Revue Porte Ouverte

Le casier judiciaire : quand l’être humain n’est plus qu’un dossier!

Par Pierre Landreville,
Directeur de l’École de criminologie de l’Université de Montréal

Le casier judiciaire : un frein à la réinsertion sociale

En 2001, près de 3,3 millions d’adultes avaient un casier judiciaire au Canada.

Au Canada, la loi ne précise pas avec clarté ce que constitue un «casier judiciaire». Généralement, on entend par casier judiciaire la liste des condamnations pénales, corroborées par les empreintes digitales des personnes, telle que compilée par la Gendarmerie royale du Canada dans le Centre canadien de renseignements policiers, mieux connu sous l’abréviation anglaise C.P.I.C( 1). Ces informations sont transmises à la G.R.C. entre autres par les corps policiers qui ont procédé à la prise de ces empreintes en vertu de la Loi sur l’identification des criminels(2). Cette loi stipule que :

2.(1) Quiconque est légalement détenu sous une inculpation d’acte criminel ou en vertu d’une condamnation pour acte criminel […] peut être soumis, par ceux qui en ont la garde ou sur leur ordre :
a) aux mensurations et autres opérations en usage dans le système d’identification des criminels, dit bertillonnage; […]
(2) Il est permis de recourir à la force dans la mesure où il est nécessaire pour mener à bien les mensurations et autres opérations mentionnées au paragraphe (1)

L’infraction dite «mixte» peut être considérée comme un acte criminel aux fins de cette loi. Les policiers ont donc dans ces cas le pouvoir de prendre les empreintes digitales. Par ailleurs, si dans le cas d’infractions punissables par voie de déclaration sommaire de culpabilité les policiers n’ont pas le pouvoir de prélever des empreintes digitales, la loi ne le leur défend pas. Ils peuvent, en effet, inviter une personne à donner ses empreintes et ils sont fortement incités à procéder ainsi. Cependant, en pratique, ils ne le font pas systématiquement et les accusés d’infractions punissables par voie de déclaration sommaire de culpabilité peuvent en principe refuser de faire prendre leurs empreintes.

Puisque les policiers ne prennent pas nécessairement les empreintes digitales de toutes les personnes accusées d’infractions punissables par voie de déclaration sommaire, certaines des personnes reconnues coupables d’infractions criminelles n’ont pas de «casier judiciaire» dans le sens décrit précédemment.

La notion d’antécédents judiciaires est encore plus large que la précédente, puisqu’elle peut inclure des condamnations pour des infractions fédérales ou provinciales qui ne sont pas de nature criminelle.

L’ampleur

L’ampleur des «antécédents judiciaires» varie évidemment selon les notions utilisées pour saisir le phénomène. En 2001(3), 2 600 994 hommes et 681 199 femmes de 18 ans et plus avaient un «casier judiciaire» au Canada(4). En tenant compte de l’estimation de la population fournie par Statistique Canada, en 1999 environ 20 % des hommes et 5 % des femmes de 15 à 69 ans avaient un «casier judiciaire». En tenant compte du nombre considérable de personnes reconnues coupables «d’infractions sommaires» et de celles dont on n’a pas pris les empreintes digitales, il est raisonnable d’estimer qu’environ le quart (25 %) des hommes et environ 7 % des femmes ont déjà été reconnus coupables d’une infraction criminelle(5). Enfin, étant donné que les personnes reconnues coupables d’infractions criminelles sont surreprésentées dans les groupes sociaux économiques défavorisés, on peut raisonnablement faire l’hypothèse qu’au moins le tiers des hommes de ces groupes portent le fardeau d’antécédents judiciaires. Ces données suggèrent, d’une part, qu’il s’agit d’un problème non négligeable, si ce n’est que du point de vue quantitatif et que, d’autre part, il y a certes des différences considérables entre les personnes de ce groupe quant au nombre et à la gravité de leurs antécédents et quant à leurs caractéristiques personnelles.

Les conséquences

Plusieurs études juridiques, réalisées tant aux États-Unis, en Europe, qu’au Canada ont amplement documenté que les conséquences légales des condamnations pénales sont très nombreuses, particulièrement dans le domaine de l’emploi. Plusieurs dispositions législatives restreignent ou prohibent l’accès à l’exercice d’un métier ou d’une profession ou à l’obtention d’un permis de travail.

La professeure Hélène Dumont(6) ose affirmer, même si elle ne restreint pas son commentaire aux seules incapacités dans le domaine de l’emploi, que «Ces incapacités sont si nombreuses qu’en les combinant toutes ensemble, les concepts de dégradation civique et de mort civile, historiquement associés à la peine capitale et disparus du droit civil québécois, survivent encore, sous une forme diffuse et morcelée, dans de multiples incapacités juridiques consécutives à diverses condamnations pénales» (p.129).

Par ailleurs, comme on le verra dans les articles de ce numéro de Porte ouverte, les conséquences d’une condamnation pénale ne se limitent pas au domaine de l’emploi. L’ex condamné pourra se voir refuser le droit de s’assurer, l’accès à certains pays ou le droit d’occuper certaines charges publiques. La condamnation pénale a aussi un impact important sur l’image de soi, sur l’identité personnelle. Si la stigmatisation provoquée par les antécédents criminels touche directement la personne qui a eu des démêlés avec la justice pénale, il est de plus en plus acquis qu’elle atteint sa famille, ses proches.

