Revue Porte Ouverte

Criminalité : Impacts sur les proches

Par Agnès Bila,
Directrice de CFAD

et Marie-Josée Poirier,
Coordonnatrice du programme mère-enfant de CFAD à l'Établissement Leclerc de Laval

La Famille : au cœur de l’approche de réinsertion de continuité-famille auprès des détenues (CFAD)

Depuis les années 1980, en fait depuis que CFAD existe, le lien mère-enfant, et par conséquent la famille, sont au cœur de notre mission, de notre approche et de nos actions, comme en témoigne le nom Continuité-famille auprès des détenues. Dans leur pratique quotidienne, les intervenantes de CFAD sont à même de constater l’impact de l’incarcération d’une femme sur sa famille.

Par ses programmes, CFAD accompagne les femmes ayant des démêlés avec la justice en cour (pour les aider à éviter la prison, si possible), durant leur période d’incarcération (le cas échéant) et, bien entendu, pendant leur parcours de réhabilitation sociale et de réinsertion dans la communauté. Dans le cadre de ce texte, nous parlerons surtout de nos expériences au sein du programme mère-enfant, en établissement carcéral.

Continuité-famille auprès des détenues mise sur le lien mère-enfant tout simplement parce qu’une majorité1 des femmes judiciarisées sont des mères et parce que les femmes auxquelles CFAD apporte son soutien nous disent, depuis nos débuts, combien la séparation d’avec leur(s) enfant(s)2 est la conséquence la plus douloureuse de leur incarcération et de leur judiciarisation. Voilà pourquoi le programme à l’origine de CFAD est le programme mère-enfant offert pendant plus de 25 ans à l’établissement Maison Tanguay, et qui se poursuit et se développe encore aujourd’hui à l’établissement Leclerc.

L’importance du lien mère-enfant ne se résume pas à un constat sur lequel nous aurions basé notre « offre de services ». L’importance que Continuité-famille auprès des détenues accorde au lien mère-enfant repose avant tout sur la conviction que ce lien constitue pour les participantes à nos programmes un facteur puissant de motivation pour s’engager dans leur réinsertion et la mener à bien, en dépit de toutes les embûches prévisibles.

Le choc de la séparation

Lorsqu’une femme est condamnée à une peine de prison, l’impact initial sur sa famille est brutal et il touche autant ses enfants que ses parents, ses frères et ses sœurs, autant le père de ses enfants que son conjoint ou sa conjointe.

En prison, une mère peut décider dans un premier temps ne pas dire à ses enfants, lorsqu’elle communique avec eux au téléphone, où elle se trouve et pourquoi. La honte de se retrouver en prison peut aussi la dissuader de faire appel au programme mère-enfant. Au début d’une sentence, parmi les mères que CFAD approche, un certain nombre espère que leur remise en liberté se fera dans les plus brefs délais, sans avoir à recourir à nos services. La majorité des mères ne tarde cependant pas à nous faire signe. C’est alors que nos contacts avec les familles s’amorcent.

La première conversation avec la famille d’une femme incarcérée peut prendre de nombreuses formes. La personne que nous contactons est la personne que la mère a désignée dans sa demande de participation au programme mère-enfant. Parce que CFAD ne peut en aucun cas assurer le transport des enfants jusqu’à l’établissement de détention, la coopération de la famille est indispensable pour que mère et enfant puissent se retrouver pour un séjour de 24 heures ou une activité d’un après-midi à l’occasion d’une fête familiale comme l’Halloween ou Noël. La famille partage souvent les réticences de la mère d’exposer les enfants à l’environnement rébarbatif de la prison et à la réalité de la situation dans laquelle leur mère se retrouve, le temps de son incarcération. C’est avec respect et empathie que nous faisons valoir combien la séparation est, règle générale, plus douloureuse à vivre pour les enfants s’ils n’ont pas de contact avec leur mère, et s’ils ne peuvent pas se rassurer en personne et en parlant avec leur mère qu’elle va bien et qu’ils ne devraient en aucun cas porter la responsabilité de la situation dans laquelle elle se retrouve.

La plupart des familles seront éventuellement sensibles à ces arguments. Les secrets de famille qui pèsent d’une génération à l’autre ont convaincu bien des gens que le silence peut être plus nocif que la vérité, dans la mesure où celle-ci est communiquée aux enfants en tenant compte de leur degré de maturité et avec des mots qui leur parlent.

