Revue Porte Ouverte

Les dépendances

Par Sandra Ka Hon Chu,
Analyste principale des politiques, Réseau juridique canadien VIH/sida

Pour changer net : argumentaire en faveur de programmes d'échange de seringues en prison au Canada

Au Canada, la prévalence du VIH et du virus de l'hépatite C (VHC) est beaucoup plus élevée parmi les personnes incarcérées que parmi la population générale. Par exemple, dans une étude du Service correctionnel du Canada (SCC) publiée en 2010, la prévalence du VIH déclarée dans les prisons fédérales, à 4,6 %, était approximativement 15 fois supérieure à celle de 0,3 % déclarée dans l'ensemble de la population canadienne adulte. À 31 %, la prévalence déclarée du VHC était environ 39 fois supérieure à celle de 0,8 % déclarée dans l'ensemble de la population canadienne adulte1. Divers facteurs expliquent cet écart, mais un catalyseur fondamental des épidémies du VIH et du VHC en prison est la rareté du matériel d'injection, qui pousse des personnes qui s'injectent des drogues à partager des seringues — ce qui accroît leur risque de contracter ces infections.

Or, en dépit de l'existence de centaines de programmes d'échange de seringues (PÉS) dans la communauté, d'appels répétés de nombreux acteurs à introduire des programmes d'échange de seringues en prison (PÉSP) et du corpus croissant de données démontrant que ces programmes réduisent la vulnérabilité des détenus à contracter le VIH et le VHC, le SCC n'a adopté aucune mesure pour fournir du matériel d'injection stérile aux détenus de ressort fédéral2. Ce refus d'introduire des PÉSP est d'autant plus déraisonnable qu'une étude de 2006 commandée par le SCC et menée par l'Agence de la santé publique du Canada (ASPC) a conclu que les PÉSP réduisent le partage de seringues entre détenus; augmentent le nombre de références de détenus à des programmes de traitement de la toxicomanie; diminuent le besoin d'interventions de soins de santé pour des abcès aux points d'injection; et réduisent le nombre d'interventions de soins de santé et de décès liés à des surdoses. Pour ce qui est de la sécurité et de la sûreté institutionnelles, le rapport de l'ASPC a conclu que les PÉSP ne donnent pas lieu à des augmentations ni de la violence dans les établissements, ni des blessures sur des aiguilles parmi le personnel carcéral, ni des saisies de drogues illégales ou de matériel pour leur utilisation, ni de la consommation de drogue3.

Outre les données de santé publique à l'appui des PÉSP, un certain nombre de dispositions et de principes du droit national et international appuient la thèse que le SCC a l'obligation légale de mettre en œuvre des PÉS dans les prisons fédérales. Par exemple, la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition (LSCMSC) oblige le SCC à fournir aux détenus des soins de santé essentiels conformes aux normes professionnelles reconnues; reconnaît la nécessité de mesures de réduction des méfaits en prison (mandatant même la provision d'eau de Javel pour désinfecter le matériel d'injection); et affirme que les détenus conservent les mêmes droits et privilèges que les autres membres de la société, à l'exception des limitations qui découlent nécessairement de l'incarcération4.

Le principe du « maintien de tous les droits » des détenus est aussi accepté par la communauté internationale. Les personnes incarcérées ont donc le droit à la norme de santé la plus élevée qui puisse être atteinte, ce qui inclut le droit à des services de santé préventifs. Conjointement au « principe de l'équivalence », en vertu duquel les détenus devraient avoir accès à une norme de soins de santé équivalente à celle en vigueur hors des prisons, ces dispositions peuvent être interprétées comme conférant aux détenus le droit à des PÉSP, notamment en présence de PÉS dans la communauté.

L'échec du SCC à fournir des PÉS dans les prisons canadiennes est non conforme au mandat énoncé dans la loi correctionnelle canadienne, aux engagements du Canada à l'égard des normes internationales de santé et de droits humains, et aux obligations gouvernementales en vertu de la Charte.

