Revue Porte Ouverte

Les Autochtones et le système de justice pénale

Par Mylène Jaccoud,
Professeure à l'École de criminologie et chercheure au Centre de recherche en droit public, Université de Montréal

Justice pénale et peuples autochtones ou comment sortir de la pénalisation des problèmes sociaux?

La surreprésentation endémique et récurrente des Autochtones dans les services correctionnels est toujours préoccupante. Alors qu'ils ne représentent que 4% de la population canadienne, les détenus d'origine autochtone forment 20% de la population carcérale masculine dans les établissements fédéraux. La surreprésentation des femmes est encore plus dramatique : les femmes autochtones constituent 33% de la population carcérale féminine. C'est dire qu'une détenue fédérale sur trois est d'origine autochtone ! (Sécurité publique, 2012). Rien de nouveau puisque les premières traces de la surreprésentation des Autochtones sont déjà repérables dans les années 1960.

Ces données, alarmantes en soi, sont révélatrices des problèmes qui se vivent en amont du système correctionnel mais surtout en amont du système pénal lui-même. Le plus inquiétant dans ces statistiques réside en l'aggravation de la situation en dépit des politiques et des innovations apportées par les pouvoirs publics, tant à l'échelle nationale que provinciale depuis des décennies. Car on ne peut reprocher aux pouvoirs publics de n'avoir rien tenté pour améliorer le sort des Premiers peuples dans leur rapport à l'administration de la justice. Une lecture culturaliste mais aussi structurelle des rapports entre Autochtones et administration de la justice a favorisé le déploiement d'une panoplie d'initiatives visant à réduire l'écart culturel entre justiciables autochtones et justiciers non autochtones d'une part, mais aussi à redonner du pouvoir aux Autochtones dans la gestion de l'administration de la justice d'autre part.

Des services de police autochtone ont ainsi été implantés, l'administration de la justice s'est vue décentralisée par la création de tribunaux itinérants, des pratiques de consultation de la population autochtone (cercles de sentences) ont été introduites par certains juges, des structures mitoyennes chargées d'assurer un pont culturel entre justiciables autochtones et justiciers allochtones ont été créées, le personnel judiciaire non autochtone a suivi des formations interculturelles, des programmes fondés sur les traditions spirituelles autochtones ont été introduits dans les pénitenciers, des initiatives de justice réparatrice ont été encouragées, une politique d'«autochtonisation» de l'administration de la justice a vu le jour et des programmes de déjudiciarisation ont été instaurés. Le Code criminel a été modifié pour que les juges utilisent des sentences alternatives en lieu et place de l'incarcération en raison des facteurs particuliers qui concernent les Autochtones (notamment la discrimination systémique). Mais la portée de ces mesures s'est avérée décevante.

Les réponses sociopénales ne parviennent pas à réduire la criminalité en milieu autochtone et encore moins la prise en charge institutionnelle des justiciables autochtones. Car dans les faits, l'intensification de la réponse pénale (qui s'est effectuée par la ramification des structures étatiques mais aussi par l'autochtonisation des structures de justice – cas des forces policières notamment) a surtout rendu les comportements perturbateurs plus visibles et plus susceptibles d'être acheminés dans le réseau sociopénal.

Ces réponses ont comme principales lacunes leur pénalocentrisme et leur inéluctable inadéquation avec une réalité pourtant évidente : la fonction de la justice pénale n'est pas de résoudre les problèmes sociaux mais de dénoncer, condamner, tenter de dissuader et de réinsérer des personnes qui ont transgressé la loi. Tant que l'on ne comprendra pas cette évidence, on poursuivra la pénalisation des problèmes sociaux que connaissent avec amplitude les communautés autochtones.

Car la criminalité des Autochtones est ancrée dans l'histoire d'une marginalisation politique, socioéconomique et culturelle des Premiers peuples qui mine les capacités autorégulatrices des collectivités et des individus. Tant et si bien que les individus sont aux prises avec des difficultés et des souffrances personnelles (santé mentale, dépendances, victimisations) qui facilitent l'expression de relations conflictuelles, abusives et souvent violentes captées par les services policiers et dont les chances de rétention dans le système pénal sont maximales.

Le système pénal intervient face à une transgression, à un code de vie normative alors que le problème réside davantage dans le mal-être et ses conséquences sur les personnes concernées. Nous sommes bien devant l'incongruité d'un système de justice pénale tenu de réagir à des conduites sociales qui résultent de problématiques sociales et non d'un déficit d'intégration et de respect de codes moraux et sociaux. Protéger peut avoir du sens mais punir ne sert à rien.

Nous sommes bien devant l'incongruité d'un système de justice pénale tenu de réagir à des conduites sociales qui résultent de problématiques sociales et non d'un déficit d'intégration et de respect de codes moraux et sociaux.

La pénalisation des problèmes sociaux des communautés autochtones est une impasse dont il faut s'extirper rapidement si l'on souhaite réellement agir de manière constructive. La solution ? Il faut agir à la fois en amont pour reconstruire la régulation sociale dans les communautés et en aval pour transformer les pratiques sociopénales de manière à ce que celles-ci s'orientent vers une prise en charge qui protège, soutient, répare et accompagne la reconstruction des personnes abusées et abusives. Il convient en particulier de renforcer les interventions de première ligne de manière à ce que les personnes mises en danger dans une collectivité puissent rapidement être protégées et recevoir les soins et le soutien nécessaires.

Ceci requiert du financement récurrent, de la formation et du soutien constants. Il faut également procéder au transfert des pouvoirs en matière de gestion de l'administration de la justice (autonomisation des forces policières, établissement de comités de justice, de tribunaux et d'établissements de détention autochtone) et établir clairement les ententes de partenariat entre nations pour intervenir dans les cas complexes (crime organisé par exemple).

L'autonomisation permettra ainsi aux Autochtones de développer les approches holistiques centrées sur la guérison et la résolution des problèmes dans une dynamique communautaire dans laquelle l'individu et la communauté sont intrinsèquement liés. Elle permettra aussi, graduellement, de faire comprendre que la dénonciation d'un comportement ne participe pas de l'exclusion et de la stigmatisation des responsables lorsque ceux-ci sont pris en charge par des structures favorisant le soutien, l'écoute et les soins thérapeutiques. Une société aux prises avec des problèmes de drogues et d'alcool est mieux servie par des interventions psychosociales que par des réponses répressives.

Ce qui ne signifie pas bien évidemment que des interventions contraignantes visant la protection de la société (mise à l'écart temporaire des individus constituant une menace) n'ont pas leur place, pour autant que cette mise à l'écart ne nécessite pas l'éloignement et la rupture des relations entre ces individus et leur communauté. Ces principes encadrant les conditions d'une reconstruction des collectivités autochtones mettent l'accent sur la nécessité de sortir du pénalocentrisme pour développer des politiques et des pratiques sociales plus larges favorisant, par exemple, la formation en organisation communautaire, la mise en place de groupes de discussion sur la parentalité, la sensibilisation des jeunes aux problèmes de dépendance aux substances psychoactives. Ces principes nécessitent impérativement que des ressources soient allouées pour favoriser le développement structurel des communautés (logements, loisir, éducation, services de santé notamment). Mais par-dessus tout, les pouvoirs publics non autochtones (mais aussi autochtones) doivent comprendre et surtout accepter que les solutions à court et long terme émaneront des Autochtones eux-mêmes.