Revue Porte Ouverte

Les droits des détenus

Par Jean-Claude Bernheim,
Criminologue

Nos droits et les droits des détenu-e-s

La notion de droits remonte à l’époque du Moyen-Âge lorsque les nobles ont négocié avec Jean d’Angleterre, dit Jean Sans Terre (1166 – 1216), un certain nombre de privilèges que l’on retrouve dans la Magna Carta (1215) en gage de leur appui à la monarchie. Dès lors, cette notion s’est inscrite dans un contexte de rapport de force et de lutte pour des intérêts personnels ou de groupe et s’est finalement traduite dans des lois qui ont évolué au cours des siècles.

Les droits des détenu-e-s ne font pas exception à la règle. Des droits sont cédés dans la mesure où l’intérêt du public leur est favorable, comme ça a été le cas au cours des années soixante-dix et quatre-vingt au Québec. Pour rappel, il suffit de mentionner l’obtention du droit de vote et l’amélioration des conditions de détention. En effet, la grève du travail pacifique de 1976 dans les pénitenciers St-Vincent-de-Paul et Archambault a suscité une sympathie exceptionnelle, et la torture qui a été pratiquée en 1982 dans ce dernier suite à une tentative d’évasion tragique ont contribué, à l’époque, à conscientiser le public à la réalité carcérale.

Depuis, les choses ont bien changé. En effet, les gouvernements provinciaux et fédéral ont développé une stratégie orientée vers la répression en suscitant un climat d’insécurité et en faisant la promotion des intérêts des victimes par opposition à ceux des détenu-e-s qui auraient la vie trop facile. Une des questions qui se posent actuellement est : quels sont les gains réels pour les victimes et la population? Répondre à cette question serait trop long, mais examinons d’un peu plus près la stratégie politique en nous intéressant plus particulièrement au législateur le plus puissant au Canada, le nouveau gouvernement fédéral de Monsieur Harper.

Le premier ministre du Canada n’hésite pas à mentir à la population canadienne en affirmant que la criminalité augmente au Canada alors que celle-ci diminue depuis plus de dix ans. Suite à son élection de janvier 2006, Monsieur Stephen Harper a présenté une allocution devant l’Assemblée du conseil exécutif de l’Association canadienne des policiers, le 3 avril 2006, dans laquelle il déclarait que les Canadiens sont menacés par le taux de criminalité croissant et que le taux d’homicides est aussi à la hausse. (1) Pourtant, une étude publiée par Statistique Canada en 2005 (2) montre que le taux de criminalité a considérablement diminué au cours des dix années précédentes (de 1994 à 2004) et que la différence de taux entre 1994 et 2004 est loin d’être négligeable. Ainsi, le taux d’homicides a diminué de 5,3 %; celui des tentatives de meurtre de 29,4 %; les voies de fait graves de 18 %; les agressions sexuelles de 32,6 % (dont les agressions sexuelles armées de 53,6 % et les agressions sexuelles graves de 56,5 %); les vols qualifiés avec des armes à feu de 53,7 %; les introductions par effraction dans les résidences de 38,6 %; la conduite avec facultés affaiblies de 33,5 % et les délits de fuite de 64 %.

Parmi les rares crimes dont la fréquence a augmenté, il faut mentionner les infractions relatives aux drogues (+ 46,6 %), à l’exception de celles concernant l’héroïne qui ont baissé de 55,3 %. Si l’on compare 1996 à 2006, le taux d’homicide a diminué de 10 %; celui des tentatives de meurtre de 12 %; les agressions sexuelles de 26 % (dont les agressions armées de 47 % et les agressions graves de 44 %); les vols qualifiés avec des armes à feu de 51 %; les introductions par effraction dans les résidences de 45 %; la conduite avec facultés affaiblies de 30 %; les délits de fuite de 47 % (Statistique Canada, 2007 3). Comme pour 2004, les infractions relatives aux drogues ont augmenté (+ 33 %). Par contre, ce qui est étonnant c’est que la statistique relative à l’héroïne a été fondue dans la catégorie «autres drogues». Serait-ce parce que cette infraction a encore considérablement diminué? Voici une hypothèse qui mérite d’être vérifiée : cette diminution est-elle attribuable aux programmes d’échange de seringues et de méthadone?

L’alarmisme du premier ministre est totalement injustifié et ne peut être compris que dans une perspective démagogique et électoraliste. Cette attitude politicienne a des répercussions indéniables sur l’opinion publique puisque ce discours conforte les préjugés populaires et encourage l’opprobre social face aux personnes condamnées. Il permet également au nouveau gouvernement conservateur de présenter des projets de loi de plus en plus répressifs en augmentant, entre autres, les peines minimales.

Devant cet exposé, vous vous demandez bien quel lien il y a entre les droits des détenu-e-s et nos droits en tant que citoyens honnêtes et respectueux des lois. Vous avez tout à fait raison de vous poser la question. En fait, il existe un rapport de force entre les détenteurs du pouvoir et les droits des citoyens et ce rapport de force s’est, depuis une quinzaine d’années, accentué au profit des détenteurs des pouvoirs politiques et économiques par le fait que l’attention du public est polarisée sur l’insécurité présumée et totalement non fondée.

