Revue Porte Ouverte

L’insécurité face à la sécurité

Par Jean-François Cusson ,
ASRSQ

et Magali Valence,
ASRSQ

L’insécurité face à la sécurité

Si le discours concernant la sécurité publique commence à s’immiscer dans nos politiques et lois et qu’il obtient une certaine popularité parmi l’opinion publique, son ascension est-elle justifiée?

Pour tenter de mieux comprendre le phénomène et l’évolution de la justice et de la notion de sécurité, nous avons rencontré le criminologue Maurice Cusson. Professeur à l’École de criminologie de l’Université de Montréal et chercheur au Centre international de criminologie comparée, il est également un auteur prolifique reconnu sur la scène internationale. C’est en discutant de la notion de sécurité et de justice d’une façon générale qu’il nous livre ses impressions et opinions sur divers éléments dont, entre autres, les libérations conditionnelles, le bracelet électronique et la réhabilitation sociale.

La sécurité à tout prix?

La première question qui brûle les lèvres dès le début de l’entrevue est sans contredit : mais qu’est-ce qui explique qu’aujourd’hui la sécurité soit devenue un enjeu politique si important? D’abord, il faut rappeler que ce phénomène, relativement nouveau, n’a pas toujours été mis de l’avant d’une façon si prépondérante au Canada. En effet, l’intégration de la sécurité dans les discours politiques est venue dans les années 1970, puisqu’à l’époque, entre 1960-1980, l’on constatait une augmentation de la criminalité dans tous les pays occidentaux, à l’exception de la Suisse. Alors pourquoi cette soudaine montée de l’intérêt pour la sécurité, puisqu’actuellement la criminalité est en baisse au pays, et ce, depuis quelques années déjà? Premièrement, afin de mieux cerner l’importance que peut revêtir toute la notion de sécurité pour quelqu’un, il faut noter que celle-ci, selon Maurice Cusson, «représente un besoin fondamental chez l’être humain et le sentiment de sécurité est nécessairement relié à la liberté d’un individu, car celui-ci doit avoir l’assurance qu’il peut circuler et vaquer à ses occupations en toute tranquillité et sans ressentir une quelconque menace extérieure.»

«Ma position n’est pas de dire que les peines doivent être plus sévères, ma position est que la proportionnalité entre la gravité du délit et la sévérité soit respectée, c’est une question de justice.»

Cela dit, M. Cusson explique cette nouvelle montée d’intérêt selon deux facteurs précis. Le premier étant qu’«au Canada, les Libéraux n’ont pas voulu faire de la sécurité un enjeu politique, tandis que les Conservateurs, influencés par les États-Unis, ont décidé d’en faire un». Ainsi, le parti politique au pouvoir mise sur certains enjeux afin de tenter une élection ou une réélection et toute la question de la sécurité peut donc devenir un argument irrationnel sur lequel les politiciens ont la possibilité de jouer, puisqu’il répond à la peur des gens face à la menace.

Ensuite, l’autre élément apporté est non négligeable. Il s’agit de la forte médiatisation de la criminalité : «Les journaux parlent beaucoup de criminalité. Tous les jours, les médias traitent de la question de la sécurité.» Si ces deux arguments peuvent expliquer, selon le criminologue, la montée en importance de la notion de sécurité, il mentionne toutefois qu’«au Canada, les problèmes de sécurité sont beaucoup moins médiatisés et moins politisés qu’aux États-Unis ou en France. C’est beaucoup moins sur l’agenda politique, quoiqu’elle le soit plus qu’auparavant.»

Malgré qu’au Canada cet élément soit moins à l’agenda politique qu’ailleurs, est-ce véritablement un enjeu : À cette question, M. Cusson répond d’abord «que le problème est qu’il y a une inégale distribution de la criminalité dans l’espace social et géographique». Cet état des choses a pour conséquence qu’à certains endroits, la criminalité est ressentie comme une réelle menace. «La réponse du système judiciaire et du système de libérations conditionnelles à cette criminalité ressentie de façon plus forte qu’ailleurs ne satisfait pas les gens. La population pense que les sentences sont insuffisantes, que le système ne fait pas bien son travail et l’opinion des gens sur les libérations conditionnelles est désastreuse.» Ainsi, à certains endroits plus criminalisés, la notion de sécurité pourrait effectivement devenir un véritable enjeu et, combinée à la couverture médiatique incessante, le phénomène prend de l’ampleur.

Alors que nous possédons un système de justice qui obtient la cote dans d’autres pays et qui est parfois pris comme modèle, pourquoi les citoyens d’ici en sont-ils insatisfaits? Pour y répondre, il est nécessaire de se rapporter aux fonctions fondamentales de la peine. Premièrement, «au-delà de la réinsertion ou de la dissuasion, les peines sont données principalement pour que justice soit rendue de façon juste et équitable». La seconde fonction de la peine réside dans le fait de dire la gravité du crime commis à l’accusé, à la victime et à la population, en plus de dire la loi. «La sentence est un message envoyé non seulement à l’accusé, mais aussi à la victime et à la population. Ce message doit être clair et avoir du poids.»