Le programme mère-enfant offre aussi aux grands-parents, aux pères, ou aux conjoints impliqués dans une garde partagée, un répit dans les soins à donner aux enfants. Dans le cas des familles nombreuses, les grandes sœurs et les grands frères bénéficient également de ce répit. Cet aspect est loin d’être négligeable car l’absence de la mère affecte la famille, dans la dynamique des rapports entre tous les membres de la famille et dans sa vie quotidienne (perte de logement ou de biens personnels, baisse de revenus, difficulté à l’école et dans les relations avec les pairs pour les enfants)2. Ce temps de répit que le programme mère-enfant procure à la famille peut faire en sorte que la mère compense un peu, à la mesure de ce que lui permet son incarcération, les bouleversements que l’incarcération fait vivre à sa famille.

Les familles surmontent souvent des obstacles considérables pour que mère et enfants puissent profiter des activités de CFAD. Les familles qui vivent loin de l’établissement Leclerc (situé à Laval) parcourent parfois de grandes distances et doivent faire appel à des proches qui habitent Montréal et ses environs pour que la personne responsable du transport des enfants soit hébergée pendant une visite familiale de 24 heures, par exemple. Si CFAD peut fournir une aide financière pour défrayer le coût de l’essence, il n’en reste pas moins que l’impact de l’incarcération de la mère se chiffre souvent pour la famille en perte de revenus et en dépenses supplémentaires. Pour des familles défavorisées et en difficulté, cet impact peut être difficile à absorber.

L’impact de l’incarcération de la mère sur ses enfants varie par ailleurs, selon l’âge des enfants. Depuis janvier 2017, le programme mère-enfant s’adresse aux enfants de 16 ans et moins. Auparavant la limite d’âge était de 14 ans. Cette année, nous apprenons à nous familiariser avec des enfants plus à même de dialoguer avec leur mère et de lui poser des questions qui peuvent la confronter. Leur bonheur de retrouver leur mère est manifeste; les soirées passées à jaser et à rire sur le divan du salon le démontrent. Avec des enfants plus âgés, la visite de 24 heures est en même temps l’occasion de discussions prenantes, voire exigeantes pour la mère.

L’impact de l’incarcération de la mère sur la famille augmente lorsque la mère est à la tête d’une famille monoparentale, et les études tendent à démontrer qu’environ deux tiers des mères incarcérées assument en tant que seul parent actif la responsabilité de leur famille. Dans les cas où le père des enfants n’était pas présent, il est plus improbable qu’il prenne part aux efforts de la famille étendue pour s’occuper des enfants et atténuer l’impact de l’incarcération dans leur vie. Plus souvent qu’autrement, les grands-parents prennent la relève; cela peut impliquer pour des personnes à la retraite une précarisation de leur situation financière et un réaménagement majeur de leur vie si les enfants viennent habiter avec leurs grands-parents.

La récidive : un impact multiplié

Dans le cadre du programme mère-enfant, notre expérience la plus courante met en lumière des familles qui choisissent de s’impliquer pour permettre que le lien mère-enfant soit maintenu, voire rétabli, pendant la période d’incarcération de la mère, même lorsque cette implication coûte aux familles du temps, des ressources et leur quiétude. Lors de nos interactions avec les familles, nous rencontrons aussi des familles qui estiment ne pas pouvoir s’impliquer parce que l’impact serait trop considérable, au plan personnel et au plan matériel. Ces familles peuvent vouloir protéger l’enfant. Il arrive aussi que les parents de la femme incarcérée ou le conjoint aient besoin de plus de temps pour accepter son incarcération et ressentir moins de colère et de déception. Cela s’avère vrai en particulier dans les familles où la mère n’en est pas à son premier séjour en prison. Bien que notre intention dans le cadre de ce texte ne soit pas de débattre de la récidive, nous nous accordons avec les données statistiques qui démontrent que la majorité des personnes contrevenantes ne retournent pas en prison. Dans le cas des femmes ayant terminé leur période de probation en 2007-2008, une Enquête sur la récidive/reprise de la clientèle confiée aux Services correctionnels du Québec3 mentionne un taux de récidive de 20 % pour une nouvelle condamnation et un taux de 9 % pour une nouvelle période d’incarcération, durant les deux années qui ont suivi la fin de la période de probation.

