Revue Porte Ouverte

Démystifier la santé mentale et la criminalité

Par Me Jessica Gaouette ,
Avocate carcéraliste

Criminalité et santé mentale : quelles options pour les justiciables?

Au sein d’une enquête présentée en 2011, l’enquêteur correctionnel du Canada constatait de nombreuses lacunes dans le système correctionnel fédéral à l’égard des personnes ayant des problèmes de santé mentale : manque de ressources, infrastructures inadéquates, changements lents et inégaux dans les pratiques correctionnelles, manque de formation pour les intervenants de première ligne, difficultés dans le recrutement et le maintien des postes de professionnels de la santé mentale, etc.1 Au cours de cette même année, le Protecteur du citoyen du Québec énonçait des conclusions similaires au sujet des prisons provinciales.2

Malgré les recommandations émises, d’importantes problématiques persistent, que l’on parle de l’utilisation abusive de l’isolement préventif, du suivi déficient dans la prise de médication ou encore de la difficulté à obtenir l’aide psychiatrique adéquate. Malgré les alternatives mises en place pour éviter l’emprisonnement de ces personnes, plusieurs atterrissent tout de même dans les centres de détention, sans aide ni accompagnement. Loin de prétendre à une étude exhaustive des raisons expliquant cette réalité, nous vous présentons ici une critique de deux alternatives judiciaires, qui, nous l’espérons, pourront alimenter de futures réflexions.

Les Programmes d’accompagnement Justice-Santé mentale

Le Programme d’accompagnement Justice-Santé mentale (PAJ-SM), fonctionnant sur une base volontaire, se caractérise notamment par une «approche non accusatoire qui met en place un « registre distinct pour les accusés souffrant de troubles mentaux».3

 

De manière générale, ce programme est une alternative intéressante. En effet, il permet de mettre davantage à l’avant-plan les besoins spécifiques de la personne accusée, en plus d’être plus souple et moins formel dans son fonctionnement. De plus, si la personne s’implique dans le processus de réhabilitation proposé et se conforme aux conditions imposées par le tribunal, les sentences peuvent être moins sévères, les accusations pouvant même être tout simplement retirées et les peines d’emprisonnement peuvent être plus facilement évitées.

 

Néanmoins, les programmes PAJ-SM ne sont pas exempts de critiques. En effet, une étude menée en 2013-2014 relevait que « l'accent semble davantage être mis sur les obligations et les dimensions psychiatriques de l'individu (prise de médicaments, suivis avec l’équipe traitante) et par la condition de « garder la paix et avoir une bonne conduite ».4 Cette critique n’est pas nouvelle. En effet, dans un rapport déposé en 2010 devant le comité de suivi du projet pilote à la Cour municipale de Montréal, l’équipe de recherche soulignait déjà une nette tendance à l’imposition des conditions de prise de médication et de présence aux audiences5: « la condition Prendre sa médication telle que prescrite [a] été exigée à 90,8 % suivi de près par la condition Se présenter aux dates de Cour. À titre comparatif, seuls 4,6 % des participants se sont vus imposer les conditions Prendre rendez-vous avec un médecin et Prendre rendez-vous avec une autre ressource.»6 À ce sujet, l’étude menée en 2013-2014, précédemment citée, soulignait la position de l’équipe traitante à l’effet « de responsabiliser la personne sur l’importance de la prise de médication […]. »7

 

Ainsi, dans les cas où la personne nie ou n’accepte pas d’avoir une maladie ou s’oppose simplement à la médication proposée, sa participation au programme devient très difficile, voire impossible.