Concernant le message lancé sur la gravité des actes graves, le criminologue «ne croit pas qu’il soit véritablement clair». Ainsi, en ce qui concerne les sentences, «il faudrait dire les choses comme elles le sont, sinon que signifie la parole du juge lorsqu’il prononce une peine d’emprisonnement de six ans, alors que l’on sait qu’en réalité le délinquant n’y purgera qu’une partie de la sentence. Le juge devrait plutôt prononcer une sentence de six ans sous la surveillance du milieu correctionnel. Tout devient alors plus clair pour les citoyens et les victimes qui comprendront mieux le système de justice canadien. Ainsi, ils en seront peut-être plus satisfaits».

Les «fameuses» libérations conditionnelles

Si ce système de justice est entaché, les libérations conditionnelles n’y sont pas étrangères. Pour le criminologue, l’image qu’ont les citoyens de ce processus est abominable, jugeant trop souvent qu’il témoigne de la mollesse avec laquelle on traite nos criminels. Évidemment, cette perception semble avoir frayé son chemin jusqu’aux oreilles du gouvernement fédéral qui propose de multiples mesures pour que le système cesse d’être «mollasse».

Selon les réformes que veut apporter le gouvernement fédéral au système correctionnel, les libérations conditionnelles ne seront évidemment pas mises en reste. Ainsi, le gouvernement actuel désire rendre l’accès aux libérations conditionnelles plus difficile et souhaite surtout qu’elles deviennent «un privilège qui doit être mérité, et non un droit à exiger1». Pour ce faire, le ministre de la Justice, Vic Toews, examine actuellement certaines mesures, telles que la libération d’office et les examens expéditifs, qui sont des modes de libération statutaires. La révision judiciaire est également remise en question. Cette dernière permet de réduire le délai d’inadmissibilité à la libération conditionnelle pour certains délinquants. Bref, il s’agit d’une réforme qui vise une série de mesures restreignant la libération conditionnelle. Son processus sera alors plus ardu et, surtout, moins automatique.

Maurice Cusson explique que ces différentes mesures sont principalement justifiées par l’impopularité des libérations conditionnelles au Canada. En ce sens, une recherche réalisée pour le ministère de la Justice du Canada démontre que «le public est très critique à l’égard du régime de libération conditionnelle, sans savoir vraiment de quoi il s’agit. La majorité des Canadiens surestiment le taux de récidive chez les libérés conditionnels et sous-estiment la longueur de la peine que doivent purger la plupart des détenus avant d’être admissibles à la libération conditionnelle. Par exemple, rares sont les gens qui savent que les taux de réussite des permissions de sortir dépassent les 99 %. 2» Pourtant, cette contestation autour des mesures de libération conditionnelles persiste et il apparaît justifié, par plusieurs, de remettre en question leur utilité ainsi que leur pertinence.

Doit-on abolir les libérations conditionnelles? Maurice Cusson répond spontanément par la négative. Selon lui, le principe de libérer des détenus durant leur sentence afin de s’assurer qu’ils aient un encadrement lors de leur retour en communauté est pertinent. «Le processus de libération et son objectif sont logiques». On peut ainsi constater leur progression. Malgré le caractère automatique que l’on associe à la libération d’office (au 2/3 de la sentence), le criminologue est en accord avec la mesure qui permet d’assurer une période de surveillance en communauté avant la fin de la peine. Toutefois, il ne mâche pas ses mots pour dénoncer le processus d’examen expéditif qui permet à certains délinquants de profiter, de matière automatique, d’une libération au 1/6 de la sentence. «Il s’agit d’une curieuse mathématique qu’une peine d’incarcération de six ans veuille peut-être dire un an. Quel message envoie-t-on? Pourquoi avoir deux systèmes de libération différents (au mérite et automatique)?» Maurice Cusson questionne aussi les critères sur lesquels se base la Commission nationale des libérations conditionnelles afin de rendre une décision. En effet, il doute de la pertinence du processus de décision d’une libération conditionnelle, puisque celle-ci «se prend presque uniquement sur l’évaluation des risques de récidive alors que nous avons de sérieuses limites dans nos capacités de prédire». Par exemple, si l’on estime à 60 % le risque de non-récidive, il y a toujours 40 % de risque de récidive.

Une autre surveillance

Il est difficile d’aborder la question de la libération conditionnelle sans, bien sûr, traiter de la surveillance des détenus, deux sujets qui sont étroitement liés. Lorsque l’on traite de la surveillance en communauté de délinquants, il faut distinguer l’encadrement sécuritaire et l’intervention clinique Pour Maurice Cusson, l’encadrement sécuritaire est évidemment une fonction essentielle et il constate qu’il serait possible de l’améliorer. «Pour surveiller sérieusement les délinquants dans la communauté, nous avons à l’heure actuelle accès à une technologie éprouvée, efficace, performante et qui est utilisée ailleurs, le bracelet électronique. Mais on ne l’utilise pas, particulièrement au Québec.»

