Revue Porte Ouverte

Détention : un état des lieux

Par Bernard Chéné,
Ph.D., Direction générale des services correctionnels

L'évolution de la population carcérale : impact sur le mandat des Services correctionnels québécois

Les Services correctionnels du ministère de la Sécurité publique ont le mandat légal d'assurer «la prise en charge, dans la communauté ou en détention, des personnes qui leur sont confiées en favorisant la réinsertion sociale des personnes contrevenantes» (article 3, Loi sur le Système correctionnel du Québec (chapitre S-40.1)). Une large part de ce mandat consiste en la garde et la prise en charge des personnes incarcérées, ce qui nécessite, entre autres, d'avoir des infrastructures carcérales en quantité et en qualité suffisantes.

Dans cet article, nous présentons un constat de l'état des lieux de détention et de son impact sur la réalisation du mandat des Services correctionnels. D'abord, nous traiterons brièvement de la situation actuelle (2012-2013). Ensuite, nous exposerons les résultats d'une analyse prospective de la population carcérale (2010-2011 à 2020-2021) réalisée par les Services correctionnels. Finalement, nous discuterons de l'impact de l'évolution anticipée de la population carcérale sur la prise en charge des personnes incarcérées.

La situation actuelle

Le début du XXIe siècle est marqué par une forte croissance de la population carcérale1 : 42 % entre 2001-2002 (3 531 personnes) et 2012-20132 (5 020 personnes) (voir le graphique 1).

Au cours de cette même période, la capacité carcérale3 s'est accrue moins rapidement que le nombre de personnes incarcérées, soit de 12 %, pour atteindre 4 877 places en 2012-2013. En fait, depuis mars 2012, la capacité carcérale ne suffit plus à héberger toutes les personnes devant être incarcérées (taux d'occupation de 103 %4) et les établissements de détention doivent recourir à des places non traditionnelles. Il faut retenir que la population carcérale des premiers mois de 2012-2013 marque un sommet historique.

La surpopulation carcérale actuellement vécue dans la plupart des établissements de détention force les Services correctionnels à réorganiser constamment la dispensation des services et programmes menant à leur réinsertion sociale5. Les Services correctionnels ont réussi jusqu'à maintenant à remplir pleinement leur mandat légal, mais il faut être conscient que le bond récent de la population carcérale (environ 500 personnes de plus au quotidien entre mars et décembre 2012), de même que toutes hausses futures nécessiteront d'autres ajustements des infrastructures carcérales et des modes de gestion de la population carcérale.

La situation d'ici 2020-2021

Conscients de l'impact de la croissance de la population carcérale sur la garde des personnes et la dispensation des services et des programmes, les Services correctionnels assurent un suivi constant de leur capacité à héberger les personnes qui leur sont confiées par les tribunaux et à leur offrir un environnement propice à leur évolution positive. Pour ce faire, ils surveillent la population carcérale quotidiennement et de façon prospective.

Le suivi prospectif a mené les Services correctionnels à planifier la construction de quatre établissements de détention à Amos, Roberval, Sept-Îles et Sorel-Tracy. Ainsi, 368 places seront ajoutées à la capacité carcérale, ce qui la portera à 5 245 places vers 2015-2016. Ce suivi s'intéresse aussi aux modifications législatives pouvant avoir un impact sur la population carcérale. C'est pourquoi les Services correctionnels ont accordé une attention particulière à la Loi sur la sécurité des rues et des communautés (L.C. 2012, ch. 1), qui, selon toute vraisemblance, poussera à la hausse le nombre de personnes incarcérées et la durée des séjours en détention. D'ailleurs, la plus récente analyse prospective de la population carcérale (décembre 2011) est centrée sur l'impact anticipé de cette loi. Nous résumerons maintenant cette analyse.

Dans ce contexte de croissance et de durcissement législatif à l'égard des contrevenants criminels, les Services correctionnels voulaient savoir si les infrastructures actuelles et planifiées leur permettront d'assurer une garde des personnes contribuant à leur réinsertion sociale. Ainsi, ils voulaient avoir une estimation des besoins en infrastructures carcérales pour les dix années à venir, soit de 2010-2011 à 2020-2021.

La première étape a été d'analyser l'évolution de la population carcérale, et les principaux facteurs l'influençant au cours des onze années précédant 2011-2012. Nous avons observé que la croissance de la population carcérale en cours depuis une dizaine d'années s'essoufflait et qu'elle devrait malgré tout continuer à diminuer au cours des prochaines années. Ainsi, nous avons fait l'hypothèse qu'elle augmenterait à un rythme plus faible qu'au cours des dernières années, soit de 0,9 % annuellement6. Cette hypothèse fait passer la population carcérale de 4 535 personnes7 en 2010-2011 à 4 949 personnes en 2020-2021, soit une hausse de 9 % (voir le graphique 2).

Pour déterminer la capacité carcérale requise, nous multiplions la population carcérale par 1,128. Ainsi, il faudra 5 543 places en 2020-2021, soit 666 places de plus que la capacité carcérale actuelle (décembre 2012). Il faut toutefois considérer que 368 places seront ajoutées d'ici quelques années. Il manquera donc 298 places en 2020‑2021 (voir le graphique 3).

