Revue Porte Ouverte

Les femmes dans le système de justice pénale : Constats, défis et particularités

Par Marie-Pier Robitaille,
Candidate au doctorat en criminologie, Université de Montréal

Portrait de la criminalité des femmes : comprendre une réalité immuable

Il est généralement reconnu et démontré que les femmes commettent moins de crimes que les hommes. Les données judiciaires (aussi appelées données officielles), montrent que les femmes adultes sont responsables d'environ 20 % de la criminalité (Statistique Canada, 2008). Sous responsabilité fédérale, plus de la moitié ont commis un délit violent, le plus souvent un vol qualifié ou une voie de fait (Bottos, 2008). Si on inclut les statistiques provinciales, les femmes commettent plus de crimes contre les biens, principalement le vol et la fraude (Baker, 2009).

Toutefois, les différences entre les hommes et les femmes ne sont pas constantes et varient entre autres en fonction du type de délit. Les plus grandes distinctions quant à la prévalence et l'occurrence surviennent lorsque les crimes sont graves et violents (Agnew & Brezina, 2012; Cortoni, 2009; Lanctôt, 2010; Moffitt, Caspi, Rutter, & Silva, 2001). Qui plus est, la plupart des études rapportent des fluctuations dans les taux de criminalité des femmes au cours des quarante dernières années. Ces fluctuations semblent être propres à certains types de crimes. Par exemple, le taux de femmes accusées de crimes violents aurait presque quadruplé entre 1981 et 2001, pour se stabiliser à environ 150 femmes accusées par 100 000 femmes dans la population (Public Safety and Emergency Preparedness Canada [PSEPC], 2008). Le taux de crimes violents des hommes a aussi augmenté de 1982 à 1993, mais de seulement 2,5 fois, pour ensuite diminuer graduellement pour atteindre un taux d'environ 800 hommes accusés pour 100 000 hommes dans la population. De telles fluctuations ont généré une proposition selon laquelle l'écart entre la criminalité des hommes et des femmes, généralement appelé le gender gap, se rétrécit.

Depuis plusieurs années, des chercheurs tentent d'expliquer cet écart et son évolution. Plusieurs hypothèses ont été proposées pour expliquer l'apparence de rétrécissement du gender gap de la criminalité. La présente vise à stimuler une réflexion quant au phénomène de la criminalité au féminin qui prend de plus en plus de place dans les médias et qui intéresse de plus en plus les chercheurs. Qu'en est-il vraiment de cette criminalité qui semble augmenter de manière exponentielle?

Les nombres, les pourcentages et les taux

Avant de conclure qu'il y a eu de grandes fluctuations de la criminalité des femmes, il demeure néanmoins important d'être prudent dans l'interprétation des nombres rapportés. En effet, puisque les femmes sont responsables d'un petit nombre de crimes, particulièrement lorsqu'on s'attarde aux crimes violents, une légère augmentation en nombre peut représenter une grande augmentation en pourcentage. Par exemple, si en 2015, 10 meurtres ont été commis par des femmes et qu'en 2016, ce chiffre augmente à 12 meurtres (nombres fictifs), on parlera d'une augmentation de 20%, ce qui semble énorme alors que seulement deux femmes de plus ont commis ce crime.

Certaines études présentent des pourcentages de femmes ayant commis un crime pour les comparer à ceux des hommes. Les pourcentages sont intéressants pour analyser qui commet quels crimes et dans quelle proportion. Par exemple, si on dit que 12% des crimes sexuels sont commis par des femmes, on comprend que pour ce type de crime, les femmes sont largement sous-représentées (Cortoni, Babchishin, & Rat, 2016). On peut donc dire que la plupart des crimes sexuels sont commis par des hommes. Il faut tout de même être prudents avec les pourcentages. Par exemple, un rapport canadien présente que le taux d'hommes accusés de crimes violents a chuté de 32% depuis 1991 alors que le taux de femmes accusées du même type de crimes a augmenté de 34% (Brennan, 2011). À la première lecture, il est tentant de conclure que les femmes rejoignent les hommes en ce qui a trait à la violence, alors que les hommes sont toujours responsables de plus de quatre crimes violents sur cinq.

Certaines études vont préconiser les taux par habitant. On utilise généralement un taux pour 100 000 habitants, ou pour 100 000 femmes. L'avantage de se référer aux taux, c'est qu'ils nous permettent d'avoir une idée réelle de l'ampleur d'un phénomène dans une société donnée. Si on compare le nombre de crimes commis d'une année à l'autre, il est difficile d'évaluer si une augmentation en quantité est due à une augmentation du comportement ou s'il y a tout simplement eu des changements démographiques qui font en sorte que la population compte simplement plus de femmes. Si d'une année à l'autre, le taux de femmes coupables de crimes violents a passé de 25 à 15 pour 100 000 femmes, nous pouvons justement affirmer qu'il y a eu proportionnellement moins de crimes violents commis par elles. Il demeure néanmoins important de considérer d'autres changements démographiques lorsqu'on compare des taux à travers le temps puisque la criminalité est plus importante chez les jeunes adultes. Par exemple, un taux pour 100,000 femmes plus bas après 20 ans pourrait refléter un simple vieillissement de la population.

