« [traduction] Nous ne devons pas oublier que lorsque toutes les améliorations ont été apportées dans les prisons, que lorsque la température a été bien ajustée, que lorsque les bons aliments ont été donnés pour assurer santé et vitalité, que lorsque les médecins, les aumôniers et les visiteurs sont venus et repartis, le condamné reste privé de tout ce qu'un homme libre appelle la vie. Nous ne devons pas oublier que toutes ces améliorations, qui sont parfois des esclaves de nos consciences, ne changent en rien cet état des choses. L'attitude et les réactions du public devant les méthodes utilisées pour lutter contre la criminalité sont parmi les meilleurs critères d'évaluation du niveau de civilisation d'un pays. La reconnaissance posée et objective des droits de l'accusé par l'État, et même des criminels condamnés par l'État, l'examen de conscience constant par toutes les personnes chargées de punir, le désir et l'empressement de réintégrer dans le monde industriel tous ceux qui ont payé leur dette au prix d'une peine, les efforts inlassables vers la découverte de processus curatifs et régénérateurs, et la foi inébranlable qu'il existe un trésor, si vous pouvez trouver ces éléments dans le cœur de chaque homme, ce sont les symboles qui, dans le traitement réservé au crime et aux criminels, marquent et mesurent la force vive d'une nation et constituent la preuve de la vertu qui l'anime.»
Très honorable Winston Churchill, député
Chambre des communes, débats parlementaires, Londres, 1910
Ce que Churchill a dit de manière si éloquente en 1910, bien avant de devenir premier ministre du Royaume-Uni en 1940, avait déjà été formulé en des termes plus concis bien des décennies auparavant par l'écrivain russe Fyodor Dostoïevski. Contrairement à Churchill, Dostoïevski a connu lui-même la vie en prison. Il a été condamné pour conspiration politique et il a passé quatre années en exil (avec travaux forcés) dans des camps de prisonniers en Sibérie. Dans ses réflexions sur son expérience en prison, Dostoïevski est reconnu pour avoir dit qu'il était possible de mesurer le degré de civisme d'une société à en juger par l'état de ses prisons (Souvenirs de la maison des morts, 1862). À partir de ces célèbres commentaires, quelles sont les conditions de détention prévalentes dans les pénitenciers canadiens, et qu'en déduisons-nous de la société canadienne en générale? Ces conditions de détention se sont-elles détériorées ou améliorées au cours des dernières années?
Comme nous le rappellent Churchill et Dostoïevski, la manière dont la société traite ses détenus peut nous aider à évaluer nos valeurs et nos croyances. De même, les personnes que nous décidons d'incarcérer peuvent aussi en dire beaucoup sur la société canadienne. Nous pouvons utiliser le profil des détenus à titre de baromètre pour mesurer les succès ou les échecs des principales politiques publiques. Alors, qui sont les hommes et les femmes incarcérés dans les pénitenciers à l'heure actuelle? Y a-t-il des statistiques sur le profil de la population carcérale qui pourraient nous préoccuper? Que nous disent ces statistiques sur la justice sociale et le respect des droits fondamentaux de la personne au sein de la société canadienne?
À mes yeux, ces questions sont importantes et valent la peine de faire l'objet d'une réflexion et d'un débat public. Je parlerai des conditions de détention dans le milieu carcéral fédéral d'aujourd'hui et passerai en revue les principaux éléments du profil de la population carcérale fédérale. Enfin, je vous ferai part de quelques réflexions visant à déterminer si les conditions de détention répondent aux besoins de ce nouveau profil de délinquants.
L'attitude et les réactions du public devant les méthodes utilisées pour lutter contre la criminalité sont parmi les meilleurs critères d'évaluation du niveau de civilisation d'un pays.
Conditions de détention
Les conditions de détention mettent en lumière de nombreux aspects fondamentaux des services correctionnels, et toute évaluation du traitement réservé par une société à l'égard de ceux qu'elle incarcère peut être complexe. Les éléments suivants ne représentent que quelques indicateurs, tendances et préoccupations portant sur les conditions de détention qui ont été soulevés dans les rapports annuels antérieurs du Bureau de l'enquêteur correctionnel :
- Le surpeuplement est associé à l'augmentation de la violence, de l'instabilité et des troubles en établissement, de même qu'à la propagation des maladies infectieuses. Il a aussi une incidence négative sur la sécurité publique (moins grand accès aux programmes de réadaptation, moins grand accès aux services de santé physique et mentale, nombre inférieur de mises en liberté sous condition et augmentation des mesures de sécurité pour gérer les populations). La double occupation des cellules, c'est-à-dire le fait de mettre deux détenus dans une cellule conçue pour une seule personne, est un bon indicateur de surpeuplement carcéral. Le taux de double occupation a doublé au cours des cinq dernières années et il se situe maintenant à 20,5 % (au 20 janvier 2013).
