En prison, le corps des femmes est contrôlé dans son entier. Il est « marqué » dès son entrée avec des rites tels la fouille à nu. « Rite de mortification » (Goffman in Frigon, 2012, p. 233), « cérémonie de dégradation » (Garfinkel in Frigon, 2012, p. 233), peu importe l'appellation, les femmes vivent l'humiliation et perdent le contrôle de leur corps et de leur image. Elles perdent leur identité. Le corps devient transparent, invisible. Il est « aliéné ». Tout ce qui a trait au corps devient négatif : la forme, l'odeur… C'est sans compter sur le corps « malade » : des sens qui s'atrophient, des problèmes de poids, de peau, d'équilibre, de transit, de mémoire… Le corps est sans emprise : tout lui échappe (alimentation, hygiène, sexualité…). Et Frigon (2012) d'ajouter que les femmes incarcérées ont été pour la plupart « victime » de multiples maux avant leur détention (abus sexuel, violences…). Pour elles, la prison reproduit encore cette violence.
L'état des corps des femmes incarcérées soulève la question de la santé en milieu d'enfermement. De nombreuses études ont montré que la santé des femmes incarcérées était fragile : maladies infectieuses, maladies chroniques, santé mentale (Boutet, Lafond, & Guay, 2007; Chesnay, 2016; Covington, 2007). La prévalence de ces maux est plus élevée que dans le reste de la population ce qui soulève la question de l'impact de la prison sur les femmes. Comme l'indique Chesnay (2016), la nature même de confinement favorise les maladies infectieuses et un mode de vie sédentaire; de plus, l'isolement social et psychique de même que l'enfermement du corps conduisent à des souffrances psychiques. Sans compter sur le fait que d'après plusieurs études, les femmes incarcérées seraient plus susceptibles d'avoir été victimes d'agressions physiques ou sexuelles et seraient donc davantage en détresse émotionnelle ou psychique (Frigon & Duhamel, 2006; Giroux & Frigon, 2011).On le voit, l'enfermement marque les corps. La privation de liberté entrave les corps. La privation de liberté enferme le corps, le coince, le sclérose. La liberté d'aller et venir est retirée au corps. Privé de mouvement le corps se détériore. L'utilisation de la danse est donc un outil très intéressant pour étudier le corps en prison. Elle redonne du mouvement à ces corps sclérosés. À la fois Pagès (2004), Frigon et Jenny (2009) et d'autres y ont recourt, et à juste titre.
« Les fonctions de la danse en prison vont de l'errance intérieure en passant par un éveil jusqu'à un nouvel enracinement de soi. Nous pouvons donc décliner les fonctions de la danse de la manière suivante : une reprise de contact avec le corps, un éveil sensoriel, une remise en route de corps coincés, oubliés, anesthésiés, souffrants, un contact avec l'autre pour passer du contact le plus anodin au plus intime. Une danse-plaisir qui peut amener vers une danse-résistance/résilience. » (Frigon & Jenny, 2009, pp. 52–53)
Pour ma part, j'ai choisi de me tourner vers la danse-thérapie. La danse-thérapie, pour donner une définition brève, est, selon l'American Dance Therapy Association « the psychotherapeutic use of movement to promote emotional, social, cognitive and physical intregration of the individual. » Si plusieurs approches co-existent, l'objectif général reste le même : « Le but thérapeutique commun aux danse-thérapeutes est de déclencher, par le processus de changement et de créativité, des remaniements intérieurs (connexions entre sensations, affects et représentations, accès à la symbolisation, travail sur une image de corps fragile ou fragmentée, revalorisation narcissique, restructuration psycho-motrice), et l'émergence de sens à relier à l'histoire personnelle de chacun ». (Société Française de danse-thérapie, consulté le 22 septembre 2016). De manière générale, l'objectif que j'attribue à la danse-thérapie, et je me réfère à Vaysse (1997, p. 24) pour ce parallèle, se rapproche de la définition de la santé donnée par l'Organisme mondiale de la Santé : « un état de bien-être physique, psychologique et social plutôt que l'absence d'une maladie ».
On le voit, l'enfermement marque les corps. La privation de liberté entrave les corps. La privation de liberté enferme le corps, le coince, le sclérose.
Les effets de la danse-thérapie ont fait l'objet de plusieurs études ; les méthodes, les populations, les types d'effets étudiés sont très variés. À ce titre, nous retiendrons une méta-analyse de Koch et al. (2014) qui indique qu'il y a des effets positifs significatifs concernant plusieurs enjeux, comme la qualité de vie, l'humeur, les émotions, l'image de soi, le volet clinique notamment la dépression et l'anxiété.
