La prison, peine de référence dans l’archipel pénal, est largement défendue par ses adeptes qui la présentent souvent comme une mesure « idéale ». En punissant sévèrement l’infracteur, elle est considérée favoriser la dénonciation des actes criminels tout en protégeant le corps social. Le recours à cette sanction s’est ainsi multiplié au cours des dernières décennies, englobant dans son filet toujours plus d’individus. En principe, selon l’article 718.1 du code criminel, seule la personne reconnue coupable doit être sanctionnée et ce, proportionnellement à son implication dans l’acte réprimé. Toutefois, les nombreux auteurs qui se sont penchés sur les enjeux de l’emprisonnement montrent que, malgré l’énonciation de ce principe fondamental, la mise en œuvre de cette sanction concerne plus souvent qu'autrement aussi les proches des condamnés, qu’il s’agisse des parents, des conjoints ou des enfants de l’infracteur.
Non seulement, la prison en elle-même, institution infâmante, est vécue comme une honte dont on ne souhaite pas parler à ses amis, mais encore le processus permettant d’accéder à l'institution on est particulièrement humiliant.
Si les effets de la peine sur le condamné ne sont plus à démontrer, ceux sur ses proches restent trop souvent malheureusement ignorés ou sous-estimés. Nous proposons donc ainsi ici une réflexion basée sur divers travaux de recherche (Guenat, 2016; Ricordeau, 2008, 2012; Touraut, 2012, 2013; Vacheret, Lalonde 2006; Vacheret, Brassard, 2015), questionnant l’effet de la prison sur les familles de détenus. Après avoir montré l’importance du maintien des liens familiaux durant la peine, nous verrons en quoi et jusqu’à quel point, la peine d’emprisonnement punit et stigmatise les familles, quand bien même elles n’ont aucune responsabilité dans les agirs délictuels du condamné.
La famille, un rôle essentiel durant et après la peine
Se retrouver condamné à une peine privative de liberté engendre de nombreuses souffrances pour la personne incarcérée. Enfermée, contrôlée, sa liberté disparue, elle est dépossédée à la fois de son statut et de son pouvoir décisionnel sur le déroulement de sa vie quotidienne. La peine l’amène ainsi à perdre les ancrages sociaux, familiaux et professionnels qui constituaient l’ensemble de son univers. Les ruptures et l’isolement qui en découlent sont particulièrement difficiles à vivre que ce soit durant l’exécution de la sentence ou au moment du retour en collectivité. La famille – universellement reconnue comme « aidant naturel », notamment dans les étapes difficiles de la vie, naissance, chômage, problèmes de santé - devient alors une ressource-clé pour le condamné.
Les chercheures Caroline Touraut, Gwenola Ricordeau Marion Vacheret et Ninon Lalonde notamment, ont montré qu’au moment du prononcé de la peine et durant la détention, les proches apportent un soutien affectif et psychologique au condamné. L’accompagnement durant le procès, les visites durant la détention permettent à la personne incarcérée de passer au travers de l’épreuve pénale, de conserver une certaine identité familiale et sociale, et de briser, même partiellement, sa solitude. Parallèlement, la famille offre un appui économique et matériel non négligeable. Paiement des frais judiciaires, envoi de colis, dépôt d’argent sur le compte du détenu, cet apport financier est essentiel pour la survie quotidienne de très nombreuses personnes incarcérées.
Claire Guenat de son côté montre qu’au moment du retour en collectivité, la présence de la famille prend une importance majeure. Qu’il s’agisse d’offrir un hébergement, de prêter de l’argent, de faciliter l’accès à un emploi, le soutien des proches est essentiel dans le processus de réintégration communautaire, alors même que le dossier judiciaire et la durée de l’emprisonnement ferment de nombreuses portes aux condamnés. Le support affectif de parents permet aussi à l’ex-détenu de récupérer une identité de citoyen, générant sinon un sentiment de pardon du moins de reconnaissance en sa capacité de réintégration sociale. Celle-ci favorise alors une reconstruction identitaire, notamment lorsqu’un proche a lui-même besoin de soutien ou d’accompagnement – ascendant vieillissant ou enfant en bas âge par exemple -. Toutefois, quel que soit l’importance de la famille, force est de constater que les proches de la personne incarcérée se retrouvent plus souvent qu’autrement considérés avec méfiance et suspicion et traités davantage comme des délinquants que comme des vecteurs essentiels dans un processus de réinsertion sociale. Indépendamment de leur non implication dans le délit, la peine s’étend jusqu’à eux, et tout concourt à rendre le maintien des liens difficiles.
