte tenu du contexte en santé mentale. 


Références 
 
1.La réalisation de cette recherche a été rendue possible grâce au financement du Conseil de recherche en sciences humaines du Canada (CRSH) et du Fonds québécois de recherche sur la société et la culture (FQRSC). 
 
Cet article est paru en 2010 dans la revue Femmes et Justice (24 :1). Nous remercions la Société Elizabeth Fry et l’auteure d’avoir permis la reproduction du texte. Pour les fins de la présente édition, l’article a été raccourci et les liens internet actualisés.
2. Professeure au département de communication sociale et publique de l'UQAM, l’auteure a complétée une maitrise en travail social (2011) dont le thème portait sur l’art communautaire comme espace de construction de la reconnaissance sociale des femmes criminalisées au Québec. C’est dans ce contexte qu’elle a rencontré des participantes au projet Agir par l’imAGinaIRe. Pour davantage d’informations sur ce projet, voir : http://www.expoagir.com 
 
3. Le cadre de cet article étant trop restreint, je n’aborderai pas significativement ici, comme je l’ai fait ailleurs, la situation des femmes criminalisées et des modèles de réinsertion qui leur sont proposés, en situant l’art communautaire comme une perspective pertinente à explorer. On peut voir ici une entrevue que j’ai accordé à Funambules médias, dans laquelle je résume ma recherche : vimeo.com/12745322. On peut avoir une idée générale du « portrait » des femmes criminalisées sur le site de la Société Élizabeth Fry du Québec : www.elizabethfry.qc.ca/qui_son...
 
4.Il ne serait pas juste de traduire le terme anglophone « misrecognition » par « non reconnaissance », puisque nous sommes tous et toutes reconnu-es socialement d’une certaine façon, bien que certaines manières d’être reconnu-es soient réductrices et stigmatisantes. Le terme mé-reconnaissance, bien qu’étant un anglicisme, reflète à notre sens plus précisément la problématique que nous abordons. 
 
5.La recherche a fait l’objet d’une certification éthique par l’UQÀM, le Ministère de la Sécurité Publique du Québec, la Prison Tanguay et la Maison de transition Thérèse-Casgrain. Quant à Service Correctionnel Canada, la recherche a été recommandée par le Comité régional de recherche du Québec, mais l’approbation finale de la Direction nationale est attendue, afin de mener des entretiens à l’Établissement Joliette. Par ailleurs, nous avons exclu l’Institut Philippe-Pinel de notre échantillon puisqu’il n’y reste qu’une participante et que les démarches sont considérablement complexes compte tenu du contexte en santé mentale. 
 
6. La recherche fait usage de pseudonymes pour préserver l’anonymat des participantes.