Revue Porte Ouverte

Les droits des détenus

Par Propos recueillis par Jean-François Cusson ,
ASRSQ

Les droits de l’homme en prison : Une question de dignité humaine!

Sonja Snacken est une criminologue belge qui enseigne au Département de criminologie de la Vrije Universiteit Brussel (Belgique). Elle est aussi experte en matière de droit auprès du Conseil de l’Europe. Elle a participé activement à l’élaboration de la loi pénitentiaire qui a été mise en vigueur récemment en Belgique. Le 10 décembre dernier, Sonja Snacken donnait une conférence au Centre international de criminologie comparée de l’École de criminologie de l’Université de Montréal. Le Porte ouverte a profité de l’occasion pour s’entretenir avec elle sur la question des droits humains en milieu pénitencier.

P.O. : Comment peut-on expliquer que plusieurs pays européens affichent un taux d’incarcération moins élevé que ceux d’Amérique du Nord?

En matière d’incarcération, plusieurs pays européens ont choisi de ne pas emboîter le pas aux États-Unis1. Évidemment, ceci peut s’expliquer, en partie, par une réalité culturelle et sociale. D’ailleurs, en Europe, on semble moins prendre pour acquis que le public a soif de punition.

Il faut aussi savoir qu’en Europe, les droits de l’homme prennent une place toute particulière. D’ailleurs, pour joindre l’Union européenne les pays doivent s’engager à abolir la peine de mort et à rejeter la torture.

Le respect des droits humains n’est probablement pas vécu de la même façon partout. Aux États-Unis, par exemple, la peine de mort n’est pas toujours considérée comme un enjeu lié aux droits humains. En Europe, la peine de mort ne peut dépendre de l’opinion publique puisque son interdiction renvoie à des valeurs de dignité humaine. Il s’agit simplement d’une mesure inacceptable. Une société où les droits humains représentent un enjeu prioritaire est susceptible d’accorder une moins grande place à la punition. D’ailleurs, certains soulignent que la place des droits humains au sein d’une société peut être révélatrice de la place qu’occupent les mesures punitives. Certains soulignent que la peur du crime est moins présente dans les pays où l’on retrouve des politiques sociales développées et de plus faibles inégalités sociales. Bien souvent, le sentiment d’insécurité ressenti par la population n’a rien à voir avec l’insécurité réelle. Une augmentation de ce sentiment est souvent liée à la diminution des politiques sociales. Les gens vivent alors une insécurité dite existentielle et il devient plus facile de l’attribuer à des groupes que l’on considère comme étant ceux qui abusent du système (immigrants, criminels, assistés sociaux, etc.).

P.O. : Comment justifier la défense des droits des détenus?

Lorsque l’on s’intéresse aux victimes et aux détenus, ce sont les mêmes valeurs humaines auxquelles nous sommes confrontés.

Il est extrêmement important, pour moi, de parler du concept de la démocratie. Qu’est-ce qui le caractérise? Ce n’est certainement pas la volonté de la majorité : ça, c’est de la tyrannie. Dans une démocratie, on doit bien sûr écouter la majorité, mais aussi protéger la minorité. Les détenus forment une minorité très peu populaire. Si on veut vraiment faire partie d’une démocratie respectueuse des droits de l’homme, il faut défendre les leurs. Évidemment, lorsqu’il s’agit de criminalité, le discours est beaucoup plus émotif que rationnel et les politiques sont de plus en plus axées sur l’opinion publique. Il faut écouter et comprendre l’opinion publique, mais c’est aux politiciens de trouver les réponses et pour se faire, ils doivent consulter les experts. Si le public se trompe, il faut le lui expliquer.

À ce sujet, l’exemple de la Belgique est intéressant. Nous avons eu notre première loi pénitentiaire en 2005, loi dont j’ai participé à l’élaboration. Lors des travaux, les politiciens nous disaient qu’une partie de l’opinion publique n’apprécierait pas le travail que nous faisions. Cependant, ils réitéraient l’importance de le faire parce que les droits de l’homme sont un principe qu’il faut absolument défendre.

La démocratie, c’est respecter les droits de chacun. Des détenus, mais aussi des victimes. Je refuse le courant que nous voyons aux États-Unis qui demande de prendre position soit pour les victimes, soit pour les détenus. En tant que criminologue, je travaille aussi bien pour les uns que pour les autres. Il faut juste trouver un équilibre entre les intérêts et les droits de tous.

Les droits des détenus peuvent-ils être perçus comme un affront aux victimes?

Non, parce que lorsque l’on s’intéresse aux victimes et aux détenus, ce sont les mêmes valeurs humaines auxquelles nous sommes confrontés. Il est tout aussi important de se rendre compte de la situation des uns et des autres. Pour moi, le droit des victimes n’est pas opposé aux droits des détenus. Par exemple, en Belgique après l’affaire Dutroux(2), il y a eu une nouvelle loi sur la libération conditionnelle qui a permis aux victimes de délits graves d’être présentes à la commission de libération conditionnelle.

Leur participation ne concerne que les conditions qui peuvent être appliquées aux détenus pour sauvegarder les intérêts des victimes. Ce n’est pas sur la décision de libérer ou non puisque la libération d’un détenu est considérée en fonction de l’intérêt public. Est-ce que l’on prend ou pas le risque de libérer un détenu? Les victimes n’ont pas voix à cette décision-là. C’est plus concernant les conditions de libération qu’elles peuvent avoir une influence réelle, pas sur la décision de libérer.