La réhabilitation

Les personnes ayant fait l’objet d’une condamnation relative à une loi fédérale peuvent présenter une demande de «réhabilitation »(7) en vertu de la Loi sur le casier judiciaire. La réhabilitation (telle que définie dans cette loi) a les effets suivants :

Art.5 a) elle sert de preuve
i) pour les infractions punissables par voie de mise en accusation (soit les infractions les moins graves), que la Commission (des libérations conditionnelles) a été convaincue que le demandeur s’est bien conduit,
ii) (dans le cas de toute réhabilitation) que la condamnation ne devrait plus ternir la réputation du demandeur,
b)[…] elle efface les conséquences de la condamnation et, notamment, fait cesser toute incapacité que celle-ci pouvait entraîner aux termes d’une loi fédérale […]
Art.6 (2) […]Il est interdit de communiquer […] tout dossier de la condamnation visée par la réhabilitation, que garde un organisme fédéral […]
Art.8 Nul ne peut utiliser une demande d’emploi (dans une entreprise qui relève de la compétence législative du Parlement (fédéral)) comportant une question qui obligerait à révéler une condamnation visée par la réhabilitation […].

Par ailleurs, depuis 1992 :

Art. 6.1 (1) Nul ne peut communiquer tout dossier attestant d’une absolution(8), que garde un organisme fédéral, suivant l’écoulement de la période suivante :
a) un an suivant la date de l’ordonnance inconditionnelle;
b) trois ans suivant la date de l’ordonnance sous condition.
(2) Le Commissaire retire du fichier automatisé des relevés de condamnations criminelles, géré par la GRC, toute mention d’un dossier attestant d’une absolution à l’expiration des délais visés au paragraphe (1).

La personne qui a un casier judiciaire peut demander sa «réhabilitation» (son pardon) à la Commission nationale des libérations conditionnelles cinq ans après l’expiration de sa peine pour une condamnation pour un acte criminel et trois ans dans le cas d’une infraction dite sommaire. La réhabilitation vise à faire cesser les effets négatifs d’une condamnation mais n’a pas pour effet d’effacer rétroactivement la condamnation. De plus, la personne «réhabilitée» ne peut nier l’existence de sa condamnation ou de ses démêlés avec la justice mais elle peut dire qu’elle a reçu une «réhabilitation» (ou un pardon). Enfin, il est bon de rappeler la portée limitée de la «réhabilitation» accordée en vertu de la Loi sur le casier judiciaire. D’une part, «Toute condamnation pour une infraction punissable par voie de mise en accusation entraîne la nullité de la réhabilitation» (Art.7.2). D’autre part, la loi elle-même ne s’applique que dans le domaine de compétence fédérale. Les corps policiers provinciaux, municipaux et les organismes provinciaux ne lui sont pas assujettis et, d’une façon générale, la loi ne peut interdire l’échange d’informations transmises par les médias ainsi que la cueillette et la diffusion d’informations sur les citoyens par des agences privées.

La «réhabilitation» accordée en vertu de la Loi sur le casier judiciaire a aussi une portée quantitative très limitée. De 1970 à 2003, on a accordé 291 392 réhabilitations au Canada(9), soit une moyenne de 9 106 par année. Ce nombre de «réhabilitations» est infime si on tient compte des 250 000 condamnations devant les tribunaux de juridiction criminelle pour adultes chaque année(10) et les 2 659 901 «casiers judiciaires».

La Loi sur le casier judiciaire élaborée dans les années 1970 visait à atténuer les effets du «casier judiciaire». Il s’agissait d’un pas dans la bonne direction. Mais durant la dernière décennie, des amendements à la loi sont venus en limiter la portée et les pratiques de stockage et de dissémination de l’information ont amplifié les effets négatifs du «casier judiciaire». La situation de ceux qui ont des antécédents judiciaires s’est aggravée et il est impératif que l’on se penche de nouveau sur cette question qui touche un nombre très considérable de citoyens.


Sources :

Flaherty, D. H., (1986), Protecting privacy in police information system : data protection in the Canadian police information centre, U.T.L.J., 36, 116-148.

S.R.C. 1970, c.I-1.

Faits et chiffres sur le service correctionnel fédéral (2001), Service correctionnel du Canada, p. 13.

Une étude de ces «casiers judiciaires» effectuée dans les années 1970, par la G.R.C., a révélé qu’approximativement 60 % d’entre eux ne comprennent qu’un signalement (qu’une condamnation). (Hattem, T., Parent, C., (1982), Les effets négatifs d’un casier judiciaire au niveau de l’emploi. Les cahiers de l’École de criminologie, no 8, Montréal : École de criminologie.p.114)

Une recherche récente (Metcalf, H., Anderson, T., Rolfe, H., (2001), Barriers to employment for offenders and ex-offenders.

Dumont, H., (1996), Le casier judiciaire : criminel un jour, criminel toujours?, dans Les journées, Maximilien-Caron 1995, Le respect de la vie dans l’entreprise : de l’affirmation à l’exercice d’un droit. Montréal : Thémis.

Selon l’expression de la Loi sur le casier judiciaire. Avant 1992, la loi faisait référence à la notion de pardon. On utilise aussi l’expression «personne graciée».

Selon l’article 730(3) du Code criminel, «Le délinquant qui est absout […] est réputé ne pas avoir été condamné à l’égard de l’infraction»

Solliciteur général du Canada, (2003), Aperçu statistique : Le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, p.98.

Bélanger, B., (2001), La détermination de la peine dans les tribunaux de juridiction criminelle pour adultes 1999-2000, Juristat, 21, 10, Ottawa : Centre canadien de la statistique juridique.