Revue Porte Ouverte

Des citoyens engagés au mieux-être de nos communautés

Par Chloé Leclerc,
Professeure, École de criminologie, Université de Montréal

Être jugé par ses pairs : Pertinence et légitimité des procès par jury

De simples citoyens peuvent parfois jouer un rôle primordial dans le système de justice en étant appelés à faire partie d'un jury. Les procès devant jury sont rares (moins de 1 % des causes entendues), mais ils font l'objet d'une importante couverture médiatique. Certaines causes très médiatisées, comme le procès Norbourg, avorté en 2010 suite à l'incapacité du jury d'arriver à un verdict, ou encore le verdict très controversé de Guy Turcotte en 2011, ont suscité des débats sur la pertinence et la légitimité de l'institution du jury.

La pertinence du jury

Le premier motif évoqué pour soutenir l'institution du jury est la pertinence des jurés qui auraient des raisonnements différents des juges, ce qui pourrait théoriquement contribuer à des verdicts plus justes. Plusieurs arguments sont mis de l'avant pour justifier les différences pouvant exister entre les décisions des juges et des jurés. D'abord, les juges ont une connaissance préalable de la loi et ils sont tenus de s'y conformer. Certains proposent que les jurés n'ont pas le même cadre légal et qu'ils peuvent donc insuffler une dose de «rationalité» ou de «bon sens» dans certains verdicts. Le concept de nullification de la loi est utilisé pour définir ces situations où les jurés, en fonction de leurs valeurs personnelles et de leur sens de la justice, choisissent volontairement de ne pas tenir compte de la loi pour rendre une décision favorable à l'accusé. L'exemple le plus classique est l'acquittement du docteur Morgentaler par un jury. Ensuite, le juge prend ses décisions en fonction des connaissances et expériences acquises dans des causes similaires. Certains proposent que ce manque de connaissances pratiques des jurés les protège de certains biais ou raccourcis mentaux qu'ils pourraient faire en associant à tort, les faits de la cause, à des faits similaires vus dans d'autres affaires. L'argument inverse est aussi souvent évoqué par les opposants au procès par jury, qui craignent quant à eux que les citoyens ne détiennent pas les compétences et l'expérience nécessaires pour comprendre les preuves ou les témoignages complexes. Finalement, plusieurs insistent sur l'importance de la délibération de groupe pour arriver à une décision juste et éclairée. Pour certains, l'obligation de discuter des différents éléments de preuves avec des pairs aux idées variées, assure une certaine qualité de la décision finale. Le fait que la décision soit prise par un jury composé de 12 personnes aux vues différentes les protégerait en quelque sorte contre des biais de discrimination ou des erreurs d'interprétation de la preuve.

Les recherches sur les jurés arrivent à la conclusion qu'il existe généralement un bon consensus entre la décision des juges et des jurés. L'étude classique de Kalven and Zeisel en 1966 demandait à des juges d'évaluer les procès par jury qu'ils avaient présidé et de rendre leur propre décision. Leurs conclusions, répliquées plusieurs fois par la suite, étaient à l'effet que les juges et les jurys s'entendaient généralement sur le verdict (78% des causes), mais qu'il existait une asymétrie dans les sources de désaccords. En effet, alors que le jury condamnait dans seulement 3% des causes où le juge acquittait, les juges condamnaient bien plus souvent que le jury (19% des causes). Plusieurs études ont par la suite répliqué ces résultats et tenter d'expliquer les différences observées (par exemple Heur et Penrod, 1994 ou Eisenberg et al., 2005). Règle générale, on trouve que les sentiments des jurés face à l'accusé, leurs désaccords face la loi, mais surtout l'évaluation des preuves et l'interprétation différente qu'ils font de la notion de doute raisonnable peuvent expliquer ces différences. L'ensemble des auteurs insiste sur le fait que leurs analyses ne permettent pas de conclure que le jury est moins compétent pour comprendre ou analyser les preuves (même les plus complexes) et que les différences émergent surtout dans la manière de les interpréter.

Si plusieurs recherches se sont intéressées aux impacts des jurés sur les décisions des tribunaux, très peu se sont attardées aux impacts des procès sur les jurés.

