Revue Porte Ouverte

La déficience intellectuelle dans le système de justice pénale

Par Céline Mercier,
Ph.D.1

Anne Crocker,
Ph.D.2

et Gilles Côté,
Ph.D.3

Les personnes avec une DI et le système de justice criminelle : la contribution de la recherche

Introduction

La recherche appliquée a, entre autres fonctions, de documenter des questions émergentes et de contribuer au développement d’initiatives en vue d’améliorer des situations complexes, jugées préoccupantes et pour lesquelles il n’existe pas de solutions globales éprouvées. La question de l’accueil et du traitement des personnes avec une déficience intellectuelle (DI) dans le système de justice criminelle (SJC) représente un exemple d’une telle situation problématique pour laquelle les acteurs de différents milieux sont à la recherche de pistes d’amélioration. D’une part, suite à une participation sociale accrue, un nombre croissant de personnes avec une DI se trouvent en contact avec le SJC. D’autre part, les milieux de la sécurité publique et de la justice s’interrogent sur leurs pratiques courantes, face à un groupe de plus en plus reconnu de personnes qui présentent des besoins particuliers. Cet article propose un bref aperçu des connaissances issues de la recherche disponibles sur cette question, des travaux en cours à Montréal et de quelques résultats.

L’état des connaissances

La question des relations entre les personnes avec une DI et le SJC constitue une thématique de recherche relativement récente. Elle a pris son essor dans les années 80 et 90, principalement dans les pays anglo-saxons (Australie, États-Unis, Royaume-Uni). Les publications portent surtout sur : la prévalence des personnes avec une DI à différentes étapes du processus judiciaire (postes de police, prisons, par exemple) et les problèmes liés à leur identification; leurs vulnérabilités particulières face à la justice et leurs besoins spéciaux; l’évaluation de la compétence à subir son procès, de la responsabilité criminelle, de la dangerosité ; les ajustements souhaités et les initiatives novatrices mises en place (diversion, accompagnateur, programmes de traitement cognitivo-comportemental, etc.). Une partie importante de la littérature porte sur les délits à caractère sexuel. Ces travaux démontrent que la présence d’une DI revêt une influence déterminante sur le parcours d’une personne dans le SJC. Les personnes avec une déficience intellectuelle, le plus souvent légère ou moyenne, sont surreprésentées dans le SJC. En raison de leurs limitations intellectuelles et adaptatives, elles présentent des vulnérabilités particulières au cours des procédures pénales (non compréhension de leurs droits, sensibilité à l’intimidation, à la suggestion, fausse incrimination) ou lors de leurs séjours en prison (victimisation, peu d’accès aux programmes). Elles sont plus susceptibles d’être pénalisées par des détentions provisoires, des sanctions disciplinaires ou des peines plus lourdes. Lorsqu’elles sont incarcérées, elles se qualifient plus difficilement pour les programmes, de même que pour les mesures d’absence temporaire ou de libération conditionnelle. Finalement, elles font plus souvent l’objet de réadmissions en prison à cause de bris de conditions de probation ou de nouvelles infractions.

Les recherches québécoises4

À Montréal, un ensemble de recherches ont été mises en place depuis 2002, à partir de différents lieux où peuvent se retrouver des personnes avec une DI : dans les établissements de détention provinciaux et fédéraux, en milieu psycho-légal (Institut Philippe-Pinel) et en centres de réadaptation en déficience intellectuelle et troubles envahissants du développement (CRDI). Ces recherches traitent des thématiques suivantes : l’identification et les caractéristiques des personnes avec une DI, prévenues ou contrevenantes, en milieu carcéral et en contexte psycho-légal; les trajectoires et les conditions d’accueil dans le cas de délits mineurs; la judiciarisation ou non de comportements pouvant constituer des délits mineurs; les ajustements apportés dans les procédures existantes.

À titre d’exemples de ces recherches en cours, on peut citer le projet sur La déficience intellectuelle en milieu psycho-légal : de l’identification à l’intégration des services (A. Crocker, G. Côté, D. Morin & C. Mercier, IRSC; 2006-2009). L’étude vise à mieux comprendre les enjeux et les problématiques des personnes ayant une DI et de leurs intervenants dans un contexte psycho-légal. Pour ce faire six objectifs sont poursuivis : 1) estimer la prévalence de la DI en milieu psycho-légal; 2) explorer la pertinence d’utiliser l’évaluation des comportements adaptatifs en milieu fermé; 3) évaluer la concordance entre la DI évaluée par l’équipe de recherche et l’identification de la DI au dossier;4) décrire les caractéristiques psychosociales, psychopathologiques et criminelles spécifiques aux individus ayant une DI traités dans un milieu psycho-légal; et 5) cerner les obstacles à l’identification dans ce milieu des personnes ayant une DI.

Les résultats d’une étude parmi les hommes en détention préventive au Québec indiquent qu’un prévenu sur cinq aurait possiblement une DI et que ces derniers ont des caractéristiques psycho-socio-criminelles semblables à leur contrepartie sans DI.

L’objectif général du projet Nouvelle normativité sociale et déficience intellectuelle : les réponses du système pénal (C. Mercier, A. Crocker, & G. Côté, FQRSC; 2007-2010) est de mieux circonscrire les liens entre la participation sociale de la DI comme nouvelle normativité sociale et la prise en charge pénale des personnes avec une DI, dans des cas de délits mineurs. Il s’agit de reconstituer les trajectoires pénales-types d’hommes et de femmes associés à la DI à travers l’histoire des entrées et des sorties dans le système pénal. La recherche comprend deux volets : 1) une étude rétrospective cas-témoin sur 90 dossiers (60 hommes, 30 femmes) sélectionnés dans les trois établissements de détention de juridiction provinciale de Montréal; 2 ) une série d’entrevues individuelles et de groupes auprès d’informateurs-clés.

