Revue Porte Ouverte

La déficience intellectuelle dans le système de justice pénale

Par Marie-Ève Lavoie,
Coalition des organismes communautaires québécois de lutte contre le sida

Criminaliser l’exposition au VIH

Le 4 avril dernier, l’Ontarien Johnson Aziga a été reconnu coupable de dix chefs d’accusation d’agression sexuelle grave et de deux chefs d’accusation de meurtre avec préméditation pour avoir eu des relations sexuelles non protégées alors qu’il se savait séropositif; deux de ses partenaires sont mortes des suites du virus. Même si la sévérité du verdict de meurtre est une première mondiale, son cas n’est pas isolé. Point de vue critique sur l’utilisation du droit criminel dans la lutte contre le VIH et sur certains aspects concernant l’état actuel du droit au Canada.

Depuis début 2009, on recense au pays une douzaine de poursuites pour exposition au VIH. Depuis la fin des années 1980, ce nombre s’élève à près d’une centaine. Au Canada, la première accusation criminelle liée au VIH a été portée contre une personne ayant fait un don de sang infecté. Une poursuite a déjà été intentée contre un individu qui a délibérément exposé autrui à du sang infecté lors d’une bagarre. Une autre est survenue lors d’un cas de transmission de mère à enfant. Toutefois, la majorité des cas concerne des rapports sexuels consensuels à risque de transmission avec omission de divulgation du statut sérologique de la part de la personne séropositive. C’est cette situation particulière qui suscite la plus grande controverse.

Fonctions du droit criminel et impact sur la santé publique

Le nombre de poursuites criminelles pour exposition au VIH est en hausse constante depuis le début des années 2000 et le Canada est le pays où l’on observe le plus haut taux de ces poursuites. Tout d’abord, si on pense que l’objectif principal de la lutte au VIH demeure la prévention des nouvelles infections, il existe un danger à s’éloigner d’une approche axée sur l’éducation et le counseling et à se rapprocher d’une approche favorisant la coercition. Même si la criminalisation de l’exposition au VIH est justement souvent perçue comme une réponse aux échecs et limites des stratégies de santé publique pour contrôler l’épidémie, il existe un consensus international à l’effet que, pratiquée largement, elle est susceptible de provoquer plus de mal que de bien. Aggravation de la stigmatisation des personnes séropositives, accès réduits aux services de conseil et d’appui, diffusion d’informations erronées sur le VIH/ Sida et développement d’un faux sentiment de sécurité figurent parmi ces conséquences. Aussi, l’histoire démontre d’emblée que l’usage de moyens coercitifs par l’État est inefficace en ce qui a trait à la modification de comportements humains aussi complexes que la consommation de drogue et d’alcool ou les pratiques sexuelles. D’autre part, le peu d’études scientifiques empiriques portant sur le cas particulier du VIH ne permet pas non plus de conclure que le droit criminel remplit adéquatement ses fonctions de dissuasion, de neutralisation et de réhabilitation. Rien ne prouve qu’il dissuade les personnes séropositives d’adopter des comportements à risque, ni qu’il les incite à dévoiler leur condition médicale à leur partenaire sexuel. Pire, il instaurerait un climat de crainte nuisible au dévoilement. Il ne ferait pas mieux pour neutraliser les « contrevenants », puisque la prison est reconnue comme un lieu où les pratiques sexuelles à risque sont fréquentes.

Pour un seuil d’intention coupable élevé

Outre les trois autres fonctions précédemment mentionnées, le droit criminel a aussi un rôle punitif à jouer au sein de la société, fonction sur laquelle se basent les partisans de la criminalisation. Dans ce cas, ce serait seulement sur la base d’un degré élevé de mens rea, soit un état d’esprit « clairement blâmable », qu’on pourrait poursuivre à des fins uniquement punitives. Bien que d’autres points de vue peuvent exister, l’ONUSIDA recommande que seuls les cas de transmission intentionnelle soient criminalisés, c’est-à-dire qu’elle préconise l’utilisation d’une mens rea subjective où l’accusé aurait l’intention de transmettre le virus.1 Un seuil de responsabilité pénale moins élevé telle la négligence, qui criminalise la conduite de la personne qui s’écarte substantiellement de la norme de la personne raisonnable, comporte des risques que des préjugés et des idées toutes faites sur les personnes séropositives entachent la perception d’un juge ou d’un jury. En matière de sexualité, une norme est difficile à établir. Bref, le degré de mens rea adéquat est une question centrale dans la détermination des paramètres de la criminalisation de l’exposition au VIH ou de sa transmission. En ce sens, jusqu’à quel point l’état du droit canadien respecte-t-il les recommandations onusiennes? Son discours est-il du moins cohérent avec celui de la santé publique?