 

L’acceptation de la maladie apparait ainsi comme un défi récurent.8 Ces personnes, qui n’ont d’ailleurs pas nécessairement moins besoin de l’accompagnement et de l’écoute que peut offrir ce type de programmes, se retrouvent devant un important dilemme :

[A]ccepter de participer au programme d’accompagnement justice et santé (PAJES) du TSM ou bien suivre le processus judiciaire régulier et en subir la sentence ? Certaines personnes vivant avec un problème de santé mentale exposent que les deux choix comportent des conséquences graves (coercition, contrôle, médication, visite chez le médecin, prison, travaux compensatoires, etc.) et ne semblent pas prêtes à dire que le TSM est un moindre mal, ni même qu’il incarne une réponse adaptée à leurs besoins.9 de troubles mentaux

Que la personne accusée ait intégré le PAJ-SM ou bien qu’elle soit devant un tribunal régulier, elle pourrait, à certaines conditions, bénéficier de l’application de l’article 16 (1) du Code criminel (C.cr.) Si cette défense est retenue par le tribunal, la personne est déclarée non responsable criminellement pour cause de troubles mentaux (NRCCTM) et son dossier est transféré à la Commission d’examen des troubles mentaux (CETM) qui assurera le suivi judiciaire et médical. Encore une fois, il s’agit d’une option alternative qui peut sembler avantageuse pour la personne accusée. Cette défense permet d’éviter la détention dans un établissement carcéral, en plus de mobiliser des services plus adaptés. À titre d’exemple, le tribunal désignera immédiatement un hôpital afin d’assurer le suivi médical et une équipe traitante sera mise sur pied. Par contre, malgré les bienfaits évidents que cette avenue propose, il n’en demeure pas moins qu’elle ne convient pas à toute personne accusée qui remplirait les critères d’application de l’article 16 C.cr. En pratique, l’effet de « contrainte » pose souvent problème. Par exemple, même dans les cas où une incarcération est envisagée, certaines personnes accusées préfèrent cette option considérant qu’elle est assortie d’une limite claire dans le temps, contrairement à ce qu’offre la CETM.

 

De manière très simplifiée, il faut comprendre que la CETM a trois options décisionnelles lorsqu’elle rencontre une personne déclarée NRCCTM : la détention en milieu hospitalier, la libération conditionnelle ou la libération inconditionnelle (art. 672.54 C.cr.). Pour ce faire, la CETM évalue le risque que représente la personne pour la sécurité du public (art. 672.5401 C.cr.). Si la CETM conclut qu’elle ne représente pas un risque important, elle sera libérée inconditionnellement et le suivi s’arrêtera donc à ce moment (art. 672.81 (1) C.cr.). À ce sujet, Le Projet national des trajectoires concluait qu’il était rare qu’une personne soit libérée inconditionnellement lors de la première audience. 10 Ainsi, il est beaucoup plus probable qu’il y ait détention en milieu hospitalier ou libération conditionnelle. Le dossier de la personne sera alors révisé habituellement un an plus tard, sauf exception (art. 672.81 C.cr.). Lors de cette nouvelle audience, le processus se répète : le risque est évalué et la CETM se repositionne, toujours au regard des mêmes trois options. Cela se continue jusqu’à ce que la CETM conclue qu’il n’y a plus de risque pour la sécurité du public et que la libération inconditionnelle peut être accordée. Il est donc difficile d’envisager concrètement une date de fin.  De plus, Le Projet national des trajectoires concluait notamment que les CETM avaient une très forte tendance à suivre les recommandations des psychiatres au moment de la prise de décision.11  Ainsi, une personne qui n’entretiendrait pas une bonne relation avec son psychiatre ou avec qui elle serait en désaccord sur son plan de traitement pourrait sentir que son opinion ne sera pas entendue lors de l’audience et qu’elle n’a donc pas le choix de se plier aux demandes de son équipe médicale.

De surcroit, Le Projet national des trajectoires a démontré qu’au Québec, dans 57,7% des décisions étudiées qui concluaient à une libération  conditionnelle, une délégation de pouvoir était accordée à l’hôpital responsable du suivi médical.12 Cette délégation donne à « l’hôpital le pouvoir d’assouplir ou de resserrer les privations de liberté de l’accusé à l’intérieur des limites prévues par la décision et sous réserve des modalités de celle-ci […] » (art. 672.56 (1) C.cr.) Encore une fois, pour une personne qui n’aurait pas développé une relation de confiance avec son équipe traitante ou qui serait en désaccord avec certains éléments du suivi proposé, ce type de condition peut s’avérer problématique. C’est également le cas pour la condition qui exige de se conformer au plan de traitement de l’équipe traitante, condition qui revient régulièrement dans les décisions de la CETM.13

Au final, tout en reconnaissant les bienfaits des alternatives judiciaires mises en place, il n’en demeure pas moins qu’elles n’arrivent pas à répondre à l’ensemble des besoins et des profils des personnes accusées ayant des problématiques de santé mentale. 

