Revue Porte Ouverte

Les femmes délinquantes sont-elles laissées pour compte?

Par Marie-Andrée Proulx ,
ASRSQ

La criminalité officielle des femmes augmente. Sont-elles réellement plus délinquantes qu’avant?

Les femmes sont-elles plus criminelles, plus violentes qu’auparavant? À cette question, n’importe quel expert avisé vous répondra : «C’est une question à laquelle je refuserai de répondre à moins d’avoir au moins une heure pour vous l’expliquer…» Car il n’est pas facile de résumer en quelques lignes un phénomène autant influencé par le contexte social des femmes, qui a changé du tout au tout au cours des 30 dernières années. Comment aborder cette question sans tomber dans les guerres de sexes, remettre en question des acquis, des luttes pour l’égalité qui, en somme, furent des avancées incontestables pour l’humanité? Afin de m’aider dans cette investigation, je suis allée à la rencontre de deux chercheuses universitaires de renom, qui ont fait de la criminalité des femmes un de leurs objets d’études approfondies, Marie-Andrée Bertrand et Sylvie Frigon.

Les chiffres

Marie-Andrée Bertrand a publié un ouvrage en 2003, intitulé Les femmes et la criminalité1, qui relate l’évolution de la délinquance officielle des femmes entre 1976 et 2001. Le principal mérite de cet ouvrage est d’analyser séparément la criminalité des hommes et des femmes : «Comme il y a à peu près une femme pour huit hommes parmi les accusés, et une femme pour 14 hommes parmi les condamnés, si vous mettez les deux ensemble, on ne voit pas le mouvement de la déviance particulière des femmes.»

Malgré le fait qu’on observe, de façon générale, une diminution de tous les crimes, c’est avec surprise que Bertrand remarque que les données recueillies démontrent une tendance différente entre les hommes et les femmes. «Ce que j’ai constaté dans l’étude de 2003, c’est une augmentation constante du taux de criminalisation des femmes. En effet, on remarque un accroissement du taux par 100 000, des femmes accusées et condamnées alors que, chez les hommes, le taux d’accusation diminue.»

Lorsque l’on observe l’évolution de la criminalité chez les femmes entre 1975 et 2000, on remarque une diminution des crimes contre la propriété (de 65 % à 41 %). Toutefois, c’est l’augmentation de la proportion des crimes de nature violente qui surprend le plus. Alors qu’en 1975 les crimes de violence représentaient 9 % de la criminalité féminine; 25 ans plus tard, ce pourcentage a augmenté à 26 %. Malgré ces données, il ne faut pas hâtivement conclure que les femmes sont plus violentes qu’auparavant. L’évolution de ce pourcentage peut simplement refléter une plus grande visibilité de cette criminalité et une facilité accrue à répertorier ces délits.

«Les féministes ont obtenu que la police se mêle de la vie privée en cas de violence conjugale. Le lieu privé est devenu un objet de surveillance et il se trouve que les femmes y sont à l’occasion les auteurs de délits.»

Sylvie Frigon signale aussi l’importance d’user de prudence avec ces chiffres et à l’interprétation qu’on en fait : «On sait que chez les hommes, les crimes de violence sont assez rares, mais ils sont tout de même plus importants que chez les femmes, en terme de nombre. Aussi, ce qu’on sait de manière générale, c’est qu’il y a une diminution des accusations criminelles, mais une augmentation du recours à l’incarcération. On parle souvent d’une augmentation de la violence faite par les femmes, je pense que cela ne se vérifie pas toujours parce que cela dépend de ce qu’on considère comme statistiques dans l’histoire. Si l’on prend des statistiques des années 70, ces dernières ne sont pas toujours comparables à celles années 90. Par exemple, dans certaines études au niveau de la violence des jeunes filles, on calcule maintenant le fait de se pousser, de se grafigner et de se tirer les cheveux comme des actes criminels violents alors qu’avant, on ne comptait pas les choses de la même façon.»

Ainsi, au cours du temps, des actes qui étaient réglés dans la sphère privée sont peut-être comptabilisés dans les données officielles pour certains types de crimes, particulièrement en ce qui concerne les crimes d’intimidation et de violence. Une différence entre criminalité officielle et réelle peut aussi se présenter dans les crimes contre les biens, les grandes chaînes de magasins ayant pris des mesures disciplinaires privées pour contrôler les vols à l’intérieur de leurs murs. Marie-Andrée Bertrand nous rappelle aussi qu’elle s’est servi dans son étude des données officielles, donc de la criminalité formelle. Il y a en effet des différences entre le total des infractions réelles commises, les faits connus de la police, les accusations faites au criminel et les condamnations.