Des pistes d'explication - L'émancipation de la femme

Adler et Simon ont été des pionnières de la littérature féministe sur la délinquance des femmes. Leurs théories proposent une explication normative de l'augmentation de la délinquance des femmes des années 70, c'est-à-dire qu'elle serait le résultat normalement attendu de la prise de liberté des femmes grâce au mouvement féministe. Adler (1975) a proposé une théorie de la libération, la masculinisation. Selon elle, la libération de la femme des années 1970 a fait en sorte que les femmes ont adopté des attitudes traditionnellement masculines, telles l'agressivité et l'esprit de compétition et voudraient, elles aussi, participer aux activités criminelles. Adler a été critiqué pour avoir traité la criminalité comme une « affaire d'hommes » (Pollock, 1999; Simpson, 1989). Parallèlement, la théorie des opportunités (Simon, 1975; Simon & Landis, 1991) avance que depuis la fin des années 1960, les femmes se retrouvent plus souvent face à des opportunités criminelles étant donné l'augmentation de leurs opportunités professionnelles et sociales. Quelques erreurs théoriques ont toutefois été pointées du doigt par d'autres féministes (voir Carrington, 2006). Principalement, on reproche à Simon de prétendre que l'homme et la femme réagissent de la même manière devant les mêmes opportunités, ce qui n'est pas le cas (Daly & Chesney-Lind, 1988). Il n'en demeure pas moins que certains changements sociaux peuvent être associés à de réelles augmentations de certains crimes commis par les femmes et, par le fait même, à un rétrécissement du gender gap. Un exemple particulièrement simple est celui de la conduite avec les facultés affaiblies. Même si les hommes sont plus souvent coupables de ce type d'infraction, les données officielles de la criminalité (arrestations, condamnations, incarcérations) ainsi que les données auto-rapportées (questionnaires, entrevues) montrent que l'écart entre les hommes et les femmes s'est grandement rétréci depuis les années 1970. D'après Robertson, Liew et Gardner (2011), une première explication à cette diminution des différences entre les sexes est que les femmes conduisent davantage aujourd'hui. D'abord, dans plusieurs foyers, les deux parents travaillent et utilisent une voiture quotidiennement. Ensuite, les changements observés dans l'organisation des familles (par exemple, les familles décomposées) peuvent aussi expliquer que davantage de femmes conduisent aujourd'hui. Au Québec, la Société de l'assurance automobile du Québec (SAAQ) rapporte qu'en 1978, 37,7% des détenteurs de permis de conduire étaient des femmes alors qu'en 2012, presqu'autant d'hommes que de femmes avaient un permis de conduire (47,9%). Les statistiques sont similaires pour le reste du Canada. Une seconde explication au rétrécissement de cet écart pourrait être que les femmes consomment davantage d'alcool qu'autrefois.

La socialisation différentielle

Dans le même ordre d'idées, certains auteurs émettent l'hypothèse que davantage de femmes deviennent criminelles parce que leurs parents les ont éduquées davantage comme les garçons. Ainsi, la théorie de la socialisation différentielle a été utilisée afin d'expliquer que les filles sont de plus en plus délinquantes (Heimer, 1996). La théorie stipule qu'à l'origine les garçons et les filles étaient socialisés très différemment et que des messages culturels différents leur étaient envoyés, selon leur sexe (Archer & Lloyd, 2002). Comme principale différence, l'agressivité était valorisée chez les garçons alors qu'elle était punie chez les filles. Les filles étaient aussi davantage supervisées que les garçons. Les enfants internaliseraient ces rôles différents, ce qui influencerait leur comportement à l'adolescence et à l'âge adulte. Selon Heimer (1996), comme les rôles sociaux évoluent, les jeunes femmes sont aujourd'hui davantage encouragées à être fonceuses et actives (qualités masculines) et sont donc plus enclines à utiliser des comportements autrefois typiquement masculins pour arriver à leurs fins. L'évolution des rôles sociaux pourrait aussi expliquer l'augmentation de la délinquance officielle, principalement en exposant qu'il est aujourd'hui plus facile de reconnaître qu'une femme adopte une attitude agressive et des comportements antisociaux. La reconnaissance du comportement amènerait une plus grande répression de la part des autorités et une augmentation dans les statistiques de la criminalité des femmes.