Notons qu’un projet a déjà porté sur la prévalence et les caractéristiques des personnes avec une DI en détention préventive5, alors qu’une enquête à caractère épidémiologique dans les prisons canadiennes est en voie de finalisation. Ce projet sur l’Épidémiologie des troubles mentaux, de déficience intellectuelle et des troubles de la personnalité en milieu carcéral fédéral ; (G. Côté, A. Crocker, M. Daigle, J. Toupin, G. Turecki & G. Gobbi, IRSC 2007-2010) permettra d’avoir, pour la première fois au Canada, un portrait de la DI chez les détenus fédéraux et d’identifier leurs caractéristiques psycho-socio-criminelles et leurs besoins en services. Un projet similaire a également été déposé aux IRSC afin d’évaluer ces questions auprès de femmes détenues (G. Côté, A. Crocker, T. Nicholls & M. Daigle, soumis IRSC).

Peu de recherches ont jusqu’ici abordé la question des contacts des personnes avec une DI avec le SJC, du point de vue des services sociaux et de réadaptation (on en retrouve seulement quatre dans la littérature spécialisée). Deux études exploratoires sont en cours sur des clientèles avec une DI, inscrites en CRDI ou en CSSS. L’une d’entre elles s’intéresse aux circonstances de la judiciarisation chez les clients d’un CRDI et aux modalités de diversion du système pénal. La seconde porte sur un groupe de personnes avec une DI, suivies en CSSS, actuellement sans domicile fixe ou qui l’ont été dans un passé récent.

Quelques résultats

Ces recherches confirment certaines des conclusions antérieures, comme la difficulté d’identifier les personnes avec une DI dans le système de la justice et l’importance de leur présence dans le SJC. À titre d’exemple, les résultats d’une étude parmi les hommes en détention préventive au Québec indiquent qu’un prévenu sur cinq aurait possiblement une DI et que ces derniers ont des caractéristiques psycho-socio-criminelles semblables à leur contrepartie sans DI (Crocker, Côté, Toupin et St-Onge, 2007). Cependant les personnes avec une DI pourraient être plus nombreuses à présenter des problématiques liées à des troubles du comportement (surtout les comportements violents) et à des troubles psychiatriques.

D’autres travaux abordent des questions encore peu étudiées. D’entrée de jeu, certaines des recherches réalisées à Montréal ont recruté des participantes, alors que très peu de publications rendent compte de l’interface entre les femmes avec une DI et le SJC. Dans le cas des délits mineurs et des courtes peines, on a pu identifier cinq trajectoires pénales-types. Il semble aussi que les personnes qui reçoivent des services de réadaptation sont très peu judiciarisées, alors que les personnes avec une DI incarcérées sont inconnues des services sociaux et de réadaptation. Cette observation trouve son pendant dans une étude qualitative sur l’orientation des personnes avec une DI, dans les premières heures suivant la commission d’un acte pouvant constituer un délit. Suivant cette étude, les plaignants, les policiers et les procureurs tendent à éviter la judiciarisation lorsque la personne en cause reçoit des services ou bénéficie d’un réseau de soutien. Enfin, les travaux sur les personnes avec une DI en situation d’itinérance apportent des données inédites sur les caractéristiques de cette population, caractéristiques qui la distinguent des itinérants en général, et sur les facteurs favorables à la stabilisation résidentielle.

Conclusion

Du point de vue des chercheurs, la question des contacts des personnes avec une DI avec le SJC représente non seulement « un exemple fort intéressant » de recherche appliquée, mais aussi passablement fécond. Des connaissances sont en train de se constituer, grâce à un maillage entre la recherche et les acteurs du milieu, dans le cadre de lieux de concertation qui entretiennent le réseautage formel et informel. La recherche participe aux initiatives émergentes, dans le cadre d’échanges avec les différents milieux concernés par la problématique, échanges qui permettent de clarifier les enjeux éthiques et sociaux reliés au dépistage des personnes avec une DI et à la judiciarisation en contexte de politiques de participation sociale. Au cours de ces échanges, se définissent progressivement les paramètres de bonnes pratiques et des pistes d’action face au défi d’amoindrir les frontières et de créer des ponts entre les secteurs de la sécurité publique et de la justice et ceux des services sociaux et de la réadaptation.


1 Professeure titulaire, Université de Montréal, directrice scientifique aux CRDI Gabrielle-Major, au CR Lisette-Dupras et au CR de l’Ouest de Montréal. 

2 Professeure adjointe, Université McGill, directrice, axe Services, politiques et santé des populations, chercheure-boursière (IRSC), Centre de recherche de l’Institut Universitaire en santé mentale Douglas. 

3 Professeur titulaire, Université du Québec à Trois-Rivières, directeur, Centre de recherche de l’Institut Philippe Pinel de Montréal. 

4 La plupart de ces travaux sont réalisés dans le cadre de l’axe « Justice » de l’équipe FQRSC de recherche en partenariat « Déficience intellectuelle, troubles envahissants du développement et intersectorialité ». On en trouvera une présentation plus complète sur le site internet de l’équipe. Les résumés des projets de recherche de Anne Crocker sont également disponible sur le site. On peut aussi télécharger sur le site de l’équipe des publications de ses membres en lien avec ce thème, dont un Répertoire des programmes à l’intention des personnes avec une DI en contact avec le système de justice (Mercier et Houde, 2005). 

5 Crocker, A. G., Gilles, C., Toupin, J., & St-Onge, B. (2007). "Rate and characteristics of men with an intellectual disability in pre-trial detention." Journal of Intellectual & Developmental Disability, 32(2), 143 - 152.