Pour en revenir à l’expérience « sur le terrain » de CFAD, il nous apparaît que, pour les familles touchées par une situation de récidive, l’impact de l’incarcération de la mère à plus d’une reprise multiplie les conséquences. Il est entre autres plus fréquent que les enfants fassent l’objet d’un suivi par les services sociaux pouvant aller jusqu’à une prise en charge des enfants par la direction de la protection de la jeunesse. Selon la perception que la famille a de la DPJ, cela peut être vécu comme un événement traumatisant. L’éclatement de la famille n’est pas à exclure si les mesures de protection de l’enfant ne font pas appel à la famille et optent plutôt pour le placement des enfants jusqu’à leur majorité.

Dans nos échanges avec les familles et, plus récemment, les enfants que l’on peut qualifier de pré-adolescents, nous remarquons que l’amour pour la personne incarcérée s’accompagne, dans les situations de récidive, de découragement, d’incompréhension et d’impuissance. Le modèle, dans la croyance populaire, d’un séjour en prison qui donne une « bonne » leçon et règle, par son pouvoir de dissuasion, le fait de commettre des infractions se trouve, de toute évidence, dans les situations de récidive, en butte à des problèmes plus complexes.

Les problèmes les plus criants semblent être en lien direct avec le profil des femmes judiciarisées. Selon des données compilées par la Société Elizabeth Fry du Québec (2009), plus de la moitié des femmes judiciarisées seraient aux prises avec des problèmes de polytoxicomanie et près de 80 % d’entre elles auraient déjà été victimes de violence sexuelle ou physique : viol, inceste, mauvais traitements dans l’enfance ou violence conjugale.

Pour les femmes judiciarisées, le soutien de la famille pendant l’incarcération et lors du retour dans la communauté n’est donc pas acquis d’emblée car une vie familiale dysfonctionnelle peut, dans les faits, être à l’origine d’actes et de blessures qui ont mené une femme à développer une dépendance à l’alcool ou aux drogues et à se rendre coupable d’infractions à la loi, du fait de cette dépendance qui l’accapare. Quand une famille ne peut pas, de par ses carences, constituer une source de réconfort pour la femme incarcérée et qu’elle ne peut pas lui apporter de soutien, cette famille n’en ressent pas moins l’impact de l’incarcération d’une femme qui est une mère, une fille, une conjointe ou une sœur, un impact qui s’ajoute à des difficultés déjà existantes et éprouvantes.

En côtoyant les familles des femmes que CFAD accompagnent, nous avons aussi été à même de constater que la toxicomanie n’est pas systématiquement en lien avec une famille dysfonctionnelle. Dans nos interventions nous veillons à demeurer vigilantes pour ne pas juger de façon convenue les femmes qui font appel à CFAD et leur famille. Il n’en demeure pas moins que, dans ces situations où abus physiques ou sexuels, polytoxicomanie, infractions à la loi et récidives sont étroitement liés, nous ne pouvons qu’ajouter notre voix aux groupes et aux individus qui préconisent davantage de programmes de traitement de la dépendance et davantage de thérapies, dans l’espoir d’un recours moindre à l’incarcération et de l’amorce d’un cheminement vers le mieux-être pour la personne et, à plus long terme, sa famille.


Références

1. De nombreuses études tendent à démontrer qu’entre la moi é et les trois quarts des femmes incarcérées ont au moins un enfant (Macleod, 1986; Shaw, 1991; Wine, 1992; Bloom et Steinhart, 1993; Caddle et Crisp, 1997). Malgré l’absence de sta s ques précises, MacLeod (1986) es me que, bon an mal an, environ 5000 enfants sont touchés par l’incarcéra on de leur mère au Canada. 
2. Le fait d’être séparé de sa mère peut, selon Gabel (1995), être une expérience trauma sante pour un enfant et mener à des problèmes de comportement pour une minorité non négligeable d’enfants. Bloomet Steinhart (1993) en ont iden é plusieurs : performance scolaire à la baisse, rela ons plus di ciles avec leurs pairs, di cultés générales de comportement, etc. 
3 Sécurité publique Québec, Services correctionnels, Rapport synthèse 3 : La récidive / reprise des probationnaires ayant terminé leur période de pro- bation en 2007-2008.