Revue Porte Ouverte

Les femmes dans le système de justice pénale : Constats, défis et particularités

Par Anne-Céline Genevois,
Agente de développement à la Société Élizabeth Fry du Québec

La reconnaissance de l'art communautaire comme vecteur de transformation sociale par un organisme engagé auprès des femmes judiciarisées

Il faudra attendre la montée des études féministes des années 1970 pour que des recherches sur la criminalité chez les femmes débutent. C'est en réponse à cette inégalité de services offerts aux femmes, en termes de nombre et de qualité, que la Société Elizabeth Fry du Québec (SEFQ) a été créée en 1977. À cette époque, les organismes communautaires oeuvrant auprès des femmes judiciarisées étaient quasi inexistants.

La SEFQ travaille en détention et en communauté depuis 40 ans auprès des femmes judiciarisées. Elle a mis en place de nombreux services, dont la Maison de transition Thérèse-Casgrain. Toujours dans l'objectif de concevoir des services et des outils adaptés aux besoins de sa clientèle et dans le but de faire connaître leurs réalités, la SEFQ expérimente depuis 10 ans l'art communautaire. Dans le but de changer le regard des citoyens sur les femmes judiciarisées et de créer un dialogue au sein de la communauté, la SEFQ décide d'abord d'utiliser l'art comme un outil de communication sociale.

En 2007, elle met en oeuvre le projet : AGIR par l'imaginaire en partenariat avec Engrenage noir Levier. Les problématiques complexes auxquelles les femmes peuvent être confrontées amènent la question de leur collaboration au sein du processus artistique, excluant l'idée qu'un artiste extérieur à ces réalités intervienne et crée son oeuvre individuellement. Ainsi, les partenaires décident de faire appel à l'art communautaire, une méthode de création artistique collective qui s'inscrit dans une volonté de justice sociale et de démocratie culturelle. L'art communautaire rassemble des artistes professionnels et des groupes communautaires, appelés artistes communautaires au sein d'un processus créatif collaboratif basé sur des rapports égalitaires et aboutissant à la création d'une oeuvre, fruit de la réflexion de l'artiste communautaire.

Transformées par l'expérience d'AGIR, plusieurs femmes ont décidé à leur sortie de prison de poursuivre l'exploration artistique et de créer Art Entr'Elles. Elles se revendiquent alors comme un collectif de femmes artistes qui disent NON à la violence, à l'intolérance et à l'exclusion. La création de ce collectif par la communauté visée montre l'importance de l'impact du projet sur ces femmes. Fondé en collaboration par les personnes concernées, ce collectif répond à leur besoin d'être reconnues et entendues dans la société. Jusqu'à aujourd'hui, Art Entr'Elles a créé sept projets1. Tous ces projets abordent les problématiques de la marginalité vécues à différents niveaux par ces femmes et interrogent le rapport de la société à l'exclusion. Des oeuvres fortes ont été créées et poussent le spectateur à reconsidérer l'humain au-delà des étiquettes.

Lors d'un bilan effectué à la suite du projet « Décliner votre identité », plusieurs participantes ont reconnu que le projet a été un vecteur de changement dans leur vie.

Depuis maintenant 10 ans, la SEFQ a exploré la pratique de l'art communautaire et a pu observer son impact positif sur la (ré)intégration sociale des femmes. À travers ses expériences, cet organisme communautaire affirme que l'art est un vecteur de transformation sociale. Ces actions permettent notamment aux femmes d'acquérir plus de confiance en elle, de développer des compétences qu'elles ignoraient posséder, d'afficher un sentiment de fierté devant le travail accompli, de libérer leurs émotions et d'apprendre à se découvrir dans un contexte inconnu. Ces projets sont un véritable levier pour leur émancipation. Lors d'un bilan effectué à la suite du projet « Décliner votre identité », plusieurs participantes ont reconnu que le projet a été un vecteur de changement dans leur vie. À la question « qu'est-ce qui a changé pour vous après le projet ? », une des participantes répond : « Tout ! J'ai même tout changé mon salon. C'était le bordel. Ici j'avais un autre divan, et j'avais beaucoup de meubles. J'ai jeté extrêmement de choses. J'ai fait deux mois de ménage [rire]. Parce que je trouve que la maison de quelqu'un c'est la réflexion de l'intérieur de son cerveau et avant j'étais trop mélangée dans ma vie donc je n'avais pas la capacité à nettoyer […] J'ai encore beaucoup de choses, mais c'est très organisé […]. Et j'ai changé mes amis, mes habitudes, j'ai un nouvel emploi, j'ai un nouveau rat ».