La Charte canadienne des droits et libertés (la Charte) comporte aussi des dispositions qui pourraient obliger le SCC à mettre en œuvre des PÉSP. Par exemple, l'article 7 de la Charte porte sur les droits à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne. Puisque le VIH et le VHC sont des maladies potentiellement mortelles, le droit à la vie revêt une pertinence dans la considération de l'obligation du SCC de prendre des mesures efficaces pour prévenir la transmission de virus à transmission hématogène dans ses prisons, entre autres par la provision de matériel d'injection stérile. Dans l'arrêt PHS Community Services Society v. Attorney General of Canada, la Cour suprême de la C.-B. a jugé que le fait de permettre que l'interdiction pénale de posséder de la drogue soit étendue aux locaux d'un lieu d'injection supervisée impliquerait le droit à la vie, étant donné que cela « contraindrait l'utilisateur, qui est malade d'une dépendance, à se tourner vers l'injection malsaine et non sécuritaire dans un environnement où il y a un risque considérable et mesurable de morbidité ou de décès »5. De la même façon, l'échec du SCC de fournir des PÉSP empêche les détenus de se faire des injections plus sécuritaires, ce qui peut occasionner qu'ils contractent le VIH et le VHC, et qu'ils en meurent. Le droit à la « sécurité de la personne » protège l'intégrité physique et psychologique des individus; et une action de l'État pouvant avoir un effet sérieux sur la santé d'une personne constitue une violation de ce droit6. Conformément à cette disposition, la Cour suprême de la Colombie-Britannique a tranché que l'avis avec peu d'avance, à propos d'une interdiction de fumer, pourrait faire en sorte que des personnes incarcérées soient « en danger à cause du comportement agressif de certains détenus qui souffrent de symptômes de sevrage [de la nicotine] » — ce qui constitue une violation de l'article 77. Vu les conséquences graves des infections à VIH et à VHC sur la santé, le risque de préjudice que pose l'interdiction de PÉSP serait suffisant à fonder une allégation de violation du droit à la sécurité de la personne.

L'article 15 de la Charte protège le droit des détenus à l'égalité. La Cour suprême du Canada a établi que, pour déterminer qu'il y a violation de cette disposition, on doit déceler une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue, qui crée un désavantage en perpétuant des préjugés ou des stéréotypes8. Manifestement, le refus de matériel d'infection stérile aux personnes incarcérées les expose à un risque accru d'infection par le VIH et le VHC, et établit une distinction évidente de traitement entre les personnes qui s'injectent des drogues dans la communauté (où des PÉS existent) et celles qui s'injectent des drogues en prison. L'incarcération ne constitue pas un motif énuméré (race, origine nationale ou ethnique, couleur, sexe, âge ou déficiences mentales ou physiques) en vertu de l'article 15 de la Charte, mais elle constitue un « motif analogue » puisque les caractéristiques spécifiques des personnes incarcérées incluent de multiples motifs de désavantages qui font clairement partie des préoccupations qu'embrasse l'article 15. Dans une large mesure, on trouve dans les prisons des personnes qui sont marginalisées par la société. D'après le Centre canadien de la statistique juridique, la majorité des détenus viennent de contextes caractérisés par la pauvreté, l'abus de drogue et le faible niveau d'éducation9. Ils présentent aussi en nombre disproportionné de multiples caractéristiques immuables qui sont reconnues comme des motifs traditionnels pour lesquels la discrimination est prohibée. En particulier, le fait de refuser aux détenus l'accès à du matériel d'injection stérile a un impact disproportionné sur les Autochtones (qui sont déjà représentés en nombre disproportionné dans les prisons fédérales, en particulier parmi les femmes détenues)10, les personnes atteintes de maladie mentale (aussi surreprésentées parmi les détenus de ressort fédéral)11, les personnes qui font usage de drogue (l'usage de drogue étant identifié comme un facteur qui contribue au comportement criminel de 70 % des personnes admises dans des établissements fédéraux)12 et les femmes (dont un pourcentage considérable sont incarcérées pour des infractions liées à l'usage de drogue)13. À la lumière de ces faits, l'interdiction des PÉSP par le SCC fait fi des conditions d'inégalité systémique, impose un lourd fardeau de santé aux personnes incarcérées et perpétue le stéréotype qu'elles ont une valeur moindre que les autres membres de la société canadienne. Cette distinction de traitement constitue donc une violation injustifiable du droit des personnes incarcérées à un bénéfice égal de la loi.

