Revue Porte Ouverte

Les Autochtones et le système de justice pénale

Par Patti LaBoucane-Benson,
Ph.D. (écologie humaine)

Des programmes et politiques correctionnels destinés à exorciser les traumatismes historiques

De nombreux professionnels des services correctionnels ont déjà été témoins en première ligne de la surreprésentation d'Autochtones dans les prisons canadiennes et des effets des traumatismes historiques sur les personnes d'origine autochtone. J'aimerais partager avec vous certaines des conclusions qui se dégagent d'un processus continu de recherche, entrepris en 1999, en collaboration avec Harold Cardinal, Ph.D. Ce processus de recherche inclut les travaux que j'ai moi-même réalisés entre 2001 et 2009 en vue de mon doctorat, de même que les travaux réalisés au cours des cinq dernières années par les Native Counselling Services of Alberta (NCSA) en collaboration avec des Aînés crisi en lien avec deux projets de recherche visant à mieux comprendre la vision crie du monde et la doctrine de la Wahkohtowin. J'espère que cette information nous aidera tous à mieux comprendre ce qui est arrivé aux peuples autochtones et à dégager certaines stratégies axées sur la mise en place de politiques et de programmes plus efficaces.

La vision du monde antérieure aux contacts

La vision du monde correspond à la perspective globale à partir de laquelle on perçoit ses expériences et on interprète le monde. Les croyances cries au sujet de la création enseignent que le Créateur a donné au peuple des cadeaux sacrés en raison de la relation existant entre le peuple et le Créateur. Ces cadeaux, de nature physique, comprenaient les humains, la terre, les animaux et les plantes. D'autres cadeaux, de nature métaphysique, incluaient les règles et les valeurs servant à orienter nos nombreux rapportsii. Ces lois comprennent les lois irréfutables de la nature, les lois du Créateur qui régissent les rapports entre toutes les créatures (wahkohtowin), de même que les lois qui nous enjoignent d'entretenir de bonnes relations entre humains. La conformité à ces lois fera en sorte que les gens se sentent en sécurité et en mesure de profiter de la vie. Ces lois sont également inspirées et fondées sur les valeurs reçues en cadeau par les humains. Les valeurs les plus communes auxquelles ont fait le plus souvent référence sont la gentillesse, la compassion, le partage, le respect, l'humilité, l'honnêteté et la liberté.

La spirale de la figure 1iii est utilisée ici comme symbole de la vision interconnectée du monde des Cris et comme symbole de la nature de la relation qui lie les gens et toutes les autres créatures dans leur mondeiv. La spirale est soutenue et demeure belle et entière grâce à la force des règles qui régissent les relations – ces règles étant représentées par les espaces entre les échelons. En se conformant aux règles de la wahkohtowin et aux lois naturelles, les gens contribuent à ce que l'échafaudage reste en place et que l'égalité, l'harmonie et l'équilibre existent dans tous les rapports au sein de la spirale. En effet, la spirale constitue l'actualisation de la meilleure vie possible que l'on peut atteindre. Le fait de sans cesse bâtir, renforcer et renouveler nos relations constitue donc l'essence même de la quête d'une belle vie.

Les politiques coloniales de domination et d'assimilation

Les politiques coloniales ont causé un chaos dans de nombreuses collectivités autochtones au Canada et, dans le cas des Cris, une perturbation de l'enseignement de la wahkohtowin. Celles-ci ont eu des effets dévastateurs et ont créé chez les peuples indigènes un sentiment de désespoir, d'impuissance et d'incapacité de déterminer leur propre avenir.

Entre 1763 et 1867, la notion de nations indiennes en tant qu'entités politiques autonomes a graduellement fait place à des lois qui focalisaient sur l'usurpation du pouvoir de définir qui était indien, qui pouvait vivre sur une réserve indienne, de même que sur la civilisation, le contrôle et l'assimilation des peuples autochtones. Ainsi, le gouvernement a légiféré pour établir le statut inférieur de l'identité indienne – cette loi, une attaque portée contre l'âme autochtone, a créé un environnement dans lequel seuls les Indiens ayant renoncé à leur communauté, à leur culture et à leur langue pouvaient mériter le respect de la société coloniale (la Couronne) puis, plus tard, de la société canadienne. Au moment de la confédération, le contrôle de tous les peuples autochtones et leurs terres relevait du Bureau du surintendant en chef des Affaires indiennes.

La première version de la Loi sur les Indiens (Loi sur les Sauvages) a été adoptée en 1876; la Commission royale sur les peuples autochtonesv a conclu que, même si la protection demeurait l'un des objectifs de la politique, ce n'était plus l'autonomie tribale collective des Indiens qui était protégée, mais plutôt l'Indien considéré individuellement et redéfini comme un pupille dépendant de l'État. La Loi sur les Indiens a été modifiée en 1884 dans le but de protéger les Indiens de leurs propres culturesvi; elle interdisait les cérémonies telles que le Potlach, la danse Tamanawas et, plus tard, la danse du soleil. La Loi sur les Indiens n'était d'aucune façon juste et équitable. Avant les amendements constitutionnels de 1982, celle-ci constituait la réflexion la plus importante sur la place distinctive des Autochtones au Canada.