Selon cette hypothèse, la situation n'ira pas en s'améliorant même avec l'ajout de places par l'agrandissement et la construction d'établissements de détention. Cette conclusion est d'autant renforcée par le fait que la population carcérale réelle de 2012-2013 (5 021 personnes) est supérieure à celle projetée pour 2020-2021 (4 949 personnes).

La deuxième étape a été d'inclure l'effet probable de la Loi sur la sécurité des rues et des communautés. Nous considérons ici la hausse de certaines peines minimales obligatoires, l'ajout de peines minimales obligatoires et l'impossibilité claire pour les tribunaux d'octroyer un sursis9. Cet effet probable (ou minimum), combiné à l'hypothèse de croissance, fera passer la population carcérale à 5 183 personnes (234 personnes de plus que la seule hypothèse de croissance) et le besoin à 5 805 places. En conséquence, le manque sera de 560 places en 2020-2021.

Lors de la troisième étape, nous avons déterminé l'effet possible (ou maximum) de la loi, à savoir l'effet probable plus une approximation de l'interdit de sursis en raison de circonstances aggravantes et une possibilité que les tribunaux n'accordent pas de probation pour les infractions visées par une impossibilité de sursis. Ce scénario touche un grand nombre de personnes, mais il peut être considéré comme une situation pouvant se produire si les tribunaux suivent pleinement la sévérité pénale dessinée par les changements législatifs récents. L'effet maximal de la loi, qui inclut l'hypothèse de croissance, propulsera la population carcérale à 6 084 personnes en 2020‑2021 (1 135 personnes de plus que la hausse anticipée), soit une croissance de 34 % par rapport à 2010-2011. Il faudra alors 6 814 places pour héberger toutes ces personnes, soit un manque de 1 569 places. Si la situation actuelle est difficile pour les Services correctionnels, la situation d'ici 2020-2021 risque de l'être encore plus.

Impact sur le mandat des Services correctionnels

Que retenir de tous ces chiffres? Tout d'abord que la croissance de la population carcérale depuis le début du XXIe siècle a mené à la situation actuelle de surpopulation dans les établissements de détention du Québec. Cette surpopulation exige que les Services correctionnels prennent des mesures extraordinaires pour assurer la gestion des personnes incarcérées et implique des efforts additionnels pour la dispensation des services et des programmes contribuant à leur réinsertion sociale. Ensuite, que le pronostic de croissance de la population carcérale et l'impact de la Loi sur la sécurité des rues et des communautés va complexifier la situation, et ce, malgré l'ajout de près de 400 places à la capacité carcérale d'ici quelques années. Le défi pour les Services correctionnels sera, d'ici 2020-2021, de trouver non seulement suffisamment de places pour héberger les personnes que leur confiront les tribunaux et pour leur offrir l'ensemble des services et programmes requis par leur mandat légal, mais aussi de trouver le personnel et les ressources financières nécessaires à la garde et l'accompagnement des personnes incarcérées.

L'évolution de la situation carcérale au Québec nécessite que les investissements continuent afin de maintenir les infrastructures carcérales actuelles en état de répondre aux besoins d'incarcération et de réinsertion sociale. Mais au-delà de ce maintien des actifs, la croissance anticipée de la population carcérale à moyen terme met en lumière la nécessité d'accroître la capacité carcérale à moyen terme. De plus, il apparaît nécessaire de pousser la réflexion au-delà de l'augmentation de cette capacité. Nous pensons, entres autres, à un recours accru à la libération conditionnelle, aux permissions de sortir et aux travaux communautaires, de même qu'à la surveillance électronique et le recours à des maisons de transition, pour ne citer que ces quelques pistes de solution.


1 Le nombre total de personnes qui ont couché dans tous les établissements de détention au cours du mois divisé par le nombre de jours dans le mois. Il s'agit d'une moyenne quotidienne que les Services correctionnels nomment « Population moyenne quotidienne en institution» ou PMQI. Cette PMQI peut aussi être calculée pour une année.

2 Toutes les données pour 2012-2013 sont préliminaires et réfèrent à la période d'avril à décembre 2012 inclusivement.

3 Il s'agit du nombre de lits fixes dans l'ensemble des établissements de détention.

4 La PMQI divisée par le nombre de lits fixes (capacité carcérale).

5 La situation du Québec n'est pas unique au Canada. D'autres provinces, notamment l'Ontario, connaissent des hausses similaires causant, dans certains cas, une surpopulation carcérale supérieure à celle vécue au Québec.

6 En fait, le modèle prospectif utilisé fonctionne avec quatre facteurs (évolution démographique de la population adulte du Québec, taux de mise en accusation, taux de mise en détention provisoire et taux de condamnation à une peine de détention), dont la résultante est une croissance moyenne annuelle de la population carcérale de 0,9 %.

7 Ce nombre diffère des données officielles sur la population carcérale, car les projections sont réalisées à partir de la répartition théorique de cette population pour identifier les besoins en fonction du principe de la détention de proximité.

8 Les Services correctionnels estiment que le nombre de places requises pour l'infirmerie, le classement des personnes, la réclusion, l'observation et les travaux de rénovation représente environ 12 % de la population carcérale. Par exemple, il faut une capacité de 112 places pour héberger 100 personnes.

9 La loi prévoit l'impossibilité du sursis en fonction de circonstances lors de la commission de l'infraction, ce qui crée un flou quant à l'ampleur de cette impossibilité.