D'autres recherches, qui ont surtout porté sur l'effet des délibérations, montrent qu'environ 90% des verdicts sont conformes au verdict majoritaire lors du premier vote et cela amène plusieurs auteurs à conclure que les délibérations ont rarement un impact déterminant sur le choix des jurés et qu'elles servent rarement à renverser complètement un verdict (voir Devine 2012, chapitre 7 pour une recension de ces études). De plus, l'analyse du processus de délibérations suggère que tous les citoyens ne sont pas égaux lors de ce processus. En effets, les jurés n'ont pas tous le même temps de parole, ni le même impact sur les discussions. Il ressort presque inévitablement des «leaders», souvent des hommes blancs et éduqués (Devine, 2012), qui remettent en question l'idée d'un jury qui agit comme une véritable démocratie dans laquelle toutes les perspectives et tous les points de vue sont entendus. Finalement, si certaines études ont voulu vérifier qui du groupe ou de l'individu était davantage biaisé (par la prise en compte d'une preuve jugée inadmissible par exemple), les résultats sont souvent contradictoires (e.g. Kramer, Kerr et Carroll, 1990). Si on conclut que les délibérations peuvent amener les jurés à examiner les faits de manière critique et neutre, réduisant les biais, on reconnaît également que la délibération peut avoir pour effet d'amplifier certains biais. Kerr et ses collègues (1996) concluent qu'il existe un si grand nombre de facteurs qui peuvent influencer la présence de biais (taille du groupe, les jugements individuels de départ, l'ampleur et le type de biais, le processus décisionnel, etc.) qu'on ne peut dégager de tendance générale permettant de trancher qui, du groupe ou de l'individu, est davantage biaisé.

Bref, la littérature sur les jurés et les juges tend à démontrer que si les juges et les jurés arrivent parfois à des verdicts différents (soit dans un cinquième des causes), ce n'est pas tant parce que l'un est capable de prendre de meilleure décision que l'autre, mais c'est principalement parce qu'ils n'ont pas la même lecture de ce qui constitue un doute raisonnable (le juge étant capable d'accepter un doute plus grand).

La légitimité du jury

Le deuxième motif évoqué pour justifier l'institution du jury est sa légitimité en tant que gage de démocratie. Les théories conflictuelles de la criminalisation suggèrent que l'élite (les législateurs, les juges, etc.) crée et entretient un système de justice qui sert avant tout à la protéger : ils criminalisent la petite délinquance dont sont victimes les gens au pouvoir (vol, cambriolage, etc.), tout en protégeant les criminels plus souvent associés à l'élite ou à sa classe sociale (auteur de corruption, de criminalité financière, etc.). Un des arguments avancés pour le maintien des procès par jury est qu'ils sont nécessaires pour assurer une participation de la collectivité dans le système de justice et qu'ils servent à ce que les valeurs de la communauté soient représentées dans les décisions prises par les tribunaux. De plus, en impliquant les citoyens dans le processus judiciaire, on espère assurer une certaine éducation du public et que cette expérience puisse améliorer la confiance que les citoyens portent au système de justice.

Le droit à un procès devant jury (pour toute personne accusée d'un crime passible de 5 ans de prison ou plus) vient de cette idée d'avoir le droit d'être jugé par ses pairs, par des gens en qui l'accusé a confiance. Comme l'accusé a théoriquement le choix d'avoir son procès devant jury ou devant juge seul, on peut supposer que ce choix contribue à améliorer son sentiment de justice par rapport au processus judiciaire. Or, aucune étude empirique ne semble s'être intéressée au point de vue de l'accusé sur cette question.

En Australie, Warner et Davis (2011) ont pu démontrer que le fait de servir comme juré avait contribué à améliorer les opinions que se faisaient la plupart des participants du travail des tribunaux. En effet, ils constatent que la majorité des jurés utilisent leur expérience et leur nouvelle connaissance pour réévaluer plus favorablement le travail des tribunaux. Ces citoyens expliquent lors d'entrevue que leur participation comme juré leur avait fait prendre conscience des enjeux liés à la prise de décision, que cela leur avait fait éprouver de l'empathie pour l'accusé et fait tomber plusieurs préjugés (ils arrivaient mieux à comprendre le parcours et le motif de l'accusé). Or, dans leur étude, Warner et Davis (2011) constatent que cette remise en question ne s'observe pas chez tous les citoyens. Pour une minorité de jurés, leur expérience n'a pas modifié leur opinion plus générale des tribunaux et ils continuent de croire que les tribunaux ne sont pas assez sévères à l'égard des criminels. Ces citoyens expliquent la stabilité dans leurs opinions par le fait que l'affaire à laquelle ils avaient assisté n'était pas représentative des crimes généralement entendus devant les tribunaux, soit parce que l'accusé n'était pas un «vrai criminel» (et cela même si la plupart avaient des antécédents judiciaires) ou parce que le crime n'était pas aussi sordide qu'ils avaient imaginés en répondant à la question plus générale sur les sentences des tribunaux. Les auteurs trouvent également que dans de rares exceptions, les individus n'étaient pas d'accord avec la peine imposée dans leur affaire et que cela les avait amené à passer d'une opinion neutre ou favorable de la justice à une opinion plutôt défavorable. Cela dit, ce qu'il faut retenir de la majorité des études sur les perceptions des ex-jurés, c'est qu'ils sont presque unanimement (autour de 98 %) très satisfaits de leur expérience, du verdict et du travail des différents acteurs judiciaires (Bornstein et al. 2005) et comme le suggèrent Warner et Davis (2011) ces expériences ont pour effet d'augmenter la satisfaction face au système de justice dans son ensemble pour une large proportion d'entre eux. Or, l'expérience comme juré demeure rare. Dans un sondage effectué au Canada seuls 5 % des citoyens disaient avoir déjà servi comme jury et 29% rapportait connaître quelqu'un qui avait servi comme jury (Doob, 1979). Malgré tout, il semblerait que le concept des procès par jury puisse aussi contribuer à la confiance de l'ensemble des citoyens puisqu'une bonne partie de ceux qui n'avaient pas encore servi comme juré en avait une image très positive (Doob, 1979). Bref, de manière générale, les citoyens, ayant servi comme juré ou non, rapportent très majoritairement soutenir cette institution et y voient une pertinence et une légitimité.

