La perception que l'on a des contrevenants ainsi que des actes considérés comme criminels a beaucoup évolué au fil des ans et des différentes sociétés. Au 19e siècle ainsi qu'au début du 20e siècle, les chercheurs et les professionnels affirmaient que les criminels étaient tous des «crétins» (Endicott, 1991). Cesare Lombroso, fut l'un des premiers à avancer que les délinquants ne choisissent pas de commettre des délits; ils sont attardés et présentent une constitution semblable à celle de nos ancêtres hominidés (Lombroso, 1895; Ouimet, 2009).
Évidemment, il est aujourd'hui évident que les contrevenants ne sont pas tous des personnes vivant avec une déficience intellectuelle (DI), par contre, celles-ci peuvent elles aussi commettre des délits. Il est très difficile d'établir une proportion fiable et réaliste des contrevenants vivant avec une DI, les études étant contradictoires et utilisant souvent des méthodologies et définitions bien différentes (Jones, 2007; Holland, et al., 2002). La recherche criminologique a accordé peu de place à la criminalité féminine, même si ce sujet semble gagner en popularité depuis quelque temps. Les femmes vivant avec une DI, n'ont donc pas été le sujet de nombreuses études. Ce groupe est particulièrement vulnérable; les personnes ayant un trouble mental ou comportemental (incluant la DI) ont déclaré quatre fois plus de victimisations que les autres au Canada (Perreault, 2009). De plus, bien que certaines études se soient intéressées à la victimisation sous ses différentes formes chez les personnes ayant une DI, très peu se sont attardées au côté plus subjectif, ce que nous cherchons aussi à accomplir à travers cette étude. Prendre en compte la façon dont la femme vit un événement, à travers sa propre interprétation de celui-ci et ses émotions, peut permettre une meilleure compréhension de sa situation globale et ainsi porter une intervention plus ciblée et efficace.
Méthodologie
Étant donné le type d'information recherché dans cette recherche étude, la méthodologie est bien entendu de nature qualitative et les entrevues effectuées de type semi-directif, principalement pour être en mesure de s'adapter aux conditions particulières des femmes interrogées.
Afin d'obtenir un portrait plus complet de l'expérience de la victimisation chez les femmes contrevenantes vivant avec une DI, deux différents groupes furent interrogés. Tout d'abord, quatre femmes contrevenantes vivant avec une DI (diagnostiquée) furent rencontrées afin de connaitre leur vécu, leurs expériences, ainsi que leur interprétation des différentes situations et le sens qu'elles ont donné aux évènements vécus. Toutes les participantes avaient commis des délits différents, mais trois d'entre elles avaient agressé physiquement une autre personne et la quatrième avait commis des délits sexuels impliquant des enfants. Trois professionnels travaillant ou ayant travaillé auprès de femmes délinquantes ayant une DI furent également interviewés, ceci dans le but d'aller chercher davantage d'informations sur cette population. Les données furent analysées grâce à l'analyse inductive et le logiciel Nvivo fut utilisé. Afin de protéger l'identité et la vie privée des participantes, des noms fictifs leur furent attribués.
Ce groupe est particulièrement vulnérable; les personnes ayant un trouble mental ou comportemental (incluant la DI) ont déclaré 4 fois plus de victimisations que les autres au Canada (Perreault, 2009).
Les participants furent recrutés à travers divers organismes venant en aide aux personnes vivant avec une DI ou aux femmes judiciarisées. Nous avons dû faire face à de nombreux obstacles pendant la période de recrutement, très peu d'organismes ayant répondu à notre appel. Un tel échantillon limite bien évidemment la généralisation des résultats, mais permet toutefois de mettre en lumière certains éléments problématiques relevés dans l'expérience de ces femmes qui sont peu étudiées.
Résultats - La victimisation
Toutes les participantes vivant avec une DI ont été victimes d'actes criminels. Le type de victimisation le plus présent chez les femmes vivant avec une DI est l'agression sexuelle.