D’ailleurs, les groupes de victimes avaient demandé qu’un de leurs représentants puisse siéger à la commission des libérations conditionnelles. Cette demande a été refusée par les parlementaires parce qu’ils considéraient que ces postes doivent revenir à des experts en réinsertion sociale. Parmi ceux qui ont à se prononcer sur la libération conditionnelle, on retrouve un magistrat qui est indépendant et deux experts qui peuvent être des psychologues, des criminologues, des sociologues, etc.

Donc, en Belgique, la profession de criminologue est respectée?

La criminologie est assez visible en Belgique. Il s’agit d’une discipline pleinement respectée. D’ailleurs, les quatre derniers ministres de la Justice étaient criminologues. Les directeurs de prisons doivent être criminologues. Même les médias communiquent régulièrement avec nous.

De quelle façon se sont développés les droits des détenus en Belgique?

En Belgique, le droit des détenus était un secteur très peu reconnu. Ce n’était pas un sujet d’intérêt à moins d’événements exceptionnels comme des évasions ou des émeutes. Toutefois, en Europe une certaine pression commençait à se faire sentir à ce sujet. Des collègues criminologues qui étaient conseillers du ministre de la Justice ont insisté sur le fait que les choses ne pouvaient continuer ainsi. Il fallait mettre en place un droit pénitencier. Il fallait passer d’un système de privilèges à un système de droit. En Belgique, les détenus n’avaient que le droit de religion et celui de l’accès à un avocat. Tout le reste fonctionnait sur la base de privilèges. Cette loi a été élaborée par des académiques, des criminologues et des juristes. Le tout a été adopté par le Parlement avec quelques amendements.

Il faut savoir qu’un contexte historique a favorisé cette réforme pénitentiaire. Après la Deuxième guerre mondiale, nous avons assisté à un premier mouvement de réforme pénitentiaire. À ce moment, des personnes qui normalement n’auraient jamais connu la prison avaient été emprisonnées par le régime d’occupation. Des procureurs, des juges et des bourgeois se sont retrouvés en prison. Même des gens qui avaient collaboré avec le régime d’occupation ont été incarcérés. Ceux qui n’avaient pas fait l’expérience de la prison connaissaient des personnes qui y ont séjourné. On s’est retrouvé alors avec le consensus que la prison représentait quelque chose d’intenable, même chez les personnes plus conservatrices ou de droite. Ce mouvement d’humanisation de la prison s’est produit parce que des gens s’étaient rendus compte de ce que l’expérience de la prison signifiait vraiment. Ces événements historiques ont contribué à une improbable coalition qui a permis d’améliorer le sort des détenus.

Par définition, la prison est totalitaire. Comment peut s’exprimer le respect des droits dans un tel milieu?

La prison restera toujours la prison. Elle visera toujours à contrôler la vie des détenus et à savoir ce qui se passe du point de vue de l’ordre et de la sécurité. C’est l’essence même de la prison. Je crois que la seule chose qu’on peut faire c’est d’essayer… La prison est un milieu totalitaire qui le restera toujours. Totalitaire dans le sens qu’on y retrouve des relations de pouvoir qui sont quand même assez compliquées. Il est vrai que les gardiens ont le pouvoir sur les détenus, mais ces derniers peuvent rendre la vie du gardien plus ou moins facile. Les détenus exercent assurément un certain pouvoir.

Toutefois, un milieu carcéral basé sur un système de privilèges donne trop de place au pouvoir discrétionnaire du personnel. Dans un système où il y a une meilleure reconnaissance des droits des détenus, il est possible de mieux équilibrer les relations de pouvoirs. Parce que les détenus peuvent déposer des plaintes, il devient plus facile d’avoir des échanges entre eux et les gardiens afin de régler les situations. Le règlement des situations problématiques est plus informel. Et si ça ne fonctionne pas, le détenu peut alors porter plainte.

Comment peut-on départager les privilèges des droits? Départager?

Bonne question! Je crois justement que dans une institution où les gens vivent 24 heures sur 24, même les droits restent en quelque sorte un peu des privilèges. On sera toujours dans un système où les services sont limités et où il n’y a pas tout ce qu’on voudrait. C’est pour cette raison qu’il faut s’efforcer de limiter les pouvoirs discrétionnaires et d’avoir un recours contre les décisions qui sont prises.

Il est toujours possible de retirer l’application de certains droits!

Ça dépend. Également, il faut savoir de quels droits on parle. Même avant la mise en place de notre loi pénitentiaire (en Belgique), les tribunaux commençaient à dire que lorsque les privilèges se rapportent à des droits fondamentaux reconnus par exemple par la Convention européenne des droits de l’homme, il ne s’agit plus de privilèges. Par exemple, le droit au respect et à la vie familiale, c’est un droit important. Le système pénitentiaire, s’il limite ces droits, doit pouvoir le justifier. Donc, ce n’est plus un pouvoir discrétionnaire absolu. Ça restera toujours des droits limités par la détention, mais le système pénitentiaire doit légitimer les enfreintes au respect de ces droits.


(2) «L’affaire Dutroux» est une affaire criminelle qui a eu lieu en Belgique dans les années 1990, et a connu un retentissement mondial. Le principal protagoniste de l’affaire, Marc Dutroux, était, entre autres, accusé de viol et de meurtre sur des enfants et de jeunes adolescentes, ainsi que d’activités communément associées à la pédophilie, et fut condamné pour ces faits. Source : Wikipédia