Sur le plan de la connaissance scientifique, le rôle de la mère et l’impact de celle-ci par rapport au développement des enfants sont bien documentés. Par contre, historiquement, nous constatons que très peu d’études s’orientent spécifiquement vers les bénéfices associés au rôle des pères, et, par extension, ceux étant ou ayant été incarcérés. Bien qu’il y ait actuellement une recrudescence d’études quant à l‘importance du rôle du père et de leur engagement auprès des enfants, celles-ci demeurent nettement inférieures à celles concernant les mères. Pourtant, l’univers scientifique reconnait, à ce jour, que l’engagement paternel est associé au développement, chez l’enfant, d’un lien d’attachement réciproque, significatif et complémentaire à celui de la mère (Dubeau, 1995; Grossman et al., 2002; Paquette, 2004).
Celui-ci favorise aussi l’acquisition d’une autonomie plus fonctionnelle (Barette et al., 2002; Biller 1984; Boudreau, 1989; Le Camus, 1995; Tomasello, Conti-Ramsden, & Ewert, 1990), d’une estime de soi plus saine (Biller, 1984), de meilleures capacités d’apprentissage (Belksy, 1996; Lafortune et al., 2005), de résolution de problèmes, d’autorégulation et d’inhibition émotionnelle (Dixon et al., 1981; Labrell, 1996; Yogman, 1985). Par ailleurs, chez les enfants dont le père est engagé, on remarque l’emploi de meilleures habiletés sociales, des relations interpersonnelles plus harmonieuses (Le Camus, 2002), une meilleure réponse face aux situations d’imprévisibilité et de défi (Le Camus, 2004; Paquette, 2004) ainsi qu’une identité sexuelle mieux consolidée (Lemay, 1983; Roiphe & Galenson, 1987). Néanmoins, malgré les bénéfices potentiels d’un lien père-enfant significatif, force est de constater que ces résultats d’études n’ont, à ce stade-ci, que peu de répercussions sur le fonctionnement et l’organisation des institutions, notamment au plan judiciaire et carcéral (Lafrance, 2014).
Dans un autre ordre d’idées, d’autres écrits scientifiques font ressortir que la criminalité tend à se reproduire de façon intergénérationnelle (Lafortune et al., 2004). Ainsi, un enfant dont l’un des parents a été incarcéré au cours de sa vie aurait cinq (5) à six (6) fois plus de probabilités d’être judiciarisé à son tour (Barnhill, 1996). Également, les plus récentes données compilées par les Services Correctionnels du Canada (SCC) indiquent qu’au Canada, environ 60 % des détenus fédéraux ont des enfants.
C’est face à ce constat que le Programme Père-Enfant a vu le jour, en 2004, au CRC Maison Radisson inc., dans le cadre d’une recherche action, en partenariat avec trois universités québécoises, plus précisément l’Université de Montréal, l’Université du Québec en Outaouais et l’Université du Québec à Trois-Rivières. L’initiative a ensuite été diffusée à plusieurs autres maisons de transition dans la province du Québec.
Le Programme Père-Enfant vise à prévenir le risque de transmission intergénérationnelle de la criminalité et à réduire le risque de récidive des pères. Notons, au passage, que les statistiques tendent à démontrer que la préservation du lien avec les enfants représente un facteur de protection non-négligeable dans le processus de réhabilitation sociale de ces hommes. Ainsi, par l’acquisition et l’amélioration des compétences parentales, nous misons à bonifier la qualité du lien entre le père et l’enfant, de même qu’à favoriser l’engagement paternel sous toutes ses formes.
Plus spécifiquement, le Programme Père-Enfant comprend huit (8) séances de groupe, jumelant exposés magistraux, partage expérientiel et exercices pratiques, suivant différentes thématiques. En premier lieu, nous abordons la différence entre le rôle du père d’autrefois et d’aujourd’hui ainsi que la distinction entre les rôles du père et de la mère au sein de la famille. Ensuite, nous effectuons un survol des différentes formes d’engagement paternel, de façon à susciter des prises de conscience quant à leur situation personnelle. Vient ensuite le thème des styles parentaux, où le but recherché est d’évaluer les différentes interactions entre les parents et les enfants et de discuter des différentes pratiques parentales possibles et de leur répercussion sur chacun.
Le quatrième cours, quant à lui, vise la théorie de l’attachement et l’importance de la qualité du lien qui unit chaque membre de la famille. Au cours des deux ateliers qui suivent, le développement des enfants est abordé de la naissance à la fin de l’adolescence. Ces deux groupes comportent également de nombreuses mises en situation quant à différentes problématiques vécues par les enfants à différents âges et des interventions à privilégier. Les deux dernières séances, quant à elles, portent davantage sur l’impact de l’incarcération sur l’ensemble des membres de la famille (père, mère et enfants). Par ailleurs, nous abordons également certains autres thèmes (ex : famille reconstituée, famille monoparentale, etc.), selon les besoins exprimés par le groupe. Le but ultime du programme est donc d’accroître les connaissances liées au rôle du père et au développement des enfants et de favoriser de saines interactions entre les membres de la famille, afin qu’il en découle une amélioration du contexte de vie nécessaire à l’épanouissement de l’enfant et à la réinsertion sociale du père. Plus simplement, nous visons à améliorer le savoir, le savoir-être et le savoir-faire des pères judiciarisés en contexte familial.
