Revue Porte Ouverte

L’insécurité face à la sécurité

Par Jean-François Cusson ,
ASRSQ

Réforme en justice pénale : Ottawa passe à l’action et l’opposition résiste

27 décembre 2005, Jane Crane (15 ans) se promène sur une des artères principales du centre-ville de Toronto. Comme des milliers d’autres, elle profite des aubaines d’après Noël. Vers 17 h 20, des projectiles provenant d’un véhicule l’atteignent et la tuent. Six autres passants sont blessés dans ce que l’on croit être un règlement de compte qui a mal tourné. Une période festive qui tourne au drame, une victime qui aurait pu être votre fils, votre mère ou même vous. Cet événement tragique suscite rapidement de nombreuses réactions.

Deux jours après l’événement, les propriétaires d’armes à feu condamnent la politique inadéquate du Canada en matière d’armes. Des groupes de jeunes dénoncent la montée de la violence dans la Ville reine et exigent de meilleures politiques sociales. Et nous sommes en pleine campagne électorale...

«Ce qui préoccupe beaucoup, quant aux orientations gouvernementales actuelles, c’est qu’il semble difficile d’exprimer nos préoccupations, questionnements et oppositions.»

Le Parti conservateur, qui n’avait pas encore réussi à bénéficier pleinement de la crise que vivait le Parti libéral, choisit judicieusement cette période pour annoncer sa plate-forme électorale en prévention de la criminalité. C’est à quelques mètres de l’endroit où la fusillade s’était produite que Stephen Harper annonce que désormais, la criminalité sera une de ses cinq priorités.

C’est avec le slogan «Do the crime, do the time» que les conservateurs s’affichent : s’ils forment le prochain gouvernement, les criminels auront la vie dure et purgeront enfin les sentences prévues par la loi. Concrètement, ils promettent des peines de prison minimales obligatoires pour certains crimes et l’élimination des politiques trop conciliantes à propos des libérations conditionnelles et du cautionnement. Le plan conservateur prévoit aussi une réforme en matière de détermination de la peine. Également, ils revendiquent des changements concernant les mesures relatives aux délinquants sexuels et au contrôle des armes à feu. Finalement, Harper promet un durcissement du système de justice pénale pour adolescents, une meilleure promotion des droits des victimes et la mise en place d’une stratégie nationale en matière de drogue.

Ce langage musclé en matière de criminalité a visiblement rejoint de nombreux Canadiens puisque plusieurs chroniqueurs politiques n’ont pas hésité à mentionner que c’est à ce moment que la campagne des conservateurs a véritablement démarré, ce qui leur a permis de prendre le pouvoir.

La mise en place du plan conservateur

Peut-être pour détourner l’attention de plusieurs dossiers difficiles (place du Canada dans certains conflits internationaux, environnement, etc.), le gouvernement fédéral a promis, au cours de l’été, un automne «chaud» en matière de justice pénale. Au cours des derniers mois, nous avons assisté à plusieurs annonces visant à punir plus sévèrement les délinquants, à limiter l’utilisation des libérations conditionnelles et à repenser le système de détermination de la peine. Le gouvernement conservateur a engagé le pays dans une réforme importante en matière de justice pénale.

Éliminer la criminalité

Il ne faudrait pas croire que les conservateurs sont les uniques responsables de cette tendance à durcir le traitement des criminels. Le tout avait déjà bien commencé sous le règne des libéraux. Au cours des dernières années, les pratiques législatives et correctionnelles se sont resserrées. Les détenus purgent maintenant une partie de plus en plus importante de leur sentence en prison, et ils obtiennent la libération conditionnelle beaucoup plus tardivement qu’auparavant. Alors que la criminalité continue à baisser au pays, les pressions sont de plus en plus importantes afin de punir plus sévèrement les criminels.

Malgré une tendance générale à la baisse des crimes aux pays, la préoccupation de la criminalité n’aura jamais été aussi présente. Au cours des dernières années, nous avons assisté à une augmentation du nombre d’infractions criminelles, à un resserrement des pratiques de libération conditionnelle et à des débats sur les conditions de détention. Tout récemment, les projets pilotes concernant le tatouage qui avaient cours dans certains pénitenciers ont été suspendus alors qu’ils visaient à réduire la propagation de maladies infectieuses. Au Québec, Marc Bellemare, l’ancien ministre de la Justice, continue de clamer la nécessité de faire payer financièrement les détenus pour leur incarcération. Même l’ancien ministre de la Sécurité publique (Jacques Chagnon) avait mentionné qu’il fallait peut-être réduire le recours aux libérations conditionnelles.

Les temps changent et les préoccupations sont de plus en plus axées sur des solutions à court terme. Ce qui importe, c’est la neutralisation et la dissuasion, au risque de compromettre la réinsertion sociale dont on tend à en dénaturer le sens. La réinsertion sociale devient davantage le résultat d’un système judiciaire et correctionnel dissuasif que d’un processus de réintégration permettant d’assurer la sécurité à moyen et long terme des collectivités. Les politiques récentes tendent à prendre le pari qu’une sévérité plus importante permettra à la fois de prévenir les actes criminels, mais aussi de réduire considérablement la récidive. Les promesses du gouvernement conservateur sont grandes. Ces derniers ne se contentent pas de vouloir simplement réduire la criminalité, mais de l’éliminer, en «débarrassant nos rues des criminels».