- Le recours à l'isolement peut aussi être un bon indicateur des conditions de détention. Les délinquants en isolement sont enfermés dans leur cellule 23 heures par jour. En 2011-2012, sur un nombre moyen de 15 200 détenus, il y a eu 8 708 placements en isolement (une augmentation de plus de 700 au cours des cinq dernières années). En tout temps, il y a environ 850 détenus en isolement. De plus, bon nombre de détenus sont hébergés dans des conditions semblables à l'isolement (p. ex. unités de transition ou de besoins spéciaux, et unités de garde en milieu fermé, en milieu de vie structuré ou à encadrement renforcé).
- Le nombre de voies de fait à l'intérieur des murs des pénitenciers peut servir d'indicateur pour évaluer la sécurité des détenus. En 2011-2012, le SCC a rapporté 1 342 voies de fait contre des détenus et bagarres entre détenus, ce qui représente une hausse de 42 % par rapport à il y a cinq ans. Les blessures infligées à des détenus découlant de bagarres et de voies de fait sont aussi à la hausse.
- Le nombre d'incidents de recours à la force constitue aussi un bon indicateur qui fait ressortir les préoccupations en matière de santé et sécurité dans les établissements fédéraux. Le SCC a signalé 1 336 incidents de recours à la force en 2011-2012, une augmentation de 37 % par rapport à il y a cinq ans. L'utilisation d'un neutralisant en aérosol à base d'oléorésine (communément appelé vaporisateur de poivre de Cayenne) a augmenté dramatiquement depuis que les agents de correction ont été autorisés à porter un petit pulvérisateur OC à leur ceinture, une hausse de 142 % au cours des cinq dernières années.
- Les données du SCC indiquent que le nombre de fouilles exceptionnelles, de confinements aux cellules et de refus du personnel de travailler pour des raisons de santé ou de sécurité au travail demeure élevé. Les détenus passent plus de temps enfermés dans leur cellule en raison de l'interruption des activités. En 2011-2012, le SCC a signalé 703 confinements aux cellules dans 57 établissements, pour une moyenne de 12 par établissement.
- Le système interne du SCC pour les plaintes et les griefs formulés par les détenus peut aussi fournir un indice sur les conditions générales de détention. Au cours des cinq dernières années, le nombre de plaintes et de griefs de la part de détenus a augmenté de 30 %, pour se chiffrer à 29 551 en 2011-2012. La moitié des plaintes et des griefs a trait aux interactions avec le personnel de correction et aux conditions de détention ou à la routine.
- Dans de nombreux cas, le taux de cas d'automutilation en établissement peut être considéré comme un indicateur de la détresse psychologique, laquelle peut être liée aux conditions de détention. Le nombre et la prévalence des cas d'automutilation dans les établissements fédéraux sont à la hausse. Selon les données du SCC, il y a eu 912 incidents d'automutilation 2011-2012, mettant en cause 303 délinquants. Au cours des cinq dernières années, le nombre d'incidents d'automutilation dans les établissements du SCC a triplé.
- La capacité des détenus à se tenir occupés grâce au travail, aux programmes de base ou aux études représente aussi un indicateur important lié aux conditions de détention. Selon un instantané pris au hasard, le 1er février 2012, de la participation des détenus aux programmes correctionnels, parmi les sept établissements sondés, seulement 324 délinquants (12,5 %) sur un total de 2 594 étaient inscrits à un programme correctionnel de base. Dans ces mêmes établissements, le nombre de délinquants figurant sur une liste d'attente était supérieur à 35 %. Le SCC consacre moins de 2 % de son budget de trois milliards de dollars aux programmes de base. CORCAN, l'initiative de choix du SCC en matière de formation professionnelle en cours d'emploi, n'utilise que 3,5 % de la population carcérale totale.
- Bien qu'il ne soit pas directement lié aux conditions de détention, l'engagement des autorités correctionnelles à préparer les détenus à une mise en liberté anticipée s'avère très important. Le taux d'octroi de la libération conditionnelle (où les décisions sont laissées à l'entière discrétion de la Commission des libérations conditionnelles du Canada) a diminué au cours des dernières années. Les libérations d'office (ou les mises en liberté fondées sur la présomption aux deux tiers de la peine s'il est peu probable que le détenu commette une infraction causant la mort ou un dommage grave avant l'expiration de sa peine) ont augmenté et représentent maintenant 50 % de toutes les libérations conditionnelles.
