Revue Porte Ouverte

L’insécurité face à la sécurité

Par ASRSQ

Justice et politique : un mariage fragile

Il ne faut pas compter sur la pitié des hommes quand ils peuvent se donner l’importante joie de punir
— Marceline Desbordes-Valmore

«Des données récentes provenant du ministère de la Justice américain révèlent que un Américain sur cent trente-six (1/136) est aujourd’hui incarcéré, dont 12 % de tous les jeunes Noirs âgés de 25 à 29 ans, une proportion ahurissante. Les États-Unis constituent 4,6 % de la population de la planète, mais leur population carcérale correspond à près de 23 % des personnes incarcérées dans le monde. Cette situation est attribuable en partie à la fâcheuse habitude qu’ont les politiciens de vouloir régler tous les problèmes sociaux en adoptant une nouvelle loi, mais aussi à l’adoption de lois de plus en plus draconiennes pour contrer les problèmes liés à la drogue.»
Pourquoi entamer mon propos par cette citation? Parce qu’un trop grand nombre de nos politiciens tendent à se tourner vers les États-Unis pour trouver des solutions aux problèmes qui sévissent au Canada. Oui, les États-Unis comptent des réalisations impressionnantes à leur actif, mais en matière de justice et de services correctionnels, leur dossier est loin de reluisant et les échecs se multiplient. L’approche répressive qu’ils préconisent ne fait que contribuer à l’augmentation de la population carcérale, sans qu’il en résulte une protection accrue de la population.

Quelques exemples où le Canada a tenté de s’inspirer des actions de son voisin du sud

Malgré une opposition farouche des groupes communautaires et autres, nous avons assisté, au cours des dernières années, à la mise en place d’établissements de type militaire, modelés sur les boot camps américains, pour la garde et la réadaptation des jeunes contrevenants. Cette approche, dénoncée aux États-Unis mêmes, a échoué. Cette approche, croyaiton, aurait des retombées politiques favorables, compte tenu du courant réactionnaire qui s’exprimait au sein de la population. Il est difficile de croire que les fonctionnaires chargés de sa mise en œuvre aient pu croire en son efficacité et, à ce chapitre, on pourrait les plaindre, mais le boss, c’est la politique.

«Les audiences devant les comités permanents sont souvent un simulacre de démocratie permettant aux parlementaires de se donner bonne conscience…»

En dépit d’une forte contestation de la quasi-totalité des intervenants et chercheurs du Québec — la province qui connaissait le plus de succès au chapitre de la réinsertion sociale des jeunes contrevenants — on a abrogé la Loi sur les jeunes contrevenants pour la remplacer par la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents. On s’est refusé à entendre les arguments selon lesquels les problèmes n’étaient pas liés à la loi, mais à la pénurie et l’inadéquation des ressources. L’important était de satisfaire les provinces plus conservatrices et de démontrer qu’on était sensible à leurs doléances. Et on lance aujourd’hui des ballons politiques ayant trait à des prison pour les enfants de dix ans et plus. Ballon politique ou intention manifeste?

La révolution du bon sens en Ontario a entraîné la fermeture des maisons de transition ayant des contrats avec la province et des programmes de réinsertion sociale qu’elles offraient. Le message véhiculé : «Si on est prêt, on sort; si on ne l’est pas, on reste en prison!» Aucune ou peu de considération pour les besoins psychosociaux des personnes desservies par ces établissements. À peu près au même moment, on annonçait la fermeture de plusieurs prisons vétustes — une bonne idée en soi — pour les remplacer par un mégaétablissement pouvant accueillir quelque 1 200 détenus et où la sécurité statique remplacerait bon nombre de programmes. “Only in the US”, they say!

Avec des relents du right to bear arms à l’américaine, le nouveau gouvernement canadien entend éliminer l’obligation d’enregistrer les armes à feu, exception faite des armes de poing et certaines armes militaires offensives. Oui, il y a eu un dérapage dans le processus d’enregistrement des armes, mais fallait-il vraiment revenir en arrière pour satisfaire les chasseurs, sans se pencher sur les pertes de vie qui pourraient découler de cette décision? Combien de meurtres, de suicides et d’accidents auraient pu être évités?

Faire fi des contestations

Voilà maintenant qu’on veut rouvrir le débat sur les peines d’emprisonnement avec sursis et sur les peines minimales obligatoires. À cet égard, je fais miens, plusieurs des commentaires de l’honorable Lorna Milne à l’occasion du débat sénatorial sur le Budget. Les nouvelles politiques envisagées par le gouvernement «incluront un plus grand nombre de peines d’emprisonnement obligatoires, ce qui limitera le nombre des peines de détention à domicile qui permettent à des gens de purger leur peine dans la collectivité. (…) De plus, les nouvelles politiques stipuleront l’imposition de peines consécutives plutôt que concurrentes et élimineront la disposition de la dernière chance visant à protéger la vie du personnel des prisons.»

«Un grand nombre de Canadiens ignorent qu’il existe déjà des peines d’emprisonnement minimales obligatoires pour environ 40 infractions, dont la conduite avec facultés affaiblies, les infractions sexuelles sur la personne des enfants et les crimes avec usage d’armes à feu. Ces peines vont généralement à l’encontre du principe fondamental selon lequel une peine doit être proportionnelle à la gravité de l’infraction et au degré de responsabilité du délinquant. Elles ne permettent pas au juge qui a entendu tous les éléments de preuve de faire une exception dans un cas particulier. Un juge d’expérience passe des années au tribunal à examiner un nombre incalculable de causes et à entendre une multitude de témoins. Pourquoi ne pas le laisser se servir de cette expérience pour apprécier les circonstances propres à l’infraction et au délinquant et pour rendre ensuite une décision fondée sur tous les aspects d’une affaire et non seulement sur une idée en vogue?