La prison punit les contrevenants… et leurs familles!
Le caractère punitif de la privation de liberté n’est plus à démontrer. En plus de la solitude et de l’isolement, les contraintes de la vie en grand nombre dans un espace étroit et confiné engendrent de multiples pertes importantes pour la personne qui se retrouve à purger de longs mois derrière les barreaux. Or, il ressort des études menées auprès de condamnés et de leurs proches, que ces dimensions rétributivistes -intrinsèques à l’idée même de punir une personne en raison de sa responsabilité dans les actes contraires aux normes sociales en vigueur-atteignent également les familles, quoi qu’elles soient extérieures à l’infraction.
D’une part, l’élément central de la peine privative de liberté est que celle-ci crée une séparation d’avec le condamné. Décidée parfois délibérément par le détenu en raison des souffrances que les échanges épisodiques – rares et contrôlés– génèrent, « Je ne veux pas qu’ils viennent me voir ici! Mon gars a 9 ans, ma fille a 6 ans, et je ne veux pas qu’ils sachent que papa est en dedans », « Pour moi, j’ai perdu mon mari. Je veux divorcer pour lui rendre sa liberté … je ne veux pas qu’il m’attende » ; ou imposée par les conditions mêmes de l’exécution de la peine et la complexité du maintien de relations positives et constructives durant celle-ci, la fracture entre proches et condamnés est majeure. L’emprisonnement est ainsi synonyme à minima d’un étirement des liens, voire d’une rupture totale de ceux-ci. Outre un alourdissement des tâches et des responsabilités quotidiennes, dont l’éducation des enfants, les familles subissent ainsi de plein fouet une grande perte, celle de relations affectives. Les conjoints se retrouvent « célibataires » par obligation, les enfants sont privés non seulement de fêtes familiales marquantes mais aussi de la présence de leur parent pour les activités quotidiennes et ne peuvent tout simplement pas partager avec eux leurs espoirs, leurs rêves ou leurs déceptions. De leur côté les parents vieillissants sont privés du soutien que leur fils ou fille incarcérés leur apporterait en cas de maladie ou de décès.
D’autre part, lorsque les liens sont maintenus, ceux-ci sont synonymes de coûts financiers et personnels. Les téléphones comme les déplacements pour les visites sont extrêmement dispendieux et à la charge des familles. En outre, le revenu familial se retrouve réduit par la perte de l’emploi du condamné et, le cas échéant, par l’éloignement du lieu de détention. Touraut (2012, 2013) indique ainsi que certaines familles doivent quitter leur emploi en raison du temps requis pour les trajets. Parallèlement, en désirant maintenir les liens, les proches des personnes incarcérées se retrouvent à vivre une importante perte de pouvoir décisionnel. À l’instar du condamné, pour avoir accès aux établissements carcéraux, les familles sont soumises non seulement à des vérifications pointues mais encore à des décisions administratives sur lesquelles elles n’ont aucun pouvoir d’action. Les heures et journées de visites sont décidées unilatéralement et leur accès comme leurs modalités sont minutieusement contrôlés par des fouilles, des enquêtes, des vérifications de toutes sortes. De simples échanges avec un parent, un enfant, un amoureux deviennent ainsi assujettis au bon vouloir d’autorités carcérales, lequel s’appuie sur une évaluation en termes de risques, de garanties et de bons comportements et que les familles ne contrôlent pas et qu’elles ne peuvent remettre en cause. À tout moment un refus de visite peut ainsi leur être imposé. Cette perte d’autonomie se conjugue avec une insécurité importante.
En effet, confrontées à un certain arbitraire dans leur possibilités de maintien des contacts – visites interdites ou annulées le jour même pour des raisons de sécurité (fouille générale dans l’établissement; test positif d’entrée de substance illégale; personne incarcérée placée en isolement ou transférée au dernier moment etc.), les familles de détenus révèlent ressentir beaucoup de peur au moment de leur entrée dans l’institution. « Elle était toute en sueur dans la VFP; elle transpirait. Elle venait de passer une étape, de passer toute l’affaire de fouille.»