L’intention coupable et les voies de fait graves

En droit criminel canadien, il appert qu’en contexte de relation sexuelle comportant un « risque important de lésions corporelles graves », toute personne séropositive a l’obligation légale de dévoiler son statut sérologique. La non-divulgation de celui-ci - tout comme un mensonge à cet égard - est considérée comme une fraude viciant le consentement de son partenaire. Ce raisonnement, déjà établi par des tribunaux inférieurs, a été confirmé par la Cour suprême en 1998 avec le jugement Cuerrier, première fois que la plus haute instance du pays se prononçait sur la question. Du coup, l’acte peut être transformé en voies de fait graves. Type de voie de fait parmi les plus sérieux du Code criminel canadien, il s’agit désormais du chef d’accusation le plus commun du paysage juridique canadien post-Cuerrier, aux côtés de l’agression sexuelle grave. Nul besoin que la personne séropositive ait l’intention spécifique de transmettre le virus pour que l’élément principal de la mens rea soit établi. Mentir ou sciemment dissimuler son état de santé suffit pour que ses actes puissent être considérés malhonnêtes. La « malhonnêteté » est évaluée selon la norme de la personne raisonnable : il s’agit donc d’un critère dit « objectif ». L’utilisation de l’infraction de voies de fait peut être critiquée par rapport aux recommandations de l’ONUSIDA.

L’histoire démontre d’emblée que l’usage de moyens coercitifs par l’État est inefficace en ce qui a trait à la modification de comportements humains aussi complexes que la consommation de drogue et d’ alcool ou les pratiques sexuelles.

Santé publique et droit criminel : deux discours différents

Avec cette interprétation élargie de l’infraction des voies de fait graves, la Cour suprême tient pour acquis que « la responsabilité première de la divulgation doit incomber aux personnes qui savent qu’elles sont infectées ». Une personne qui consent à une relation sexuelle non protégée ne devrait-elle pas consentir, par le fait même, à un certain risque et assumer la responsabilité de se protéger ? La construction d’un tel discours juridique autour de la fraude et de l’obligation de dévoilement qui en découle s’éloigne de la politique de « responsabilité partagée » mise de l’avant dans les années 1990 par les autorités en santé publique et les groupes communautaires. Selon ce concept axé sur la prévention et l’éducation, chaque personne est responsable de sa santé sexuelle et est capable de se protéger. Cette politique de santé publique reconnaît qu’il n’est pas souhaitable de se fier à la divulgation du statut sérologique de son partenaire puisqu’un nombre significatif de transmissions survient dans les cas où les personnes ne sont pas au courant de leur séropositivité. D’un point de vue de santé publique, choisir consciemment d’avoir une relation sexuelle non protégée comporte naturellement des risques qui ne peuvent être évités uniquement en posant une question à son partenaire. D’un point de vue criminel, une relation sexuelle risquée mais autrement consensuelle est un acte différent d’un rapport sexuel forcé et violent qui porte gravement atteinte à l’autonomie de la personne.

Conclusion

Onze ans après le jugement Cuerrier, il est toujours actuel de se demander si criminaliser l’exposition au VIH en contexte de relations sexuelles risquées au moyen des voies de fait est approprié. Et plus largement, l’utilisation du droit criminel pour traiter une problématique de santé publique posera toujours son lot d’embûches légales et sociales, si ce n’est que dans le choix de l’infraction2 qui réussirait à restreindre au maximum les poursuites aux cas de transmissions délibérées.


BARRY D. et al. Effects of the criminalization of HIV transmission in Cuerrier on men reporting unprotected sex with men, 2008.

BURRIS et al. Do criminal laws influence HIV risk behaviour: an empirical trial, 2006.
Criminalisation Global Scan (CGS) : http://www.gnpplus.net/crimina... (Consulté en ligne le 17 avril 2009)

ELLIOT, Richard. Droit criminel et VIH/Sida : Rapport final, 1997.
Organisation des Nations Unies pour le sida (ONUSIDA). Droit pénal, santé publique et transmission du VIH : Étude des politiques possibles, 2002.
R. c. Cuerrier. 1998 2 RCS 371 (Cour suprême du Canada)
R. c. J.I. 2006 ONCJ 356 (Cour de Justice de l’Ontario)
R. c. McKenzie. 1993 (non publié) (Cour du Québec à Trois-Rivières)
R. c. Williams. 2 2003 RCS 134 (Cour suprême du Canada)
JURGENS, Ralf et al. 10 raisons de s’opposer à la criminalisation de la transmission du VIH ou de sa transmission, 2008.
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Symington, Alyson. More light, less heat: it’s time for rational discussion and guidelines about criminal prosecutions for not disclosing HIV, 2009.
United Nations for AIDS (UNAIDS). Policy Brief: Criminalization of HIV Transmission, 2008.

1 Par opposition, une norme d’évaluation « objective » intervient lorsqu’on constate un écart entre les actes de la personne fautive et ceux d’une personne « raisonnable ». Dans plusieurs infractions, des critères objectifs et subjectifs peuvent intervenir.
2 Il n’est pas recommandé de créer de nouvelles infractions qui criminalisent l’exposition au VIH ou sa transmission. (ONUSIDA 2002)