Revue Porte Ouverte

L’insécurité face à la sécurité

Par Marion Vacheret ,
Professeure, école de criminologie, Université de Montréal

Les politiques pénales canadiennes à l’ère de la «société de risque»

En 2006, la question de la sanction pénale se conjugue de plus en plus avec le concept de risques.

Visant l’efficacité et l’efficience, les sociétés occidentales s’orientent vers une gestion administrative et technologique de leurs problèmes. Regardant le phénomène criminel comme un risque social, il s’agit d’intervenir de façon rationnelle. Que l’on parle d’incendies, d’accidents de la route ou de victimisation criminelle, toute «situation risquée» est mise dans un même panier, analysée selon une démarche similaire et les interventions décidées sur un même canevas, celui d’un calcul probabiliste. Et le Canada, à l’instar de ses voisins du sud, s’engouffre dans cette perspective. De plus en plus.

La société de risque

Dans les sociétés dites de risque, l’ensemble du raisonnement et des interventions s’appuie sur l’objectif d’assurer les citoyens contre différents accidents dont ils pourraient être les victimes involontaires. Il s’agit par là de mettre en place des stratégies permettant de minimaliser, voire neutraliser les hasards faisant intrinsèquement partie de la vie en société. Dans celles-ci, la connaissance est centrale, cruciale et les données statistiques sont considérées représenter la meilleure —sinon l’unique — façon de connaître les facteurs de risques et leur distribution. Cette science est ainsi utilisée afin de définir les risques avec une attention concentrée sur des probabilités statistiques plutôt que sur une analyse globale de la situation. Et la réponse qui est proposée se concentre, non pas sur les causes du crime, mais bien plutôt sur la façon de réduire les risques.

Modalités

Les modalités de mise en œuvre d’une telle perspective passe par un recueil de connaissances probabilistes des actes criminels commis, la prédiction et l’anticipation de ces divers phénomènes, le recours à des technologies de pointe pour limiter autant que possible leur survenance et la collecte d’informations. L’ensemble est mis en œuvre à partir d’une gestion technologique des situations. Dans celle-ci, des actions concrètes visant à ce que les victimes potentielles se prémunissent contre les risques sont développées : caméras de surveillance, bracelets ou puces électroniques, etc. 

«Il s’agit, pour l’État, de montrer que sa lutte face à la criminalité est réellement efficace, soit réellement punitive. Les mesures mise de l’avant deviennent alors des mesures particulièrement frappantes, au sens propre et au sens figuré.»

Parallèlement, ces discours sont centrés sur la recherche de sécurité et s’appuient sur des propos de «rétablissement de l’ordre». Centrés sur certains actes criminels plus que d’autres, en raison du regard social porté sur ces derniers —actes perçus comme particulièrement violents, intolérables ou dont les victimes se trouvent être des personnes extrêmement vulnérables —, ces discours sécuritaires s’adressent surtout au public et se présentent comme une façon pour l’État de montrer sa force et ses compétences.

Enjeux et impacts de la société de risque sur les politiques pénales

Dans le cadre de la mise en œuvre d’une telle perspective en matières de politiques pénales, force est pour nous de constater qu’elle donne naissance à des mesures pénales extrêmement sévères visant avant tout la rétribution et dont la pertinence reste encore à démontrer.

Mesures pénales punitives

Dans ces sociétés, l’État n’est plus le pourvoyeur principal de la sécurité mais tend à déléguer à des organismes privés, voire aux citoyens eux-mêmes, la responsabilité d’une partie de la surveillance et des contrôles. Outre le fait que cela risque de tendre vers une responsabilisation des victimes potentielles, cette situation soulève la question de la privatisation des mesures de sécurité : mesures de protection réservées aux citoyens qui peuvent s’en offrir une et développement d’une industrie de la sécurité. Parallèlement, afin de démontrer ses compétences malgré sa désaffection dans plusieurs domaines, l’État tend à investir doublement dans les mesures dont il reste responsable. Les mesures mise de l’avant deviennent alors des mesures particulièrement frappantes, au sens propre et au sens figuré. Il s’agit alors pour lui de montrer que sa lutte face à la criminalité est réellement efficace, soit réellement punitive. Certains actes criminels spécifiques sont alors ciblés, notamment en raison de l’écho que l’on pense trouver au sein de la collectivité et sévèrement réprimés. On vante la tolérance «0» et la sévérité face à certains actes criminels —en raison de cas notoires ou de situations ayant sensibilisées la population — et des mesures extrêmement sévères, aussi inutiles qu’inefficaces en matière de lutte contre la criminalité, sont également mises en place.

Absence de réhabilitation

Dans ce cadre disparaît totalement la philosophie de réinsertion sociale ou de réhabilitation des contrevenants. Gérés en fonction de leur groupe d’appartenance, à risque élevé ou non, les interventions ne visent aucunement à les aider ou à comprendre leurs actes, mais bien plutôt à neutraliser ceux qui semblent, selon un calcul probabiliste, les plus dangereux — à tord ou à raison — pour la collectivité. Exit les programmes de réintégration sociale ou la compassion. Seule la punition et la répression, en dépit du fait que leurs effets sur la criminalité n’aient jamais été démontrés, sont désormais en priorité.

L’individualisation de la peine perd également de sa force. La personne qu’est le contrevenant n’est prise en compte qu’en regard des prédictions statistiques réalisées sur son compte et des risques qui sont calculés. La personne disparaît au sein d’un groupe d’individus présentant des profils similaires et donc des risques soi-disant semblables, sans que la spécificité de l’individu soit prise en compte.

En conclusion

Au bout du compte, si une telle perspective trouve écho dans la population en raison justement du caractère frappant des mesures proposées ou mises en place, celle-ci s’avère relativement inefficace, voire potentiellement contre-productive. L’analyse de telles politiques, notamment aux États-Unis, a montré l’absence d’effets de ces mesures sur les taux de criminalité, tout en engendrant un autre problème : des prisons surpeuplées et ingérables. Par ailleurs, elles tendent à créer parmi la population un faux sentiment de sécurité qui ne s’appuie sur aucune base solide. Enfin, la disparition de la philosophie de réinsertion sociale signifie que, finalement, les seules interventions pouvant avoir un impact sur la criminalité sont malheureusement renvoyées aux oubliettes.


Pour un approfondissement de cette question nous renvoyons le lecteur aux études clefs ayant été menées sur le sujet : 

Feeley, M.M.; Simon, J. (1994). Actuarial Justice: the Emerging New Criminal Law. In The Futures of Criminology (Nelken, ed). London: Thousand Oaks, Sage, 173–201.
Garland D. (2001). The Culture of Control. Chicago: the University of Chicago Press. 
Harcourt, B.E. (2006). Against Prediction. Chicago: The University of Chicago Press.