En effet, pendant que l’on discute de projets de loi plus répressifs, et qui ont bien des chances d’être promulgués, il y a des lois déjà en place qui ne sont pas respectées par nos dirigeants. Par exemple, la Loi sur les droits des enfants qui doit mettre fin à la pauvreté d’un grand nombre d’entre eux, ou la Loi canadienne sur la santé qui établit à son article (3) que :

La politique canadienne de la santé a pour premier objectif de protéger, de favoriser et d’améliorer le bien-être physique et mental des habitants du Canada et de faciliter un accès satisfaisant aux services de santé, sans obstacles d’ordre financier ou autre (4).

En dépit de ce noble objectif, tout le monde sait que les systèmes de santé au Canada rencontrent des difficultés financières avec d’importantes répercussions sur la qualité de vie de milliers de Canadiens. En dépit d’un surplus de 14 milliards de dollars, les investissements en santé demeurent très limités par le gouvernement fédéral. Pour quelles raisons? Parce que le rapport de force entre les citoyens et les gouvernements provinciaux et fédéral a basculé dans le camp des tenants des pouvoirs politiques et économiques et que ceux-ci peuvent imposer leur volonté au détriment des droits des citoyens. Ceux-ci étant manifestement manipulés par des discours trompeurs en arrivent à la conclusion qu’il faut investir des milliards de dollars non pas dans la santé mais dans une priorité du gouvernement (5), soit celle de construire des complexes pénitenciers pour 1500 à 2 000 détenus, similaires à ceux que l’on retrouve aux États-Unis.

Il faut reconnaître que la stratégie des gouvernements fédéral et provinciaux a très bien réussi. En effet, ils ont réussi à faire en sorte que la plupart des groupes de défense des droits des victimes ne défendent que partiellement leurs membres et interviennent systématiquement pour dénoncer le système de justice pénale et revendiquer des mesures de plus en plus contraignantes. Par le biais des drames vécus par les victimes, on met l’accent sur les carences réelles du système pénal sans pour autant venir en aide à ceux et celles qui ont subi un traumatisme.

Un bon exemple est celui de la conduite dangereuse. Les excès de vitesse avec ou sans alcool causent des accidents qui pourraient être facilement évités par l’installation d’un mécanisme qui empêcherait les véhicules automobiles de dépasser 100 ou 110 km/h. La mise en place de cette mesure ne coûterait rien à l’État mais il est vrai que les contraventions seraient moins nombreuses et moins payantes pour les municipalités et les gouvernements provinciaux. La vie n’a pas de prix nous disent nos dirigeants, mais qui a gain de cause dans ce débat, les victimes ou les tenants des pouvoirs politiques et économiques?

Opposer les droits des uns aux droits des autres est la meilleure stratégie pour nos dirigeants et la plus préjudiciable pour tous et chacun. Tant et aussi longtemps que la malhonnêteté sera la base des interventions des politiciens en matière de justice pénale, nous serons dans l’impossibilité d’assurer une démocratie participative digne de ce nom. Le Canada est pour l’instant un pays de liberté et d’ouverture au plan social. Rétablir la peine de mort, à l’image des États-Unis, comme l’a déjà proposé Harper en prétendant que la peine de mort était la réponse à la hausse de la criminalité serait un virage à 180 degrés qui minerait notre réputation internationale et contribuerait à faire faire à notre société un saut en arrière incompatible avec les principes humanistes prônés par les Nations Unies.

La reconnaissance et l’exercice de nos droits et libertés ont été le fruit d’une multitude de luttes. Celles-ci doivent se poursuivre sinon nous serons de moins en moins protégés par l’État qui a pourtant l’obligation de maintenir la paix et l’équité pour toutes et tous. Un relâchement de notre part aura pour conséquence une diminution considérable des droits et libertés.


(1) Allocution d’ouverture présentée aux délégués et aux invités assistant à l’Assemblée du conseil exécutif de l’ACPP à Ottawa. Ottawa, Association canadienne des policiers, 3 avril 2006. ACPP Express 67; 8-92 006 été, p.8. 
(2) Chiffres officiels disponibles au moment de l’intervention publique de M. Harper. Statistique Canada (2005). 
(3) Statistique Canada (2007). Statistique de la criminalité au Canada, 2006. Ottawa, Ministre de l’Industrie, 2005, Statistique Canada, Catalogue No 85 — 002 — XIF, Juristat 27 (5); 1- 162 007 www.statcan.ca/bsolc/francais/... 
(4) Santé, Loi canadienne sur la (L.R. 1984, ch. C-6). Nous soulignons. 
(5) Deloitte (2007). Comité d’examen du Service correctionnel du Canada. Examen indépendant de l’estimation des coûts de construction et de fonctionnement d’un nouvel établissement correctionnel. Montréal, Deloitte & Touche, 4 octobre 2007, 26 p. Citation page 10.