Nous pouvons de toute évidence constater à travers ce témoignage comment l'engagement au sein d'un projet artistique communautaire a pu avoir un impact considérable sur la vie de la personne. Pour poursuivre, nous vous proposons deux témoignages des participantes des derniers projets de création du collectif Art Entr'Elles « Décliner votre identité » et « Double peine ».

L'histoire de ma transformation par Jill Sambrosky 

(artiste communautaire qui signe l'autoportrait Still accompagné de la bande sonore Chasing Life exposés dans « décliner votre identité »)

« Le processus de création a toujours été quelque chose qui me donnait du plaisir. Voir mes pensées, mes émotions, mon âme, en forme physique, me rassurait que j'étais ici, vivante, réelle. Je n'ai jamais eu une vie facile; il existait une guerre tumultueuse à l'intérieur de moi-même. J'ai commencé à écrire à un âge très jeune, et rendue à l'adolescence je me concentrais beaucoup sur ma poésie. Sauf que je me concentrais aussi sur la noirceur qui faisait semblant de m'envahir. Je cherchais à m'engourdir, à me faire mal; bref, je ne m'aimais pas. Je consommais, je m'automutilais, je commettais tout genre d'actes illégaux. Et cela, pendant plus qu'une décennie. Je m'étais perdue, et je ne savais plus comment me retrouver.

Durant ce temps, j'avais réussi (je ne sais pas comment) à finir mon baccalauréat universitaire en littérature anglaise; ma passion pour les mots ne s'était jamais éteinte, sauf que je ne savais pas dans quelle direction je pourrais aller pour me retrouver. Une fois qu'on s'est volontairement mis dans le noir, c'est très difficile de rallumer la lumière à l'intérieur de soi. Je ne l'ai jamais aperçu, mais à un moment donné, j'avais arrêté d'écrire. Donc quand j'ai eu la chance de devenir membre du collectif Art Entr'Elles, ça faisait assez longtemps que je savais que j'avais besoin d'aide à sortir de mon trou isolé. Je m'étais promis que je dirais oui à toutes les nouvelles opportunités qui se présentaient à moi. Cette opportunité s'est transformée en une des plus belles expériences de ma vie. Quand j'ai su que le projet comprenait la création d'un texte, ainsi que la mise en scène d'une photographie, les deux ensembles formant un chef d'oeuvre personnel qui décrivait qui j'étais, qui je suis… Je savais que l'univers m'envoyait un message pour m'aider à guérir. Durant les dernières années, j'avais subi une transformation spirituelle, et ce projet, j'en étais sûre, serait la dernière étape de ma renaissance. Malgré le fait que j'ai toujours été mal à l'aise avec des personnes inconnues, je me suis poussée à m'engager dans le groupe. Je ne savais pas comment j'allais écrire un bon poème, quelque chose dont j'étais fière, quand ça faisait si longtemps que je n'avais pas écrit créativement. De plus, les rencontres et les ateliers se passaient en français, ma deuxième langue. Je savais dès le début que je voulais écrire quelque chose de bilingue, vu que c'est une grande partie de ma définition de moi.

Les ateliers d'écriture m'aidaient à fortifier mon langage poétique en français, à accéder l'habilité et la facilité d'expression que je possédais déjà en anglais. Par ailleurs, je ne me poussais pas à écrire avant d'être prête. Je savais qu'un jour, mon texte sortirait par lui-même, je n'avais pas à chercher. Comme prévu, lors d'une rencontre ordinaire, j'ai écrit une seule ligne, "I am an island" («Je suis une île») et le reste est sorti automatiquement de mon crayon, comme si c'était dirigé par une énergie intérieure, forte et puissante. J'ai aussi pris quelques phrases qui se trouvaient déjà dans les pages de mon calepin personnel, des ateliers antérieurs, ainsi que de mes propres réflexions et rêveries. Quand je l'ai relu, une fois terminée, c'était parfait. C'était moi, Jill, passé présent futur. Ça parlait de ma douleur, mais aussi de mon espoir. Ça décrivait ma présente attitude et comment je voulais vivre, maintenant que j'avais complètement changé ma façon de vivre.

J'ai maintenant appris à m'aimer, et chaque fois que je relis mon poème, je me rends compte du chemin que j'ai parcouru. Je n'aurais jamais pensé que les mots me sauveraient la vie, mais voilà, c'est cela qui s'est passé. »
« Motivation retrouvée » par Cathy Cimon
(Témoignage de la coréalisatrice suite à l'expérience du processus de création du film documentaire « Double peine » présenté en avant-première en novembre 2016 aux Rencontres internationales du documentaire de Montréal (RIDM)).