Toutes les femmes ont vécu des agressions sexuelles pendant leur enfance commises par un membre de leur famille proche ou éloignée. Pour au moins trois d'entre elles, les agressions eurent lieu à répétition. Deux des participantes sont considérées comme des polyvictimes, car elles ont vécu quatre et cinq différentes formes de victimisations. Ces deux mêmes femmes ont aussi été victimes de violence conjugale. Pour toutes les victimisations qu'elles ont connues au cours de leur vie, les quatre participantes connaissaient leur agresseur. La seule exception concerne un vol, la participante n'ayant pas précisé si elle connaissait le coupable ou non. Selon tous les professionnels interrogés, leurs clientes vivant avec une DI sont particulièrement naïves et vulnérables et sont souvent abusées de diverses façons par des proches, un conjoint ou des membres de la famille. Les professionnels ont tous parlé des relations inégalitaires dont elles font trop souvent partie, comme cette intervenante: « …souvent elles sont, elles sont dans des relations inégalitaires. Donc le conjoint, la conjointe… vole les revenus, prend leur chèque, ils leur disent… probablement, je sais pas moi, tout ce qui est… c'est inégalitaire […] que ce soit dans le financier, ce qui est de la bouffe, le logement… pi même au niveau du réseau social, ou même des gens qu'elles côtoient. Elles sont tellement vulnérables, elles sont tellement… t'sais des fois elles voient pas le côté méchant des autres. » (Marina)
Cependant, lorsque questionnés sur les victimisations de leurs clientes, les professionnels ont peu abordé la question des victimisations plus graves chez leurs clientes et ont plutôt parlé d'abus de moindre gravité par les membres de l'entourage.
La banalisation de la victimisation
Lors des entrevues avec les femmes, nous avons pu observer que trois d'entre elles avaient une certaine tendance à banaliser les victimisations qu'elles ont vécues. Par exemple, l'une d'elles a affirmé que la violence conjugale qu'elle vivait ne changeait rien, parce que de toute façon, elle désirait mourir à cette époque. Il a aussi été possible d'observer une certaine difficulté chez les participantes à reconnaitre les conséquences sur elles-mêmes des victimisations subies : « …parce que moi dans ma tête, j'avais pas eu de conséquence » (Martine, en parlant des agressions sexuelles pendant son enfance).
Dans un même ordre d'idée, deux des professionnels interrogés ont amené un point intéressant ; ces femmes ne semblent pas toujours conscientes qu'elles sont victimes et peuvent avoir tendance à accepter des situations d'abus, car elles les normalisent : « Ça fait peut-être un peu partie de cette naïveté-là, c'est pas clair tout de suite pour eux que ce qui se passe, c'est pas normal » (Jean-Paul)
Les autres évènements difficiles
Il a pu être constaté que les femmes vivant avec une DI sont exposées à plusieurs situations et évènements qui ne sont pas des victimisations, mais qui sont difficiles pour elles et prennent beaucoup de place dans leur vie. Pour deux des femmes interrogées, la DI, mais surtout son étiquette, est difficile à accepter. Une autre situation difficile a touché les trois femmes interrogées qui avaient des enfants; le retrait de la garde d'un de leur enfant par la DPJ. Deux des participantes ont également affirmé souffrir d'une dépendance affective.
La consommation
Chez trois des participantes, la consommation de drogues ou d'alcool a joué un rôle majeur dans leur vie. Deux d'entre elles affirment avoir commencé à consommer suite aux victimisations qu'elles ont connues en bas âge, afin de les aider à oublier les souvenirs difficiles. Une autre a connu la drogue suite au retrait de la garde de son enfant immédiatement après l'accouchement. Une seule n'a jamais connu de problème de consommation.