(…) Nous ne devrions pas être portés à retirer aux juges du Canada les décisions sur les peines. Le ministère de la Justice a relevé des traces de cette pratique. En 1994, en faisant des recherche sur l’application de l’article 85 du Code criminel, des fonctionnaires ont constaté que l’existence d’une peine minimale obligatoire entraînait parfois la suspension ou le retrait des poursuites ou encore la négociation d’un chef d’inculpation différent, car même les procureurs estimaient la peine minimum trop rigoureuse. C’est ainsi que les décisions sur la peine à imposer passent du judiciaire aux procureurs.

De plus, un sondage réalisé par le ministère de la Justice en 2005 auprès des juges canadiens a révélé qu’un peu plus de la moitié d’entre eux estimaient que les peines minimales obligatoires limitaient leur capacité d’imposer une peine juste. Par conséquent, pour faire contrepoids à la peine minimale obligatoire prévue pour une infraction donnée, le juge peut imposer une peine moins sévère pour d’autres infractions que l’inculpé a commises.»

«Soyons clairs : les peines minimales obligatoires n’auront aucun effet dissuasif, elles aggraveront les disparités entre les races et les sexes et elles feront exploser la population carcérale de sorte que les établissements déborderont encore plus que maintenant. De plus, le gouvernement devra autoriser d’énormes augmentations des dépenses pour accueillir les nouveaux détenus. Il y aura un nouveau groupe de récidivistes et le pouvoir de déterminer les peines sera enlevé à des juges d’expérience et confié aux procureurs.» Le gouvernement reconnaît que cette mesure et d’autres pourront entraîner une augmentation des coûts : «P our soutenir les efforts déployés par le gouvernement afin de s’attaquer aux crimes graves et de veiller à ce que les peines d’emprisonnement soient proportionnelles à la gravité des crimes commis, le budget de 2006 prévoit la mise de côté de fonds pour permettre au Service correctionnel du Canada d’agrandir les établissements correctionnels afin d’absorber la hausse prévue de la population carcérale. Il se peut que le pays ait besoin d’un nouvel établissement à sécurité moyenne et que les établissements à sécurité maximale doivent se doter d’une plus grande capacité d’accueil.» Le Service correctionnel du Canada estimait, au cours de la campagne électorale, que les dépenses additionnelles des prisons se chiffreraient entre 5 et 11,5 milliards de dollars pour les dix années subséquentes, en fonction du nombre et de la nature des établissements qui seraient requis.

L’opposition du communautaire

De nombreux organismes communautaires réagissent à de telles dépenses, notamment l’Association canadienne des sociétés Elizabeth Fry : «E n plus d’être beaucoup plus dispendieux, l’emprisonnement est le moyen le plus inefficace de traiter les problèmes sociaux. Par conséquent, le financement de l’incarcération empiète sur les ressources allouées aux services sociaux, à l’éducation et à la création d’emplois. (…) Si seulement la moitié des sept milliards de dollars qui servent présentement à emprisonner les gens étaient investis dans l’aide sociale, le logement, la santé, l’éducation et d’autres services communautaires de base, ces ressources bénéficieraient à des collectivités entières, et pas seulement aux personnes criminalisées parce qu’elles tentent de survivre dans des communautés de plus en plus inhospitalières.5» Se pourrait-il que ce raisonnement ait trop de sens? Que faudra-t-il pour que nos dirigeants entendent raison et commencent à appuyer leurs décisions sur des considérations liées à la justice et aux services correctionnels plutôt que sur des motifs électoralistes? Mais il faut être honnête, il serait facile de s’en prendre à l’actuel gouvernement en laissant planer l’idée que ses prédécesseurs faisaient beaucoup mieux. Mais, élection oblige, tant les libéraux que le NP D se sont dit favorables à certaines peines minimales au cours de la campagne et les libéraux ont eux aussi adopté une ligne plus dure au cours de leur mandat, sans que cela ne s’impose nécessairement au plan correctionnel, mais pour satisfaire l’opinion publique. Il leur était plus facile de céder aux pressions de la population que de tenter de l’informer adéquatement.

Je me souviens aussi de nombreuses comparutions devant divers Comités permanents de la Chambre où il était clair que l’audience qu’on nous accordait n’était accordée que pour la forme, car les décisions étaient déjà prises et rien n’allait faire en sorte qu’on les modifie, quelle que soit la pertinence des arguments formulés et la qualité des recherches présentées. Et si des changements étaient apportés, ils étaient généralement si mineurs qu’on aurait pu tout aussi bien ne rien faire. Ce simulacre de démocratie permettait aux parlementaires de se donner bonne conscience et à toute une gamme d’experts de faire valoir leur connaissances et leurs revendications. Rien de plus. Puis entrait en jeu le personnel des comités à qui incombait la tâche ingrate de produire un rapport qui démontrerait que le comité avait bien fait son travail et d’assurer qu’on inclue une citation de la plupart des témoins clés, de manière à renforcer leurs efforts.

«Cynique,» dira-t-on. Peut-être. Mais je crois que quiconque procéderait à une analyse lucide du processus décrit parviendrait à des conclusions semblables.