Les indicateurs susmentionnés démontrent que les conditions de détention dans le système correctionnel fédéral sont de plus en plus difficiles. Ainsi, la prochaine question consiste à savoir qui sont les détenus purgeant une peine dans nos pénitenciers et si cela est judicieux sur le plan des politiques publiques de durcir les conditions de détention de ces détenus.
Profil des détenus
Le «profil changeant des délinquants» du SCC a servi principalement à justifier des conditions de détention plus austères, des périodes de détention plus longues ainsi qu'un moins grand nombre de possibilités de libération conditionnelle et de ressources additionnelles pour l'agrandissement des établissements. Comme je l'ai mentionné précédemment, le profil des détenus pourrait plutôt être utilisé à titre de baromètre pour mesurer les succès et les échecs des principales politiques publiques du Canada. Par conséquent, le profil de la population carcérale fédérale pourrait nous informer sur les lacunes dans les domaines de la justice sociale, des soins de santé ou des droits de la personne.
- Accès à des services de santé mentale dans la collectivité – 35 % des détenus sont aux prises avec de graves problèmes de santé mentale qui requièrent des services psychologiques ou psychiatriques.
- Autonomie gouvernementale des Autochtones – près de 23 % des détenus sont d'origine autochtone, alors que les Autochtones représentent moins de 4 % de la population canadienne.
- Diversité de la société canadienne – 8,4 % des détenus sont des Canadiens de race noire, mais les Noirs ne représentent que 2,5 % de la population canadienne.
- Stratégie nationale de lutte contre la drogue – 75 % des détenus ont des antécédents d'abus d'alcool ou d'autres drogues au moment de leur admission, et ces abus étaient directement liés aux infractions répertoriées des détenus dans 66 % des cas.
- Éducation – En moyenne, les détenus ont une huitième année de scolarité à leur arrivée en établissement.
- Réduction des préjudices – 31 % des détenus sont atteints de l'hépatite C, et 4,6 % ont contracté le VIH-sida.
- Femmes dans la société canadienne – Le nombre de détenues a augmenté de 40 % au cours des dix dernières années, et la population de détenues autochtones a augmenté de 90 %; 68 % des délinquantes ont été victimes de sévices sexuels et 86 % d'entre elles ont été victimes de sévices physiques.
- Vieillissement de la société canadienne – près de 20 % des délinquants incarcérés dans des établissements fédéraux sont âges d'au moins 50 ans. Ce segment de la population carcérale a augmenté de 50 % au cours de la dernière décennie.
Conclusion
Pour ce qui est de certains indicateurs importants, des données et des statistiques clés semblent indiquer que les conditions de détention dans les pénitenciers canadiens se détériorent. Le profil de la population de délinquants connaît aussi des changements, ce qui laisse supposer que notre système de justice pénale cible de plus en plus des segments défavorisés de la population canadienne. En tant que société, sommes-nous à l'aise avec le durcissement des conditions de détention si l'on tient compte du profil susmentionné des délinquants sous responsabilité fédérale? Devrions-nous investir davantage dans les peines ou devrions-nous investir dans la prévention du crime, la réadaptation et des politiques de justice sociale plus inclusives?
Le SCC se trouve dans une situation difficile, mais il peut néanmoins déployer des efforts pour répondre aux besoins du nouveau profil des délinquants. À titre d'exemple, au cours des prochaines années, le système correctionnel fédéral ajoutera environ 2 700 cellules (nouvelles ou rénovées) à plus de 30 établissements en place au coût de plus de 630 millions de dollars. Malheureusement, il semble que le SCC a raté l'occasion de concevoir et de construire de nouvelles installations qui répondent mieux aux besoins des délinquants aux prises avec des problèmes de santé mentale, des délinquants autochtones et aux délinquants vieillissants. Toutes les nouvelles unités ont été conçues en fonction d'un modèle traditionnel et générique. Les nouvelles constructions n'offriront pas de milieux thérapeutiques pour les délinquants ayant des troubles de santé mentale, ne permettront pas la prise en charge des délinquants autochtones par les collectivités autochtones, et ne seront pas conçues de manière à répondre aux besoins uniques des délinquants âgés. De plus, le budget de 630 millions de dollars ne prévoit pas des investissements en vue d'accroître les secteurs de programme et de travail ou les services de soins de santé. Il semble plus urgent d'accorder une attention renouvelée sur les obligations du SCC en matière de réadaptation et un engagement plus solide envers la réintégration dans la collectivité. Puisque notre système de justice pénale cible de plus en plus les segments défavorisés de la population canadienne, le durcissement graduel des conditions de détention est devenu une question touchant les droits de la personne.