La prison isole, exclu, met à l’écart, stigmatise le détenu... et sa famille!
En l’enfermant entre quatre murs, la peine privative de liberté dénonce et exclu socialement un contrevenant. La condamnation définit ainsi le condamné comme un « mauvais citoyen »; non fiable, dont la parole n’est pas crédible en raison des actes commis. Elle vise également à neutraliser – au moins temporairement – une personne qui est considérée mettre en danger l’ordre social en vigueur. La situation d’exclusion sociale associée à la sentence engendre alors isolement et stigmatisation. Or, bien que la condamnation pénale ne vise que le contrevenant responsable des délits commis, les études montrent que la famille de ce dernier vit également - par contagion - rejet et blâme. Selon Touraut (2014) il y a diffusion, contamination du stigmate carcéral.
D’une part, le stigmate de la sentence affecte les proches. Non seulement, la prison en elle-même, institution infâmante, est vécue comme une honte dont on ne souhaite pas parler à ses amis, mais encore le processus permettant d’accéder à l’institution est particulièrement humiliant. À l’instar du détenu soumis à des fouilles régulières, les proches doivent se dévoiler, mettre à nu leur vie, s’ils veulent avoir le droit de maintenir les contacts. Scrutées à la loupe dans leurs comportement sociaux (travail, logements, relations), les familles sont aussi observées avec minutie (attitudes, propos, tenues vestimentaires) lorsqu’elles demandent à entrer dans un établissement pour une visite, ou lorsqu’elles se proposent comme répondants pour la sortie. Dans ce cadre, les risques d’introduction d’objets illégaux au moment des visites ou ceux d’être victimes d’abus de la part du contrevenant incarcéré, font qu’elles sont regardées soit avec méfiance et suspicion, soit avec pitié et mépris, quels que soient leur âge et leur situation sociale.
D’autre part, la condamnation d’un proche engendre une forme de relégation sociale. Le statut de parent, de conjoint ou d’enfant d’un détenu, prend le pas sur toute autre identité sociale. Le fait d’avoir un proche condamné peut affecter les réseaux sociaux des familles, voire la composition familiale elle-même. Ricordeau indique ainsi que nombreux sont les proches de personnes incarcérées qui se désocialisent soit délibérément, soit parce que leur entourage, une fois la situation connue, coupe les ponts avec eux. Également cette situation, émotionnellement difficile, peut engendrer dépression, fatigue, stress, angoisse et difficultés de toute sorte, amenant selon Touraut, des conjoints ou des parents de détenus à « vivre la prison ». Certains proches de condamnés indiquent ainsi « ne penser qu’à cela », vivre un sentiment d’enfermement et avoir l’impression que leur vie reste suspendue tout au long de la sentence.
Conclusion
Il ressort ainsi de nos réflexions qu’indépendamment du principe d’individualisation de la peine, la famille subit de plein fouet les effets d’une condamnation pénale tout en représentant parallèlement le point d’ancrage indispensable pour un retour constructif dans la collectivité. Grand paradoxe de notre système, la famille n’est pas visée par la condamnation mais est punie au même titre que la personne directement reconnue coupable. Il s’agit bien là d’une extension du filet pénal dont tout un chacun nous devons avoir conscience.
Références
Guenat, C. (2016). Le retour en communauté des détenus âgés. Mémoire de maitrise, Université de Montréal.
Ricordeau, Gwenola (2008) « Les détenus et leurs proches. Solidarités et sentiments à l’ombre des murs » Paris, Autrement.
Ricordeau, Gwenola (2012) « Entre dedans et dehors : les parloirs », Politix 2012/1 (n° 97), p. 101-123.
Touraut, Caroline (2012), La famille à l’épreuve de la prison. Paris : PUF
Touraut Caroline (2013), « Aux frontières des prisons : les familles de détenus », Cultures & Conflits # 90 | été 2013. URL : http:// conflits.revues.org/18736.
Vacheret, M; Lalonde, N. (2006), « Les enjeux du maintien d’une relation enfant – parent détenu ». Les politiques sociales, n˚ 3 &4.
Vacheret, M; Brassard, V. (2015), « Le vécu des justiciables ». in La détention avant jugement, une pratique controversée. (Vacheret, Prates eds). Montréal : PUM.