On a tendance à choisir trop rapidement des moyens coercitifs, sans trop se poser de questions, sans peser les conséquences souvent désastreuses qu’une telle intervention peut causer. Bien sûr, des personnes vivent des difficultés si grandes qu’elles ont besoin d’une aide particulière et parfois nécessaire à leur survie. Mais l’on ne doit jamais cesser de chercher à préserver leur autonomie, leur liberté, leur dignité. 14

Alors que les alternatives peuvent être coercitives au même titre que l’incarcération, il ne faut pas s’étonner, à notre avis, que certaines personnes « choisissent » cette dernière, même si cela les place dans un milieu qui ne répond pas à leurs besoins. Il est donc essentiel, selon nous, que les réflexions se poursuivent, que nous prenions le temps de consulter ces personnes et que nous envisagions même de nouvelles alternatives, de déjudiciarisation ou encore de non-judiciarisation, en amont cette fois.▪

 

 

1. Sapers, H. (2011). Santé mentale et système correctionnel. Série de colloques de la faculté de psychologie, Université Saint Francis Xavier, Antigonish (Nouvelle-Écosse). Enquêteur correctionnel Canada.
En ligne : .
2. Protecteur du citoyen. (2011). Rapport du protecteur du citoyen. Pour des services mieux adaptés aux personnes incarcérées qui éprouvent un problème de santé mentale. En ligne <https://protecteurducitoyen. qc.ca/sites/default/files/pdf/rapports_speciaux/6-05-11_Rapport_sante_mentale_FINAL_fr_avec_lettre_au_ president.pdf>

3.Douglas. Institut universitaire en santé mentale. (2013). Programme d’accompagnement justice-santé mentale (PAJ-SM) à Montréal. [Douglas] En ligne :  .

4.MacDonald, S.-A., Bellot, C., Sylvestre, M.-E., Dumais Michaud, A.-A. et Pelletier, A. (2014). Tribunaux de santé mentale : Procédures, résultats et incidence sur l’itinérance. CREMIS : Centre de recherche de Montréal sur les inégalités sociales et les discriminations, à la p 51 [MacDonald et al.]. En ligne <https://www.cremis.ca/sites/de... resultats_etincidence_sur_itinerance.pdf>

5. Crocker, A. G., Jaimes, A., Braithwaite, É. et Salem, L. (2010). Étude de la mise en œuvre du Programme d’accompagnement Justice-Santé mentale (PAJ-SM). Rapport déposé au comité de suivi du projet pilote à la Cour municipale de la Ville de Montréal d’intervention multidisciplinaire pour les contrevenants souffrant de troubles mentaux. Douglas. Institut universitaire en santé mentale. En ligne <http://www. douglas.qc.ca/ uploads/File/PAJSM-miseenoeuvre201.pdf>.

6. Provencher, D. « La judiciarisation des problèmes de santé mentale : une réponse à la souffrance? » (2010) 19 :1 Le Partenaire 18 à la p 21. [Provencher] En ligne <http://www.agidd.org/wp-conten... Judiciarisation_Le_Partenaire_v19n1.pdf>.

7. MacDonald et al., Supra note 8 aux pp 42-43.

8. MacDonald et al., Supra note 8  à la page 43.


9. Action Autonomie. (2009). Tribunal de la santé mentale (TSM) : un point de vue citoyen. Pochette d’information et de sensibilisation. En ligne 

 

 
10. Crocker, A. G., Charette, Y., Seto, M. C., Nicholls, T. L., Côté, G. et Caulet M. « The National Trajectory Project of Individuals Found Not Criminally Responsible on Account of Mental Disorder in Canada. Part 3: Trajectories and Outcomes Through the Forensic System. » (2015) 60 :3 Can J Psychiatry 117. [The National Trajectory Project] En ligne : . 
11. Ibid.
12. Ibid.