Discussion
Le taux élevé d'agression sexuelle chez les participantes est alarmant, mais il n'est pas étonnant. Dans leur recherche auprès des délinquantes vivant avec un DI, Lindsay et al. (2004), rapportaient une forte suspicion d'abus sexuels chez 61% de leur échantillon de dix-huit participantes, un taux déjà fort élevé par rapport à la population régulière. Rappelons également que le taux de femmes incarcérées au Québec victimes d'agression sexuelle est de 50%, ce qui dépasse grandement le taux dans la population générale qui est d'environ 22% (Giroux et Frigon, 2011; Boutet, et al., 2007; Cousineau, et al., 2003; Tourigny, et al., 2008). Bien qu'il soit impossible de généraliser nos résultats, plusieurs études démontrent la vulnérabilité des femmes ayant une DI face aux crimes sexuels.
Ces constatations, plus choquantes que surprenantes, laissent entrevoir un manque important au niveau de la prévention chez ces personnes, en particulier pour les mineures, toutes les participantes ayant été agressées pendant leur enfance. Comme il n'est pas possible de rejoindre chaque famille à risque, un programme de prévention et de sensibilisation aux agressions sexuelles destiné aux enfants ayant des limitations intellectuelles pourrait être fort intéressant afin de réduire la victimisation et ses impacts désastreux chez ces personnes déjà vulnérables. Comme les agresseurs sont beaucoup plus souvent les proches que des inconnus, un volet concernant les bonnes personnes à consulter en cas de besoin serait très approprié. Selon les professionnels, les proches semblent souvent à la source des abus et des victimisations et les femmes ne sont pas toujours en mesure de reconnaitre les situations problématiques où elles se font abuser. Bien sûr, si les femmes ne reconnaissent pas toujours leur victimisation et ses conséquences, il est beaucoup moins probable qu'elles demandent de l'aide. N'ayant pas de soutien pour les aider à traverser les épreuves difficiles ou se sortir de situations problématiques, elles risquent de s'enfoncer davantage dans leur problème et s'exposent à la victimisation et aux mauvaises décisions, comme la commission d'un délit. Il pourrait donc être avantageux de leur donner accès à un programme de sensibilisation sur les relations conjugales et amicales saines, ainsi que sur des façons d'apprendre à dire non. Il serait donc plus facile pour elles d'identifier les situations anormales qu'elles doivent dénoncer.
Il fut également possible d'observer que les intervenants semblent peu informés sur les victimisations graves subies par ces femmes, ces derniers abordant surtout les abus mineurs commis par les proches lors des entrevues. Sensibiliser les intervenants à la grande vulnérabilité de ces femmes pourrait permettre de mieux diriger l'intervention et d'agir à la source du problème, soit souvent la victimisation, et ainsi augmenter les chances d'obtenir les résultats désirés. Au niveau de la consommation abusive de drogues ou d'alcool, trois des femmes interrogées ont expérimenté d'importantes difficultés. La consommation peut être une stratégie d'adaptation négative à la victimisation; une stratégie qui complexifie la situation des victimes (Hill, 2009) et les expose à davantage de difficultés (Kilpatrick, et al., 2003). Il est donc primordial de s'intéresser au vécu des consommatrices et de creuser un peu plus loin, afin de découvrir les évènements pouvant être source de souffrances, mais aussi d'intervenir sur le problème de consommation permettant ainsi de réduire l'exposition potentielle à la victimisation.
Le manque d'accès à des services adaptés à leur condition nous est apparu comme flagrant. Cette population est souvent démunie et difficile à rejoindre, d'où l'importance d'investir, dès l'adolescence, dans la sensibilisation aux différents services d'aide, de distribuer de la publicité des organismes visés dans les milieux plus pauvres et de proposer d'autres services à travers des institutions comme la DPJ ou les CLSC. L'absence d'aide fut démontrée par un résultat plutôt surprenant de cette recherche; la judiciarisation s'est avérée positive, du moins en partie, pour toutes les participantes. Elle leur a toutes permis d'obtenir de l'aide et des services adaptés pour leurs différentes problématiques. Au moment de l'entretien, aucune d'entre elles n'est retombée dans une consommation abusive et les deux victimes de violence conjugale ont réussi à s'extraire de leur relation suite à la judiciarisation. Ceci démontre que ces femmes bénéficient grandement des services d'aide qui leur sont offerts, même si elles n'ont pas tendance à en faire la demande. Ce résultat ne sous-entend pas que nous croyons que les personnes vivant avec une DI doivent être judiciarisées, mais plutôt que le soutien et l'aide devraient être mis de l'avant afin de réduire le risque de criminalité.