D’autre part, soulignons que le programme s’adressait, au départ, aux pères qui vivaient en contexte d’incarcération ou en maison de transition. Nous avons cependant élargi l’accessibilité aux pères ayant connu des démêlés judiciaires en général. Nous avons donc été en mesure de rejoindre un plus grand échantillonnage de participants possédant chacun une trajectoire de vie unique. Voici donc quelques témoignages recueillis faisant état de différents impacts laissés par l’incarcération, autant sur eux-mêmes, que sur les enfants et leur entourage.
Dans un premier cas, un père aurait tout simplement perdu contact avec ses filles, puisque la mère, qui aurait obtenu la garde complète des enfants suite à la séparation, aurait déménagé à plus de 1000 km du lieu où monsieur habitait. Elle refusait également que monsieur entretienne des contacts avec ses enfants. Malgré des démarches effectuées auprès du Tribunal pour faire valoir ses droits parentaux, celles-ci demeurent infructueuses et nécessiteront un temps considérable avant de connaître une issue favorable.
La préservation du lien avec les enfants représente un facteur de protection non- négligeable dans le processus de réhabilitation sociale de ces hommes.
Dans une autre situation, monsieur relate que le délit, l’arrestation, l’incarcération et la remise en liberté ont été vécus comme différentes périodes de crise familiale qui auraient contribué à fragiliser la santé mentale de la mère. L’ensemble de ces facteurs ont généré l’apparition de plusieurs comportements marginaux chez leurs deux adolescents, dont la consommation d’intoxicants, l’absentéisme scolaire et la fréquentation de pairs peu recommandables. Par conséquent, en l’absence d’intervention préventive soutenue, il s’agit ici d’un contexte propice à l’émergence d’agirs délictueux tel qu’établi par la prémisse de la transmission intergénérationnelle de la criminalité.
Dans un autre cas, un père nomme avoir éprouvé beaucoup de remords et de sentiments d’impuissance, constatant que sa conjointe était confrontée à plusieurs difficultés, dont le manque de ressources financières, la stigmatisation du voisinage, le fait de devoir s’occuper seule des enfants et de devoir travailler à temps plein simultanément. Ce contexte a favorisé, chez elle, l’apparition d’une symptomatologie associée à différents troubles anxieux et de l’humeur. Lorsqu’il fut éligible à une remise en liberté sous conditions, celui-ci s’est empressé de vouloir reprendre les rennes, mais nomme que les marques laissées par l’incarcération ont déstabilisé profondément l’organisation et le fonctionnement familial, de même que la qualité des relations au sein de la cellule. Ils en sont actuellement à reconstruire le tout pour parvenir à rétablir l’équilibre familial. Malgré tout, chacun est un peu découragé par l’ampleur du chemin qu’il leur reste à parcourir.
Finalement, un autre participant, nomme éprouver aujourd’hui une certaine difficulté à entretenir des liens avec ses enfants suite à une période d’incarcération de 10 ans. En effet, ils n’auraient pas l’impression d’être liés l’un à l’autre, comme ce serait le cas pour un parent et ses enfants qui se seraient côtoyés régulièrement. Pour reprendre les mots de cet usager : « J’ai passé à côté de la chance d’avoir une famille à cause de mon délit.» Ce témoignage en dit long sur l’importance de la présence et de l’implication paternelle.
En résumé, en effectuant une comparaison des différents témoignages recueillis, il est possible d’apprécier que l’impact de l’incarcération d’un contrevenant sur ses proches varie grandement d’un contexte à l’autre selon une kyrielle de facteurs. Alors que certains systèmes familiaux semblent grandement fragilisés, voire éclatés, suite aux impacts engendrés par l’incarcération, certains autres semblent plus résilients et profitent de cette période de crise pour trouver un nouvel équilibre ou un meilleur fonctionnement familial. Toutefois, même dans les cas où le pronostic semble être des plus favorables, des séquelles sont inévitablement laissées par la judiciarisation et l’incarcération, et ce, à différents niveaux.
En conclusion, nous croyons qu’il est préférable d’aider les pères étant ou ayant été incarcérés à développer des enfants forts, plutôt que de réparer, plus tard, des adultes brisés. Nous croyons également que le fait d’accompagner les pères ayant été incarcérés dans l’harmonisation des liens familiaux favorise la réinsertion sociale de ceux-ci. Rappelons, d’ailleurs, que la présence du père auprès des enfants et la qualité du lien qui les unit est non-négligeable pour le développement et l’épanouissement de ceux-ci et représente un facteur de protection significatif contre la récidive criminelle. Bien qu’une réorganisation du système correctionnel, pour tenir compte de ces enjeux, apparaisse pour le moins avant-gardiste et complexe présentement, nous préconisons que des pistes de solutions soient envisagées pour que la judiciarisation et que l’incarcération aient le moins d’impacts préjudiciables possibles sur l’enfant et sur l’entourage. Après tout, en préservant et en protégeant le lien père-enfant, ne protégeons-nous pas aussi la société?
Références
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