Il est possible de s'attaquer aux facteurs criminogènes fondamentaux pourvu que les programmes correctionnels soient élaborés de concert avec des Autochtones, soient ancrés dans la vision du monde des Autochtones locaux et tiennent compte des séquelles des traumatismes historiques
Les politiques sur les pensionnats 

Après l'adoption de la Loi constitutionnelle de 1867, le ministère des Affaires indiennes a adopté diverses politiques promouvant agressivement l'assimilation des Autochtones et leur conversion au christianisme. Ces politiques avaient pour but de dissocier les Autochtones de leur identité, de leur culture, de leurs traditions et de leur langue, les transformant ainsi en une classe ouvrière de sujets britanniques. En 1920, au moment de déposer un projet de loi obligeant les enfants indiens âgés de 7 à 15 ans à fréquenter un pensionnat, Duncan Scott, surintendant adjoint des Affaires indiennes, affirmait : «Je veux me débarrasser du problème des Indiens. Notre objectif est de continuer jusqu'à ce que tous les Indiens au Canada aient été absorbés dans la société, qu'il n'y ait plus de question indienne ni de ministère des Indiensvii».

Les pensionnats étaient financés par le gouvernement fédéral et exploités par le biais de contrats de service avec différents organismes religieux du Canada. Cette approche s'est avérée l'instrument le plus puissant du gouvernement pour assimiler les Indiens dans le but de parvenir à faire disparaître l'identité autochtone, les tribus indiennes et le «problème indienviii».

Les preuves abondent au sujet de la mauvaise gestion, du sous-financement et du surpeuplement des pensionnats, ce qui a donné lieu à ce que les pensionnaires aient constamment faim à un haut taux de décès attribuables principalement à la propagation rapide de maladiesix, notamment la tuberculose. De nombreux pensionnaires ont été victimes de sévices ou d'agressions sexuelles de la part des personnes chargées d'assurer leur bien-être. Il était interdit aux Autochtones de s'exprimer dans leur langue, de même que de s'adonner à la spiritualité et à la culture autochtones, considérées inacceptables sur les plans moral et éthiquex. De ce fait, lorsqu'un enfant rentrait chez lui, il était incapable de communiquer avec les membres de sa famille, il ne connaissait pas et avait peur des rites et coutumes qui avaient historiquement contribué à renforcer et à réaffirmer les liens au sein de la famille et avec les membres de la collectivité. La rupture des liens entre les enfants et leurs familles a été décrite en 1913, alors que des agents indiens sur des réserves constataient l'existence d'un fossé culturel qui avait pour conséquence que certaines personnes étaient laissées en plan entre les collectivités, sans identitéxi.

En 1956, les politiques du gouvernement fédéral sur les pensionnats ont changé et de nombreux pensionnats ont fermé leurs portes au cours des années1970, le dernier en 1996. De ce fait, les organismes de protection de la jeunesse ont eu à prendre en charge un nombre croissant d'enfants autochtones. Au milieu des années 1960, un tiers de tous les enfants autochtones avaient été pris en charge par l'Étatxii. L'appréhension des enfants autochtones prévaut toujours; à l'heure actuelle, les enfants autochtones constituent 65 % des cas de protection de l'enfance en Albertaxiii.

Les incidences de la colonisation – les traumatismes historiques

Pour les Cris, la colonisation a eu des incidences dévastatrices, envahissantes et multidimensionnelles. Premièrement, la colonisation a nui au développement d'une identité crie positive, tant sur le plan individuel que sur le plan collectif. De nombreux enfants autochtones, issus des Premières nations et des peuples métis ont été élevés dans des environnements qui renforçaient le statut inférieur de l'identité autochtone, les amenant de ce fait à avoir profondément honte de leur identité autochtone ou à la nier. Bon nombre vivent dans des familles pauvres qui demeurent accablées par la transmission intergénérationnelle de la violence au sein de la famille et par des parents qui sont de la troisième ou quatrième génération de survivants ayant été élevés "dans le système" et sachant très peu comment assumer leur rôle de parents. L'absence de liens et de communication entre les enfants et leurs parents et grands-parents a sérieusement porté atteinte aux relations familiales essentielles et bloqué la transmission intergénérationnelle de connaissances culturelles, éthiques et normatives.