Formée par le Centre National de Danse-Thérapie des Grands Ballets Canadiens, je travaille en collaboration avec eux pour offrir ce service en milieu de psychiatrie légale. J'utilise l'approche de Marian Chace qui a travaillé 20 ans au Saint Elizabeth Hospital en psychiatrie. La théorie chacienne part du principe que la danse est communication et que cela satisfait un besoin humain basique (Chaiklin & Schmais, 1979). Son approche s'inspire des théories de Sullivan en ce qu'une « attention particulière est portée au respect du patient dans son individualité, digne d'un rapport empathique et capable d'interactions interpersonnelles authentiques » (traduction libre) (Levy, 2005, p. 21). Chace a un respect profond pour ses patients et porte une attention particulière à leurs droits et leurs besoins. Un point que je partage pleinement avec elle et qui est, en matière de psychiatrie légale, me semble-t-il, fondamental.
"In this respect, Chace was to the hospitalized in the 1940s what the humanistic psychologists Maslow and Rogers were to "healthy patients" in the 1960s. They all believed in, respected and engaged the healthy aspects of the individual." (Levy, 2005, p. 21)
Chaiklin et Schmais (1979), disciples de Chace ont travaillé à théoriser son approche. Il ressort de ceci quatre grands mouvements dans l'organisation du travail de Chace, et qui font écho à ma propre pratique : l'action du corps, le symbolisme, la relation thérapeutique par le mouvement et l'activité par le rythme. L'action du corps peut aider au travail des émotions ; le symbolisme, par l'utilisation d'images, de souvenirs peut suffire à travailler sur des problèmes sans pour autant entrer dans des analyses ou interprétations ; la relation thérapeutique par le mouvement est cette faculté de répondre kinesthésiquement aux besoins du patient ; l'activité par le rythme, surtout en matière de psychiatrie, permet d'organiser les personnes.
En résumé, « Marian Chace cherche donc à provoquer une évolution psychique par un travail sur le geste ou la posture (et le rythme), qui correspond à une sorte de « reformulation non verbale » qui ouvre à la symbolisation. » (Lesage, 2008, p. 337)
Utiliser ce cadre théorique chacien dans l'application d'une intervention criminologique s'inscrit, je pense, dans le cadre d'une théorie critique de la criminologie. En effet, rendre de la liberté à des corps dociles (Foucault, 1975) en institution totale (Goffman, 1961) est impossible, mais il me semble que, en tout cas je l'espère, cela peut apporter un peu de répit aux femmes incarcérées et également apporter une nouvelle lunette d'observation pour le savoir criminologique. Deux aspects fondamentaux en matière de criminologie critique.
Depuis trois ans maintenant, je propose à une unité de l'Institut Philippe Pinel des programmes de 24 séances de danse-thérapie. Cette unité reçoit des femmes incarcérées au fédéral souffrant de problèmes de santé mentale sévères. En collaboration avec l'équipe clinique multidisciplinaire (psychiatre, psychologue, sociothérapeutes et danse-thérapeute), je travaille avec des groupes de 5-6 patientes aux diagnostics variés : troubles de la personnalité (personnalité limite, personnalité narcissique…), troubles de l'humeur (dépression majeure, bipolarité…), troubles psychotiques (troubles schizoaffectifs, schizophrénie)… souvent associés à d'autres problèmes tels que des troubles cognitifs, des problèmes psychomoteurs, des troubles du langage…
Concrètement, mes séances suivent un certain schéma qui permet l'émergence de souvenir, de sens, de symbole, d'émotions (autant négatives que positives) … Ce schéma est issu de la technique chacienne (Levy, 2005, p. 23 traduction libre) :
I : Échauffement
A : Contact initial
B : Développement du groupe
C : Expression rythmique et échauffement physique
II : Développement du thème
A : Piocher dans les indices non verbaux
B : Élargir, prolonger et clarifier les actions
C : Utilisation de la verbalisation et des images
III : Fermeture
A : Cercle
B : Mouvement commun
C : Possibilité de discussion
Chaque séance a une histoire et forme un tout, mais chaque séance construit également l'histoire du cycle de 24 séances. Il y a un début, un milieu et une fin : un vrai processus est mis en place. Chaque femme vit ce processus, tout comme le groupe en lui-même. Les objectifs peuvent aller du simple fait de participer (c'est-à-dire prendre la peine de se déplacer pour venir participer à la séance) à la revalorisation de l'image de soi ; de la simple amélioration du déroulé du pied lors de la marche, à la coordination/collaboration lors d'une danse à deux. Tout est possible et tout émerge du moment présent.