Un contexte social changeant

Selon Marie-Andrée Bertrand, plusieurs hypothèses peuvent être avancées pour expliquer cette hausse de la criminalité officielle des femmes. Premièrement, on pourrait soutenir que c’est la visibilité des femmes qui a augmenté au cours des 25 dernières années : «Elles sont en effet plus visibles hors de la maison. Leur présence dans l’espace public, dans le milieu des affaires, dans la vie sociale et professionnelle les rend plus vulnérables à la détection de comportements qui sont, comme pour les hommes, interdits.» La visibilité des femmes a aussi augmenté de par le fait qu’auparavant, l’espace privé n’était pas soumis à la surveillance policière : «Les féministes ont obtenu que la police se mêle de la vie privée en cas de violence conjugale. Le lieu privé est devenu un objet de surveillance à la demande des femmes. Il se trouve cependant que dans les lieux privés, les femmes sont à l’occasion les auteurs de délits.»

La violence des femmes dans la sphère privée fut une surprise pour certains, particulièrement pour certaines féministes. Ce fait a mis en lumière les conditions difficiles des femmes, selon Bertrand : «Beaucoup de ces femmes sont des mères célibataires, qui sont aussi des mères très jeunes et peu expérimentées, qui ont peu de moyens, qui sont exaspérées, ou même dépassées de violence subie.» Frigon abonde en ce sens, particulièrement en ce qui concerne les conditions économiques des femmes : «Je pense que l’on constate un appauvrissement des femmes, de façon générale, ce qu’on appelle la féminisation de la pauvreté. Donc, les femmes essaient de survivre dans ce sens-là. Ça, ça parle plus des conditions sociales et économiques qui peuvent permettre de comprendre davantage le passage à l’acte. On voit qu’il y a plus d’emplois précaires et moins d’accès au chômage, donc les femmes occupent souvent des emplois moins rémunérés. Dans un rapport que j’ai fait pour le Comité aviseur sur l’employabilité des femmes justiciables, on voit que ce sont des emplois dans les services, emplois qui sont instables, peu rémunérés. Si je parle des femmes qui sont en prison, elles ont un très faible taux d’éducation (environ neuvième année) et les emplois qui viennent avec sont peu rémunérés.»

Parallèlement à l’éclatement des familles et à une plus grande pauvreté des femmes en général, la condition sociale et économique de certaines femmes s’est considérablement améliorée au cours des dernières décennies, de par le fait qu’elles ont eu accès à des études supérieures et à des opportunités professionnelles plus importantes. Bertrand soutient ainsi qu’avec la hausse de leur niveau d’éducation et de leur condition professionnelle, «certaines femmes sont aujourd’hui plus capables de commettre des comportements criminels parce qu’elles ont plus de connaissances en sciences économiques, en affaires, etc. Elles savent comment faire des choses qui sont interdites.» Jumelée à l’hypothèse de ce que l’on appelle en anglais les «Criminal opportunities», c’est-à-dire, l’idée que la proximité réelle avec des lieux, des actes, des comportements, des affaires et des personnes qui peuvent devenir objet d’actes interdits donnerait aux femmes plus d’occasions de commettre des délits. Pour illustrer ce propos, Bertrand nous donne l’exemple de certains crimes économiques : «Il y a quelques années, une femme d’affaires aurait fait tuer un comptable qui s’est rendu compte de ses fraudes. Ma grand-mère n’aurait pas pu faire cela parce qu’elle s’occupait de ses douze enfants et elle était à la maison. Elle n’était pas la secrétaire d’administration ou la comptable en chef d’une grosse compagnie.»

Même si cette réalité est présente, Frigon nous rappelle que, selon son expérience terrain, il faut être prudent avec cette notion d’indépendance et de libération des femmes judiciarisées : «La plupart des femmes que je rencontre en prison ne sont pas des femmes libérées! Elles ont vécu de multiples abus, elles sont en lien de dépendance économique, émotionnelle, etc. Pour certaines femmes, et c’est très triste à dire, aller en prison est un moment de reconstruction de soi, parce qu’à l’extérieur leur vie est tellement dégueulasse. Elles sont mal à l’extérieur, elles subissent du racisme, du sexisme, elles sont pauvres, elles sont isolées et marginales, ou abusées. Pour moi, cela ne veut pas dire que l’expérience de la prison est positive, cela veut surtout dire que les conditions à l’extérieur sont tellement horribles pour ces femmes-là.» Cette dernière nous incite donc à prendre une perspective sociale pour analyser le problème de la criminalité des femmes : «Souvent, on met l’accent sur les facteurs individuels, on dit : ce sont des toxicomanes, elles ne veulent pas s’en sortir, elles boivent, etc. Mais je pense qu’il faut regarder les facteurs structuraux, les facteurs sociaux qui nous éclairent dans notre compréhension des choses.»