L’identité canadienne en péril

Pourtant, en matière pénale et correctionnelle, l’approche canadienne a toujours mis en relief «l’équité, la protection efficace de la sécurité publique et des approches souples et individualisées. (…) Le système du Canada reconnaît que les infractions sont commises par une grande variété de personnes dans des circonstances fort diverses, et c’est pourquoi les juges ont la latitude de déterminer des peines individualisées.» 1

Toutes les réformes que propose le gouvernement conservateur viennent ébranler l’approche canadienne traditionnelle en matière de détermination de la peine et de libération conditionnelle. En plus de s’attaquer à certains principes fondamentaux (utilisation de l’incarcération en dernier recours, proportionnalité entre la sanction et la gravité de l’infraction et le degré de responsabilisation, individualisation de la peine, etc.), les propositions d’Ottawa peuvent mettre en péril l’efficacité des sentences. Pour qu’une sentence puisse être efficace, il est important d’atteindre un juste équilibre entre les objectifs de punition, de dénonciation, de neutralisation, de réparation, de réhabilitation et de conscientisation. Lorsque certains de ces objectifs ont plus de poids que les autres, on crée un déséquilibre qui compromet l’efficacité même du système judiciaire, pénal et correctionnel. À trop dénoncer et à trop punir, est-il possible que l’on compromette la sécurité du public?

Ce qui préoccupe beaucoup, quant aux orientations gouvernementales actuelles, c’est qu’il semble difficile d’exprimer des préoccupations concernant les actions du gouvernement. Ce dernier tend à sous entendre trop facilement que le fait de ne pas être en faveur de ses initiatives en matière de justice signifie que les opposants sont, peut-être, contre la protection du public. Comme si la protection du public passait uniquement par une plus grande sévérité envers les délinquants…

Un premier échec

Par l’entremise du Comité de la Justice chargé d’étudier les réformes législatives, l’opposition vient d’apporter d’importantes modifications au projet de loi sur l’emprisonnement avec sursis, afin de réduire les infractions incluses pour cette mesure. Ainsi, alors que C-9 visait plus de 160 délits, les amendements adoptés par le Comité de la Justice de la Chambre des communes visent désormais uniquement les infractions concernant des sévices graves portées sur une personne, des infractions de terrorisme et celles liées aux organisations criminelles. Le projet de loi C-9, déposé en mai, avait été présenté par les conservateurs comme une pièce clé de leur programme législatif en matière d’ordre public. L’ASRSQ s’y était opposée en insistant sur le fait que l’emprisonnement avec sursis était une mesure sévère, sécuritaire, cohérente et préventive. L’ASRSQ est bien heureuse que le Comité de la Justice réduise la portée du projet de loi, mais l’Association continue de croire que les modifications proposées ne sont toujours pas nécessaires.

Les amendements apportés par le Comité de la Justice constituent un premier échec pour le gouvernement Harper dans ses intentions d’apporter des modifications importantes en matière pénale. Il faudra voir ce que réserve l’étude des prochains projets de loi. Ce même Comité penche présentement sur le projet de loi C-10 qui vise à imposer des sentences minimales d’incarcération lorsque des armes sont utilisées lors d’une infraction. À moins du déclenchement d’une élection, il y aura aussi l’étude du projet de loi C-27, qui a déjà provoqué de nombreuses réactions et qui vise les délinquants jugés dangereux. Ce projet a pour effet de renverser le fardeau de la preuve pour certains contrevenants. Ainsi, les délinquants reconnus coupables pour une troisième infraction violente et/ou sexuelle devront convaincre le tribunal qu’ils ne sont pas dangereux. S’ils échouent à en faire la preuve, ils seront incarcérés pour une période indéterminée et ne pourront demander de libération conditionnelle avant sept ans.

Également, le gouvernement se questionne sur la procédure d’examen expéditif qui permet à des détenus qui purgent leur première sentence fédérale, pour un délit non violent, de profiter d’une libération conditionnelle au 1/6 de leur sentence. La libération d’office (au 2/3 de la sentence) dérange également. Finalement, le gouvernement songe à utiliser le bracelet électronique afin de surveiller certains délinquants à risque élevé. Finalement, en septembre dernier, le gouvernement a retiré le financement à la Commission du droit du Canada, qui était un organisme fédéral indépendant chargé de la réforme du droit.

Québec soutient la réforme d’Ottawa

Au début d’octobre les ministres de la Justice des provinces se sont réunis avec le fédéral afin de discuter des orientations gouvernementales. C’est ainsi qu’ils ont obtenu l’assurance du gouvernement que les provinces recevront de l’aide financière d’Ottawa afin qu’elles puissent mieux composer avec la pression accrue de ces changements sur leurs systèmes judiciaire et correctionnel. Dans le communiqué qui a suivi ces rencontres, Ottawa a laissé entendre que toutes les provinces, dont le Québec, soutenaient ses efforts en matière de réforme pénale. Pour l’instant, du côté du ministère de la Justice du Québec, il a été impossible d’obtenir une confirmation de cette affirmation.

Les prochaines semaines seront des plus intéressantes en matière de lutte à la criminalité. Étant donné les difficultés actuelles du gouvernement à rallier l’opposition, la justice pénale pourrait être un enjeu important de la prochaine électorale. Harper a clairement indiqué qu’il sentait une volonté chez les Canadiens d’agir à cet effet et accuse les partis d’opposition d’irresponsabilité. Par ses actions, le gouvernement avait promis un automne chaud en justice pénale. En effet, les prochaines semaines risquent d’être déterminantes pour la justice pénale au pays, mais il faudra voir ce que les partis d’opposition réservent au gouvernement afin de préserver les valeurs canadiennes en matière de justice.


1 — Ministère de la Justice du Canada, Détermination de la peine équitable et efficace — Approche canadienne à la politique de détermination de la peine, tel que consulté le 4 décembre 2006, à l’adresse suivante : www.justice.gc.ca.