La figure 1, ci-haut, illustrait l'interconnexion de la vision du monde, soutenue par les enseignements cris de la wahkohtowin et la loi naturelle. Lorsque les Cris ont été empêchés d'enseigner ces valeurs, ces règles et ce mode de vie, l'échafaudage qui soutenait ces valeurs saines et respectueuses s'est effondré sur lui-même et les limites relationnelles critiques ont été transgressées. Comme l'illustre la figure 2, pour certaines familles, la spirale s'est transformée en un nœud emmêléxiv. Les politiques coloniales ont eu des incidences intergénérationnelles, en l'occurrence un sentiment omniprésent de désespoir et d'impuissance. De ce fait, les Autochtones continuent d'être surreprésentés dans les systèmes de protection de l'enfance, de justice et des services correctionnels au Canada.

Les programmes visant à promouvoir la guérison des traumatismes historique

Des politiques correctionnelles efficaces peuvent s'avérer un outil important pour démêler la spirale enchevêtrée présentée dans la figure 2. S'inspirant du modèle indigène du développement des familles et de la capacité de résilience communautairexv, ce processus doit inclure trois dimensions étroitement liées : (1) la récupération de notre wahkohtowin (une vision interconnectée du monde); (2) la réconciliation de nos relations endommagées; (3) le rapatriement du pouvoir d'autodétermination dans le respect. Ce cadre est illustré dans la figure 3xvi.

Le retour à une vision interconnectée du monde repose sur la mise en valeur des cérémonies en tant qu'outils d'éducation. Au sein des établissements correctionnels, les cérémonies animées par des Aînés constituent le milieu où les enseignements traditionnels sont transmis dans un contexte de prière et de connexion à la terre et au cosmos. Le travail des Aînés dans les établissements et les centres correctionnels communautaires s'avère en effet l'une des stratégies les plus efficaces pour développer un sentiment d'identité autochtone et des valeurs prosociales chez les délinquants autochtones.

En outre, pour être efficaces, les programmes de guérison se doivent d'être offerts dans des établissements qui se préoccupent spécifiquement des traumatismes historiques. Il est possible de s'attaquer aux facteurs criminogènes fondamentaux pourvu que les programmes correctionnels soient élaborés de concert avec des Autochtones, soient ancrés dans la vision du monde des Autochtones locaux et tiennent compte des séquelles des traumatismes historiques. Seuls le dialogue et les relations peuvent pallier les sentiments d'exclusion et d'impuissance des Autochtones. Bien que des opinions divergents puissent continuer d'exister, il est possible de parvenir à des croyances collectives et des buts communs, qui pourront contribuer à l'élaboration de programmes pouvant influencer le cours des choses dans la vie des délinquants autochtones et, éventuellement, celle de leurs familles.

En dernier lieu, un message commun était véhiculé par les Aînés et les Gardiens du Savoir dans le cadre de toutes nos recherches : il faut travailler ensemble. Si nous voulons progresser, il faudra renouveler et réparer les relations entre les cultures, les nations et les collectivités. Dans le contexte correctionnel, cela veut dire tisser des liens significatifs et respectueux entre les SCC et la communauté autochtone. Les solutions au «problème autochtone» ont toujours existé dans la philosophie, le savoir et la culture autochtones. Ces solutions ne pourront être mises en œuvre que si on les reconnaît et les respecte.


i The Elders are: William Dreaver, Issac Chamacees, George Brertton, and Fred Campiou.

ii Cardinal, H., & Hildebrant, W. (2000). Treaty Elders of Saskatchewan: our dream is that our peoples will one day be clearly recognized as nations. Calgary: University of Calgary Press.
iii LaBoucane-Benson, P. (2009). Reconciliation, repatriation and reconnection: A framework for building resilience in Canadian Indigenous families (Doctor of Philosophy), University of Alberta, Edmonton.
iv LaBoucane-Benson, P. (2009).
v Canada. (1996c). Report of the Royal Commission on Aboriginal Peoples: Volume 1 Chapter 9: The Indian Act. Ottawa: Libraxis: Royal Commission on Aboriginal Peoples - Seven Generations. P. 255
vi Canada,1996c, p.267.
vii Leslie, J. (1978). The historical development of the Indian Act. Ottawa: Department of Indian Affairs and Northern Development, Treaties and Historical Research Branch.
viii Canada, 1996a.
ix Canada, 1996a, p. 329-330.
x Canada, 1996a, p. 316.
xi Canada, 1996a, p. 357.
xii Canada, 1996a, p. 322.
xiii Alberta. (2010). Closing the gap between vision and reality: Strengthening accountability, adaptability and continuous improvement in Alberta's Child Intervention System. Final Report of the Alberta Child Intervention Review Panel, from http://www.child.alberta.ca/ho... 
xiv Photo accessed on-line, April 14, 2009 at: flickr.com/photos/placidsheep/2907116298/
xv LaBoucane-Benson, 2009.
xvi LaBoucane-Benson, 2009.