Enfin, l'article 12 de la Charte énonce que toute personne a droit à « la protection contre tous traitements ou peines cruels et inusités ». Plusieurs tribunaux ont jugé certaines conditions d'incarcération comme étant un « traitement » qui contrevient à l'article 12, y compris dans le contexte du défaut de l'État de fournir des installations qui procureraient des soins médicaux adéquats aux détenus séropositifs au VIH14. Par conséquent, le défaut du SCC de fournir des PÉSP doit être considéré comme un « traitement » au regard de l'article 12. De plus, la privation d'accès à des services de santé n'est pas un objectif légitime de l'incarcération, et le principe de l'équivalence est clairement en opposition au fait de mettre en jeu la santé de personnes parce qu'elles sont incarcérées. L'effet de l'inaction du SCC est un risque accru que les détenus contractent le VIH et le VHC – une conséquence qui est excessivement disproportionnée à tout motif d'incarcération, voire « cruelle et inusitée ».

Conclusion

L'échec du SCC à fournir des PÉS dans les prisons canadiennes est non conforme au mandat énoncé dans la loi correctionnelle canadienne, aux engagements du Canada à l'égard des normes internationales de santé et de droits humains, et aux obligations gouvernementales en vertu de la Charte. Les conditions déplorables qui sévissent actuellement dans les prisons fédérales ne permettent pas que se poursuive l'inaction gouvernementale : elles requièrent une approche à la santé des détenus qui soit fondée sur des données scientifiques, de solides principes de santé publique et le respect des droits humains des détenus — une approche qui inclut définitivement des PÉSP.


1 Service correctionnel du Canada (SCC), Résumé des premiers résultats du Sondage national de 2007 auprès des détenu(e)s sur les maladies infectieuses et les comportements à risque, par DianneZakaria et coll., Ottawa, SCC, mars 2010.

2 Ces organismes incluent l'Association médicale canadienne, l'Association médicale de l'Ontario, le Comité d'experts sur le sida et les prisons du SCC, l'enquêteur correctionnel du Canada et la Commission canadienne des droits de la personne.

3 Agence de la santé publique du Canada (ASPC), Prison needle exchange: Review of the evidence, rapport préparé pour le Service correctionnel du Canada, Ottawa, ASPC, avril 2006.

4 Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition (LSCMSC), L.C. 1992, c 20, art. 4 et 86, et Directives du commissaire no 800, 821 et 821-2.

5 PHS Community Services Society v. Attorney General of Canada, 2008 BCSC 661 (B.C. Supreme Court), par. 140.

6 Voir R. c. Morgentaler, [1988] 1 R.C.S. 30 (Cour suprême du Canada) et Chaoulli c. Québec (Procureur général), [2005] 1 R.C.S. 791 (Cour suprême du Canada), par. 123.

7 McCann v. Fraser Regional Correctional Centre, [2000] B.C.J. No. 559 (B.C. Supreme Court) (QL), par. 15.

8 R. v. Kapp, 2008 SCC 4, [2008] 2 S.C.R. 483.

9 Centre canadien de la statistique juridique, Profil instantané d'une journée des détenus dans les établissements correctionnels pour adultes du Canada, par Shelley Trevethan et coll., Ottawa, Ministère de l'Industrie, 1999, p. 5.

10 Enquêteur correctionnel du Canada, Rapport annuel du Bureau de l'enquêteur correctionnel 2008–2009, Ottawa, Ministre des Travaux publics et Services gouvernementaux Canada, 2009, p. 34.

11 Voir, par exemple, Aperçu statistique : Le système correctionnel et la mise en liberté sous condition – 2007, Ottawa, Ministre des Travaux publics et Services gouvernementaux Canada, 2007, p. 55; et SCC, Faits en bref : évolution de la population carcérale, Ottawa, Service correctionnel du Canada,
2010.

12 Agence de la santé publique du Canada, Consommation de drogues injectables, maladies
infectieuses connexes, comportements à risque élevé et programmes pertinents dans les provinces
de l'Atlantique : analyse de la conjoncture, par San Patten, Ottawa, ASPC, 2006, p. 47.

13 Joanne Csete, Vecteurs, véhicules et victimes : le VIH/sida et les droits humains des femmes au
Canada, Toronto, Réseau juridique canadien VIH/sida, 2005, p. 43; et Susan Boyd et Karlene Faith,
« Women, illegal drugs and prison: views from Canada », International Journal of Drug Policy 10
(1999) : 195-207, p. 199.

14 R. v. Downey, (1989) 42 C.R.R. 286 (Cour de dist. Ont.).