Conclusion : Travailler sur la victimisation
Les femmes vivant avec une DI font face à de nombreux obstacles et divers problèmes personnels et sociaux, dès leur enfance. Elles n'ont souvent pas les ressources et les capacités nécessaires pour les affronter, elles recherchent et reçoivent peu d'aide extérieure. Leur vulnérabilité s'en retrouve donc amplifiée et elles peuvent s'exposer à des situations à risque : consommation, prostitution, victimisation... De plus, le manque de soutien psychologique peut avoir des répercussions importantes dans l'évolution de ces personnes et dans leur choix, et donc, sur leur propension à la criminalité. Agir sur les difficultés auxquelles elles font face est probablement l'une des solutions les plus efficaces afin de les aider et de diminuer la probabilité qu'elles commettent un délit.
Références
Boutet, M., Lafond, G. & Guay, J.P. (2007). Profil de la clientèle : Femmes contrevenantes (Analyse des données du Portrait de la clientèle correctionnelle du Québec 2001), Repéré sur le site du Ministère de la Sécurité publique du Québec.
Cousineau, M.-M., Brochu, S., & Sun, F. (2003, avril), Victimisation antérieure, toxicomanie et judiciarisation. Communication présenté au colloque annuel du CRI-VIFF : La violence envers les femmes : multiples problématiques et victimisations multiples, Trois-Rivières.
Ellis, J. W., & Luckasson, R. A. (1984). Mentally retarded criminal defendants. The George Washington Law Review, 53, 414.
Endicott, O. (1991). Personnes souffrant de déficience intellectuelle incarcérées pour des délits criminels: Examen de la documentation. Repéré sur le site de Service Correctionnel Canada :
http://www.csc-scc.gc.ca/reche...
Giroux, L. et Frigon, S. (2011). Profil correctionnel 2007-2008 : Les femmes confiées aux Services correctionnels. Repéré sur le site du Ministère de la Sécurité publique du Québec: http://www.securitepublique.go...
Hill, J. K. (2009). Guide de traitement des victimes d'actes criminels: application de la recherche à la pratique clinique. Repéré sur le site du Ministère de la Justice du Canada
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Holland, T., Clare, I. C. H., & Mukhopadhyay, T. (2002). Prevalence of 'criminal offending' by men and women with intellectual disability and the characteristics of 'offenders': implications for research and service development. Journal of intellectual disability research, 46(1), 6-20.
Jones, J. (2007). Persons with intellectual disabilities in the criminal justice system: Review of issues. International journal of offender therapy and comparative criminology. doi:10.1177/0306624X07299343
Kilpatrick, D. G., Ruggiero, K. J., Acierno, R., Saunders, B. E., Resnick, H. S. & Best, C. L. (2003). Violence and risk of PTSD, Major Depression, Substance Abuse/Dependence, and Comorbidity: Results from the national survey of adolescents. Journal of Consulting and Clinical Psychology, 71(4): 692-700.
Lindsay, W. R., Smith, A. H., Quinn, K., Anderson, A., Smith, A., Allan, R., & Law, J. (2004). Women with intellectual disability who have offended: characteristics and outcome. Journal of Intellectual Disability Research, 48(6), 580-590.
Lombroso, C. (1895) L'homme criminel. Vol. 2. Ancienne Librairie Germer Baillière et –Cie, Felix Alcan, Éditeur, 1895.
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Tourigny, M., Hébert, M., Joly, J., Cyr, M. et Baril, K. (2008). Prevalence and co-occurrence of violence against children in the Quebec population. Australian and New Zealand journal of public health, 32 (4), 331-335