« À 39 ans, je me suis fait arrêter. Ce fut comme un coup de poing dans le corps ! Je devais faire face à la justice et je savais que je ne sortirais pas de cette histoire-là sans faire de la prison. Ce fut long ! Et pendant cette période, je perdis toute énergie et motivation. Je sors de Tanguay et je suis acceptée en transition à la maison Thérèse-Casgrain.

Dans mes conditions de libérations, je dois me chercher un emploi. Ce que je fais avec le programme d'aide à l'emploi La Boussole du YMCA, un organisme qui aide les ex-détenu.e.s à se trouver une job. Après plusieurs tentatives négatives, quelle ne fut pas ma surprise de me faire proposer un projet avec Art Entr'Elles et la Société Elizabeth Fry du Québec pour réaliser un court-métrage documentaire de 5 à 25 minutes sur la réinsertion des femmes judiciarisées. Le but était d'avoir l'opinion publique à savoir si nous [les ex-détenues] avions droit à une deuxième chance.

J'ai accepté tout de suite sans y penser. Ce n'est que le soir venu que les doutes, le manque de confiance et aussi peut-être la crainte d'être identifiée, voire étiquetée m'ont prise. J'ai hésité, j'ai voulu me retirer du projet, mais après y avoir pensé, j'ai décidé de foncer et de sortir de ma zone de confort pour cette aventure. [...] Le processus de création commença et je crois que c'est à ce moment-là que j'ai appris, douté et travaillé sur moi. Je me suis ajustée. J'ai proposé et accepté les idées de mes collègues. Nous avons eu des hauts et des bas. Nous avons appris à collaborer, ce qui demande de l'indulgence. Imaginez trois ex-détenues, très différentes et aux caractères forts ! [...]

Je suis très fière du résultat. J'ai hâte à l'année prochaine pour la projection aux Rencontres internationales du documentaire de Montréal (RIDM). J'ai adoré l'expérience, j'en ressors plus forte. J'ai appris dans un domaine où je ne connaissais rien. J'ai rencontré des gens avec du talent et qui aiment ce qu'ils font. Cela m'ouvre des portes pour des nouvelles expériences et sûrement d'autres choses vont arriver dans les mois qui suivent suite à ce projet extraordinaire. Alors, imaginez comment je me sens ?! Gonflée à bloc et avec une motivation positive pour la vie en générale que j'avais perdue. Alors merci à la vie ! Rien n'arrive pour rien ! J'en suis la preuve vivante ! ».

Création de Jill Samborsky 

pour « Décliner votre identité », Chasing Life bande sonore exposée avec l'autoportrait Still, 2015

« I am an island,
Surrounded by a salty eternity,
An unforgiving life force,
Lapping against me until I turn to sand.
Slowly eroding my foundation, my substance.
The unending moments of love,
Drowning the undefinable reality of pain.

I am a stone
Hard and stubborn
Dissolving slowly.
Being molded into a new shape
By insistent repetition and the rhythm of the moon. Unmoving.
Silent.
Stoic.
Present.
Je suis un ange
Un enfant de l'univers
Mes prières rebelles restent prises dans ma bouche. J'avale mon passé pour me transformer derrière la scène.
Je suis un cocon
Prêt à ouvrir
Avec une beauté patiente qui attend à l'intérieur.

I am a new born,
Unsure of my next step.
Je me laisse transporter vers un avenir inconnu. Pleine d'amour, paisible, sans peur.
Life finds a way. »


Références

1 2009 : Cartes postales, deux mille exemplaires de treize différentes cartes conçues dans le but de faire plaisir gratuitement ; 2010 : On vous aime, mais pas tant que ça…, un projet d'art visuel qui utilise des bouteilles de bières pour présenter les rêves et les aspirations de cinq personnes itinérantes ; Métamorphose en 4 temps : film d'animation qui traite des embûches rencontrées par quatre personnages féminins pendant leur processus de réinsertion sociale 2011 : Donner une deuxième chance : un projet d'art visuel qui redonne vie à des matériaux recyclés illustrant la métaphore de la deuxième chance que les femmes demandent à la société ; 2012 : Face à Face : un projet qui explore sous différents médiums artistiques les problématiques de la pauvreté, de la criminalisation et de la famille ; 2014 : Décliner votre identité volet 1 : un projet audio photographique qui explore la thématique de l'identité sous la forme de l'autoportrait ; 2015 : Décliner votre identité volet 2 : « Double peine », un court-métrage documentaire qui confronte la perception des citoyens face à la judiciarisation et celle des femmes vis-à-vis d'elles-mêmes.