En conclusion, si les jurys ont des impacts somme tout marginaux sur l'ensemble des décisions prises par les tribunaux (à cause de leur rareté, mais aussi de leurs décisions souvent conformes à celle des juges), ils peuvent avoir des impacts relativement importants dans certaines causes, en insufflant une certaine modération, un doute, ou certaines valeurs de la communauté. Mais plus important encore, l'institution du jury peut contribuer à préserver la confiance du public dans l'institution de la justice. Si plusieurs recherches se sont intéressées aux impacts des jurés sur les décisions des tribunaux, très peu se sont attardées aux impacts des procès sur les jurés. Or, des études ont bien démontré le stress et les problèmes qui pouvaient être liés au fait de servir comme juré. Ces problèmes peuvent provenir de l'exposition à des preuves difficiles (photo, témoignage, vidéo, etc.), au processus de délibération (notamment la séquestration ou les tensions dans le groupe), à la difficulté d'arriver à un verdict ou à la peur de commettre une erreur et aux bouleversements que la participation au jury peut créer dans le quotidien de la personne.

Le soutien offert aux jurés

Si on souhaite conserver cette institution, il apparaît important de réfléchir à la manière dont on peut soutenir les gens après ce processus. Pour le moment, au Canada cinq séances peuvent être offertes gratuitement à la demande des jurés. Or, plusieurs études (surtout américaines) montrent que de nombreux jurés souffrent de conséquences physiques ou psychologiques (notamment de syndrome de stress post-traumatique) sans nécessairement demander de l'aide (voir Anand et Manweiller, 2005 pour une recension). Bien que l'on puisse se douter que le visionnement du vidéo du meurtre de Luka Rocco Magnotta ou le récit détaillé de la mort des enfants de Guy Turcotte peut avoir des impacts importants sur les jurés, très peu d'attention a été portée à ces questions et la recherche au Canada est particulièrement lacunaire (Anand et Manweiller, 2005). Il semble pourtant essentiel d'avoir une réflexion de fond sur les conséquences de cet engagement civique, mais surtout d'envisager la mise en place de stratégies pour limiter leurs impacts.


Références

Anand, S., & Manweiller, H. (2005). Stress and the Canadian criminal trial jury: a critical review of the literature and the options for dealing with juror stress. Crim. Law Quarterly, 50, 403.

Bornstein, B. H., Miller, M. K., Nemeth, R. J., Page, G. L., & Musil, S. (2005). Juror reactions to jury duty: perceptions of the system and potential stressors. Behavioral sciences & the law, 23(3), 321-346.

Devine, D. J. (2012). Jury decision making: The state of the science. NYU Press.

Doob, A.N. (1979) Canadian juror's view of the criminal jury trial. Study paper. In Studies on the Jury by the Law
Reform Commission of Canada. Ottawa: Law Reform Commission.

Doob, A.N. (1979) Public's view of the criminal jury trial. Study paper. In Studies on the Jury by the Law Reform
Commission of Canada. Ottawa: Law Reform Commission.

Eisenberg, T., Hannaford‐Agor, P. L., Hans, V. P., Waters, N. L., Munsterman, G. T., Schwab, S. J., & Wells, M. T. (2005). Judge-Jury Agreement in Criminal Cases: A Partial Replication of Kalven and Zeisel's The American Jury.
Journal of Empirical Legal Studies, 2 (1), 171-207.

Heuer, L., & Penrod, S. (1994b). Trial complexity: A field investigation of its meaning and its effects. Law and
Human Behavior, 18, 29-51.

Kalven Jr, H., & Zeisel, H. (1967). The American Jury. Boston: Little, Brown & Co

Kerr, N. L., MacCoun, R. J., & Kramer, G. P. (1996). Bias in judgment: Comparing individuals and groups. Psychological review, 103 (4), 687.

Kramer, G. P., Kerr, N. L., & Carroll, J. S. (1990). Pretrial publicity, judicial remedies, and jury bias. Law and Human Behavior, 14, 409-438.

Warner, K., & Davis, J. (2012). Using jurors to explore public attitudes to sentencing. British Journal of Criminology, 52(1), 93-112.