Parenthèse sur les données officielles

Plusieurs chercheurs ont émis l'hypothèse que l'utilisation de données officielles de la criminalité ne donne pas une image juste des différences réelles entre les hommes et les femmes (Lanctôt, 2010 ; Steffensmeier et al., 2005 ; Steffensmeier et al., 2006). D'abord, les données officielles représentent les produits du système pénal et comportent, par le fait même, un plus grand chiffre noir de la criminalité (Robert; 1977; Steffensmeier et al., 2005). Lorsqu'on parle de chiffre noir, on parle des crimes qui ne sont pas rapportés, donc inconnus et exclus des statistiques de la criminalité. Ce chiffre noir serait plus important pour les femmes puisque leurs conduites tendent à être moins voyantes que celles des hommes. Les données judiciaires révèlent aussi principalement des informations sur les comportements les plus graves, alors que les femmes en commettent beaucoup moins. Ce type de données présenteraient donc un écart plus grand entre les hommes et les femmes que ce qu'il est en réalité.

La réaction sociale et judiciaire

Certains auteurs suggèrent qu'il n'y a pas de réelle hausse de la criminalité des femmes ou que celle-ci est beaucoup moins importante que ce que laissent croire les statistiques officielles de la criminalité (Pollock and Davis, 2005; Rennison, 2009; Schwartz, Steffensmeier, Zhong et Ackerman, 2009). Ces auteurs s'inscrivent dans un courant de pensée constructiviste. Ils suggèrent que l'augmentation des arrestations des femmes est générée par l'évolution de la réponse sociale et judiciaire aux crimes féminins. Plusieurs études montrent entre autres que les stéréotypes et les normes sociales affectent la réponse judiciaire à la criminalité des femmes (voir McKimmie et Masser, 2010; Russel, 2012). Les fluctuations du gender gap seraient un artéfact des changements quant à cette réponse au crime.

En se référant à des analyses de séries chronologiques avancées de 1980 à 2003 sur les crimes commis aux États-Unis, Schwartz, Steffensmeier et Feldmeyer (2009) soutiennent une position constructiviste. En comparant les taux d'accusation et de condamnations de 2005 à 2015 tels que rapportés par Statistique Canada (2016), on observe des fluctuations dans le nombre d'accusations contre les femmes pour des crimes violents, mais très peu de fluctuations en s'attardant au pourcentage de ces causes qui ont résulté en verdict de culpabilité. Le portrait est similaire pour les hommes. Ces constats reflètent davantage des changements dans les politiques d'arrestations que des changements dans les lois. Plusieurs facteurs ont entraîné une plus grande représentation des femmes dans les arrestations criminelles et l'impression d'un rétrécissement du gender gap. Premièrement, la police adopte un rôle plus proactif ciblant et répondant formellement à la violence mineure et dans des contextes privés (notamment en ce qui a trait à la violence conjugale). Deuxièmement, des mouvements sociaux visant la reconnaissance des victimes cachées ont gagné en visibilité. Troisièmement, la criminalité des hommes est en constant déclin pour la plupart des crimes. Ensemble, ces facteurs suggèrent que les taux rapportés aujourd'hui présentent un portrait plus réaliste de la criminalité des femmes.

En somme, il apparait plus probable que l'ampleur du rétrécissement du gender gap soit moins sérieuse qu'avancée et que celui-ci soit davantage le résultat de changements sociaux et judiciaires en ce qui a trait à la réponse à la criminalité. D'autres facteurs caractéristiques de l'époque, par exemple la dénonciation via les réseaux sociaux, pourrait être associée à des changements dans les taux de criminalité rapportés. Une utilisation judicieuse des statistiques est de rigueur, car l'interprétation des données peut conduire à des conclusions erronées. Il n'en demeure pas moins que l'étude de la criminalité des femmes profite de l'émergence de la popularité du phénomène, c'est-à-dire que de plus en plus d'études sont réalisées afin de comprendre la criminalité des femmes et les différences sexuelles liées à la criminalité. Ces études, à leur tour, représentent une opportunité unique de mieux comprendre l'étiologie des comportements criminels des femmes et de la criminalité en général.


Références

Adler, F. (1975). Sisters in Crime: The Rise of the New Female Criminal. New York, NY: McGraw-Hill.
Agnew, R., & Brezina, T. (2012). Juvenile delinquency : causes and control (4th ed.). New York: Oxford University Press.

Archer, J. & Lloyd, B. (2002). Sex and Gender. Second Edition. UK : Cambridge University Press.

Barker, J. (2009). Women and the Criminal Justice System: A Canadian Perspective. Toronto, ON: Emond Monthgomery Publications Limited.