Au Service correctionnel du Canada, avec le projet La création de choix qui visait à offrir plus de services aux femmes et à les rapprocher géographiquement de leur lieu de résidence (il n’existait auparavant qu’un seul pénitencier féminin à Kingston), on a ouvert, de 1996 à 1999, cinq nouveaux pénitenciers pour femmes au fédéral. Certains soutiennent l’hypothèse que l’offre créerait la demande de sorte que le système pénal aurait tendance à remplir les places libres. Prendre en main les conditions de détention lamentables des femmes avant cette époque aurait eu pour effet pervers d’augmenter le recours à l’incarcération avec des peines fédérales. Selon Frigon, les chiffres démontrent clairement ce recours à l’incarcération plus important : «Depuis 1990, au niveau des sentences fédérales, on est passé de 170 femmes sentenciées au fédéral et incarcérées à plus de 400 aujourd’hui. Cela représente une augmentation de plus de 75 %.» De plus, le manque de ressources dans les réseaux provinciaux ont parfois pour conséquence de faire augmenter la peine en faveur du fédéral : «On a de nouveaux pénitenciers, et on envoie plus de femmes faire une peine fédérale plutôt que provinciale en se disant qu’elles auront de meilleurs services dans un pénitencier plutôt qu’une prison. Il y a déjà des juges qui ont dit à des accusées : «Je vais te sentencer à 26 mois plutôt que 23 parce que tu iras dans un pénitencier.»

La remise en question des acquis

Face à ces chiffres, de part et d’autres, les réactions furent teintées d’émotivité et d’un profond malaise. Les résultats obtenus furent premièrement utilisés par certains pour entrer dans une guerre des sexes voulant trouver qui est le plus violent. Il y eut une exagération certaine, certains voulant ramener la thèse de la symétrie de la violence conjugale et d’autres, à l’opposé, optant uniquement sur un discours de victimisation des femmes pour expliquer le phénomène. D’autres soutinrent, sans grandes nuances, que le féminisme était la cause de la violence des femmes… Plutôt que de m’embourber dans une guerre de rhétorique sans fin, j’ai cherché à savoir comment rendre ces résultats productifs, comment améliorer la situation, me permettant la liberté de croire que personne, peu importe son allégeance, ne souhaite une continuation de ce phénomène.

Bertrand, pour sa part, mise avant tout sur un réalignement plutôt qu’une remise en question des acquis : «Il doit y avoir une prise de conscience par les femmes de cela parce que l’augmentation est énervante. Il faut non seulement en prendre conscience, mais aussi arrêter la montée. Mais, n’ayons pas peur, ce n’est pas le féminisme qui a causé cela… c’est beaucoup de facteurs sociaux. On fait de grands pas pour aborder les filles et leur dire qu’elles pouvaient envisager les carrières scientifiques, les carrières autrefois masculines, et tous les sports. Faisons maintenant un peu de travail pour informer les filles que maintenant qu’elles sont dans ces univers là, elles ont, comme les hommes, le devoir de faire très attention de ne pas compromettre ces avancées. Parce qu’au fond, si la délinquance des femmes croît avec nos possibilités professionnelles et sociales, il y a une déperdition de notre force, de notre dynamique de notre réputation dans la culture.» La féministe remet aussi en contexte historique les raisons qui devraient motiver les femmes à échapper au système pénal : «Si on essaie de devenir autonome financièrement, ce n’est pas une très bonne idée de laisser un plus grand nombre d’entre nous tomber sous la coupe du système pénal. Pourquoi sortir des bras des hommes pour se jeter dans les bras de la police! C’est une régression terrible, ça! Tomber sous le coup du système pénal, c’est autrement plus long comme domination, comme oppression, comme contrôle, comme surveillance, et plus important, en général, que sous le contrôle d’un compagnon.»

Sylvie Frigon mise aussi sur une conscientisation de la population, mais cette foisci, sur une sensibilité accrue aux populations plus démunies, dont les femmes font souvent partie. Avant tout, elle nous met en garde contre les options faciles : «Les justiciables ne sont pas une population qui attire l’intérêt et qui a beaucoup de pouvoir politique. On criminalise la pauvreté et le fait que les gens essaient de s’en sortir et on pense qu’on va trouver un petit mécanisme facile. Mais c’est un projet de société tout cela.»

Un projet de société, qui nous rappelle que, malgré les apparences et la chance de certaines d’entre nous, bien du chemin reste à faire…
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1 Bertrand, Marie-Andrée, (2003) Les femmes et la criminalité, Éditions Athéna, Outremont, 209 p.