Pourquoi n’est-il pas utilisé? «Parce que les criminologues s’y sont opposés», poursuit M. Cusson. Toujours selon celui-ci, les criminologues des services de probation se feraient eux-mêmes contrôler par ce système-là, car si jamais les agents savent que le criminel a outrepassé ses conditions et qu’ils ne posent pas les gestes adéquats, ils pourront alors être sanctionnés et avoir à répondre de leurs erreurs. Ainsi, le bracelet électronique contrôlera aussi bien les agents de probation ou de libération conditionnelle que les délinquants, une réalité bien peu appréciée des agents, semble-t-il. À titre d’exemple, il cite : «Le batteur de femme qui a proféré des menaces de mort à sa conjointe. Actuellement nous avons la technologie pour lui mettre un bracelet et savoir où il se trouve et à quelle heure il sort le soir. Alors, si l’on s’aperçoit qu’il a quitté le domicile en dehors des heures permises, et maintenant à l’aide des technologies GPS, on peut savoir où il est, même si on ne sait pas ce qu’il fait. S’il n’a pas le droit de s’approcher du quartier dans lequel vit sa femme et s’il s’en approche, et nous le saurons grâce au bracelet, on va le chercher. Car actuellement ce qu’on fait, c’est qu’on laisse le gars en liberté et on enferme la femme dans une maison pour femmes battues! De cette façon, on pourrait avoir une plus grande liberté pour la femme et pour le gars, qui ne sera pas incarcéré.» Dans un deuxième temps, le bracelet permettrait peut-être d’utiliser moins l’incarcération, puisqu’un bon système de surveillance permettrait à certains délinquants d’éviter l’incarcération et, de plus, les juges pourront être assurés que la surveillance ne sera pas un vain mot. Même si seul le mot bracelet électronique en fait frémir plus d’un, M. Cusson se porte à sa défense en estimant que le Québec est présentement au Moyen-âge en ce qui a trait à la surveillance de détenus et que le moment est venu de s’améliorer.

La réhabilitation a-t-elle toujours sa place?

Après avoir traité de sécurité, de libération conditionnelle et de surveillance, la réhabilitation des délinquants a-t-elle toujours sa raison d’être? Cette réinsertion par laquelle, selon plusieurs, passe la réelle sécurité du public. Si le criminologue croit en la réinsertion sociale, celui-ci parle plutôt de l’abandon de la carrière criminelle. C’est en ce sens qu’il traite plutôt du choix personnel fait par le délinquant d’arrêter ou non de commettre des délits. Brièvement, il explique qu’un délinquant prendra sa décision personnelle, modifiera son style de vie et stabilisera certains aspects de sa vie (emploi, relation sociale, famille, etc.)

La modification du style de vie d’un délinquant peut d’ailleurs être une des raisons qui expliquent que la personne abandonne sa carrière criminelle. Toutefois, selon M. Cusson, une autre des raisons qui peut justifier ce choix est l’effet intimidant des peines. «Plusieurs détenus ou exdétenus m’ont dit qu’ils ne voulaient pas revenir en prison, ou pire, qu’ils ne voulaient pas mourir en prison.» Parfois, le délinquant purge encore sa peine lorsque celui-ci prend la décision de cesser ces activités illégales. Si des motivations personnelles expliquent le changement de cap de certains criminels, M. Cusson ajoute que «les programmes de traitement et les maisons de transition ont un rôle à jouer dans le processus de réhabilitation, même si fondamentalement il s’agit de la décision personnelle du délinquant».

Ainsi, si plusieurs facteurs influencent les chances de réinsertion d’une personne, il mentionne que d’une façon ou d’une autre, la plupart des criminels finissent par cesser de commettre des délits à un certain moment au cours de leur vie.

La proportionnalité de la peine

En conclusion, M. Cusson soutient que, pour lui comme pour plusieurs, la justice est une valeur en soi : «Nous voulons une société juste où chacun est traité avec une certaine égalité et proportionnalité.» Selon lui, il est important de conserver cette valeur de justice et son idéal, mais constate qu’ils ont été évacués par certains criminologues qui s’attardent uniquement sur l’efficacité de la peine en fonction de la réinsertion. Cependant, il maintient que si la peine doit avoir une certaine efficacité qui assure la sécurité du public, elle doit également veiller à rendre justice pour l’acte qui a été commis au détriment de la victime.

Afin de conserver un certain idéal de justice, la proportionnalité entre la gravité du crime et la sévérité de la sentence devrait être gardée. Même s’il considère que le système actuel fonctionne plutôt bien à ce niveau, il maintient que certaines améliorations peuvent encore être apportées. En ce sens, M. Cusson explique : «Ma position n’est pas de dire que les peines doivent être plus sévères, c’est que la proportionnalité entre la gravité du délit et la sévérité soit respectée, c’est une question de justice.»


1 — Allocution du Ministre de la Justice et procureur général du Canada, Budget principal des dépenses. Prononcée le 16 mai 2006 à Ottawa. Disponible sur le site du ministère de la Justice du Canada.
2 — Inventaire des recherches effectuées au Canada sur les connaissances du public en matière de criminalité et de justice par Julian V. Roberts, 1994.