Bottos, S. (2008), Les femmes et la violence : Théorie, risque et conséquences pour le traitement – rapport de recherche, Service correctionnel Canada, N° R-198, 42 pages.

Brennan, S. (2012). Police-reported crime statistics in Canada, 2011. Juristat, 85(2) 1–40.

Carrington, K. (2006). Does feminism spoil girls? Explanations for official rises in female delinquency. Australian & New Zealand Journal of Criminology, 39(1), 34–53.

Cortoni, F. (2009). Violence and Women Offenders. Dans J. Barker (Ed.). Women and the Criminal Justice System : A Canadian Perspective (pp. 175-199). Toronto: Emond Montgomery.

Cortoni, F., Babchishin, K.M., & Rat, C. (2016). The proportion of sexual offenders who are female is higher than thought: A meta-analysis. Criminal Justice and Behavior, 44(2), 145-162.

Daly, K. & Chesney-Lind, M. (1988). Feminism and Criminology. Justice Quarterlly, 5, 497-538.

Heimer, K. (1996) Gender, Interaction, and Delinquency: Testing a Theory of Differential Social Control, Social Psychology Quarterly, 59(1), 39-61.

Lanctôt, N. (2010). La délinquance féminine : un caractère spécifique à nuancer. Dans M. Le Blanc &

Cusson, M. (Eds). Traité de criminologie empirique. Quatrième édition (pp.273-303). Canada : Les presses de l'Université de Montréal.

McKimmie, B. M., & Masser, B. M. (2010). The effect of gender in the courtroom. Forensic psychology: Concepts, debates and practice, 2, 95-122.

Moffit, T.E., Caspi, A, Rutter, M. & Silva, P.A. (2001). Sex differences in Antisocial Behaviour. Conduct Disorder, Delinquency, and Violence in the Dunedin Longitudinal Study. UK : Cambridge University Press.

Pollock, J. (1999). Criminal Women. Cincinnati, OH: Anderson.

Pollock, J. M., & Davis, S. (2005). The Continuing Myth of the Violent Female Offender. Criminal Justice Review, 30(1), 5–29.
Public Safety and Emergency Preparedness Canada (2008). Corrections and conditional release statistical overview: Annual report 2008. Ottawa: Minister of Public Safety.

Rennison, C. M. (2009). A new look at the gender gap in offending. Women & Criminal Justice, 19(3), 171–190.

Robert, P. (1977). Les statistiques criminelles et la recherche. Réflexions conceptuelles. Déviance et Société, 1(1), 3-27.

Robertson, A. A., Liew, H., & Gardner, S. (2011). An evaluation of the narrowing gender gap in DUI arrests. Accident Analysis and Prevention, 43(4), 1414–1420.

Russell, B. (Ed.). (2012). Perceptions of female offenders: how stereotypes and social norms affect criminal justice responses. Springer Science & Business Media.

Schwartz, J., Steffensmeir, D. J., & Feldmeyer, B. (2009). Assessing trends in women's violence via data triangulation: Arrests, convictions, incarcerations, and victim reports. Social Problems, 56(3), 494–525.

Schwartz, J., Steffensmeier, D., Zhong, H., & Ackerman, J. (2009). Trends in the gender gap in violence: Reevaluating ncvs and other evidence. Criminology, 47(2), 401–425.

Simon, R.J. (1975). The Contemporary Woman and Crime. Monograph in the Crime and Delinquency Issues Series. Washington, DC: National Institute of Mental Health.

Simon, R.J. & Landis, J. (1991). The Crimes Women Commit, the Punishments they Recieve. Lexington, MA: Lexington Books.

Simpson, S. (1989). Feminist Theory, Crime and Justice. Criminology, 27(4), 605-631.
Société de l'assurance automobile du Québec. (2012). Données et statistiques 2012. Québec : Gouverne-ment du Québec. Disponible en ligne : https://saaq.gouv.qc.ca/.

Statistique Canada (2008). Statistiques sur les tribunaux de la jeunesse, 2006-2007. Ottawa : J. Thomas.
Statistics Canada (2016). Adult criminal courts, number of cases and charges by type of decision, annual (2005-2015) [Table 252-0053]. CANSIM (database). http://www5.statcan.gc.ca/cansim/a01?lang=eng Consulté: Janvier, 2017.

Steffensmeier, D., Schwartz, J., Zhong, H. & Ackerman, J. (2005). An assessment of recent trends in girls' violence using diverse longitudinal sources. Is the gender gap closing? Criminology, 43, 355–405.

Steffensmeier, D., Zhong, H., Ackerman, J., Schwartz, J. & Agha, S. (2006). Gender gap trends for violent crimes, 1980- 2003. Feminist Criminology, 1, 72–98.