Un des plus beaux exemples fut cette patiente en prise avec des problèmes d'ambivalence. Les prises de décisions sont extrêmement difficiles dans toutes les sphères de sa vie et dans tous les types de décisions y compris les plus anodines. Vers la fin du programme, nous faisions un exercice dans lequel il fallait traverser la salle en diagonale en introduisant des mouvements de bras ou de jambes. La patiente avait deux idées entre lesquelles elle ne pouvait pas choisir. Mais plutôt que de renoncer comme elle avait l'habitude de le faire, elle a choisi la voie de la créativité et a mixé les deux approches. Le résultat fut saisissant : non seulement avait-elle réussi à dépasser son problème d'ambivalence, mais en plus, elle avait créé un mouvement très complexe alors qu'elle souffrait de problèmes moteurs assez sévères. La multiplicité de petites victoires comme celle-là donne, à mes yeux, un nouveau souffle à l'intervention auprès de cette population. À la fin de 24 séances de danse-thérapie, l'équipe multidisciplinaire se réunit pour faire le bilan final. La rétroaction de chacun des intervenants est très positive. Les séances de danse-thérapie permettent à chacune des patientes de traverser un processus dans lequel les dimensions suivantes sont touchées (Liste non exhaustive) :
- Psychomotricité;
- Estime de soi, image de soi;
- Relation aux autres, communication, leadership;
- Respect de soi et des autres;
- Régulation du stress et de l'anxiété;
- Lâcher prise et identification des émotions;
- Investissement et mobilisation.
Cette approche danse-thérapeutique est nouvelle au Canada. Je l'applique en matière de criminologie et les premiers résultats sont vraiment satisfaisants. Afin de pousser plus loin la réflexion, je mène actuellement une recherche doctorale à l'Université d'Ottawa sous la direction de Sylvie Frigon, Professeure titulaire en Criminologie, Faculté des sciences sociales de l'Université d'Ottawa, pour aller chercher plus en profondeur les effets de la danse-thérapie en milieu d'enfermement.
Références
Boutet, M., Lafond, G., & Guay, J.-P. (2007). Profil de la clientèle: Femmes contrevenantes. Analyse des données du portrait de la clientèle correctionnelle du Québec 2001. Quebec, QC: Direction générale des services correctionnels, Ministère de la sécurité publique.
Chaiklin, S., & Schmais, C. (1979). The Chace approach to dance therapy. In P. L. Bernstein (Ed.), Eight theorical approaches to dance therapy (p. 16). Dubuque, IA: Kendall-Hunt.
Chesnay, C. T. (2016). Doing Health, Undoing Prison: A Study with Women who have Experienced Incarceration in a Provincial Prison. University of Ottawa, Ottawa, Canada.
Covington, S. S. (2007). Women and the criminal justice system. Women's Health Issues, 17(4), 180–182.
Foucault, M. (1975). Surveiller et punir. Naissance de la prison. France: Gallimard.
Frigon, S. (Ed.). (2012). Corps suspect, corps déviant. Montréal: Éditions du Remue-ménage.
Frigon, S., & Duhamel, N. (2006). Regards croisés sur la santé mentale des femmes, avant, pendant et après l'incarcération. Ottawa, ON: Condition féminine du Canada.
Frigon, S., & Jenny, C. (2009). Chairs incarcérées: une exploration de la danse en prison. Montréal: Les éditions du remue-ménage.
Giroux, L., & Frigon, S. (2011). Profil correctionnel 2007-2008: Les femmes confiées aux services correctionnels. Quebec, QC: Services correctionnels, Ministère de la Sécurité Publique.
Goffman, E. (1961). Asiles (1998th ed.). Paris: Minuit.
Koch, S. C., Kunz, T., Lykou, S., & Cruz, R. (2014). Effects of dance movement therapy and dance on health-related psychological outcomes: a meta-analysis. The Arts in Psychotherapy, (41), 46–64.
Lesage, B. (2008). La Danse dans le Processus Thérapeutique. Fondements, outils et clinique en danse-thérapie. Ramonville Saint-Agne: Erès.
Levy, F. J. (2005). Dance Movement Therapy. A Healing Art. USA: NDA AAHPERD.
Pagès, L. (2004). Les enjeux de la danse en prison. Université Paris VIII, Paris.
Vaysse, J. (1997). La Danse-Thérapie. Histoire, techniques, théorie. Desclée de Brouwer.