Revue Porte Ouverte

Médias, opinion publique et criminalité

Par André Mondoux,
Professeur au département de communication, École des médias, Université du Québec à Montréal.

Rapport majoritaire - Comment le futur fait désormais partie de notre présent (hélas)

Rapport minoritaire (2002).« Adaptation cinématographique de la nouvelle éponyme de Philip K. Dick, Minority Report place le spectateur dans un futur proche cyberpunk, une dystopie dont le cadre est le Washington de 2054 où des êtres humains mutants, les précogs, peuvent prédire les crimes à venir grâce à leur don de prescience. »
- Wikipédia
« Nous pouvons nourrir de données les plus grandes grappes d'ordinateurs que le monde n'a jamais vues et laisser les algorithmes statistiques révéler les modèles là où la science ne peut le faire. La disponibilité de vastes quantités de données, couplée avec les outils statistiques pour les traiter, offre une toute nouvelle façon de comprendre le monde. La corrélation prime sur la causalité et la science peut progresser sans modèles cohérents, de théories unifiées et en fait sans aucune explication mécaniste. »
- Chris Anderson, Wired, 23 juin 2008
« Nous n'avons pas à réaliser l'impossible et à obtenir la vraie clairvoyance. Cette histoire est excitante, mais crédible : mettre ses chances du côté du futur pour soulever juste un peu le voile sur notre vision embrumée de demain est en soi rentable. De cette façon, l'analyse prédictive combat le risque financier, fortifie les soins de la santé, élimine le spam, renforce la lutte contre le crime et augmente les ventes. »
- Éric Siegel, auteur de Predictive Analytics: The Power to Predict Who Will Click, Buy, Lie, or Die, 2013

Traditionnellement, l'idée de justice était portée par la volonté de faire valoir un principe moral au sein de la vie sociale, soit de punir le crime et d'assurer la réparation envers les victimes. À l'image même des valeurs sociales qu'elle entendait défendre, la justice a été pendant longtemps articulée au sein de rapports politico-symbolique de type transcendantal (le Bien, la Morale, l'État, la Loi, etc.). Cependant, au cours des cinquante dernières années, la justice commutative à pris de plus en plus de place, accompagnant en cela la dynamique sociétale contemporaine de l'occultation du symbolique et de la transcendance par les médiations techniques, si bien qu'aujourd'hui certains observateurs soutiennent que la justice est de plus en plus articulée autour d'une rationalité managériale, soit d'accorder une place de plus en plus prépondérante aux notions de coûts, d'efficacité et de production.

Une des conséquences de cette dynamique est que la production ultime, celle d’un capitalisme désormais financiarisé et qui est entièrement tourné vers le rendement futur, est celle qui fonctionne comme une machine, c’est-à-dire qui déploie son plein rendement. Autrement dit, il ne suffirait plus de réparer les torts, mais bien de les empêcher afin que la machine productive puisse maintenir sa pleine efficience. Tout retard, aussi minime soit-il, peut être chiffré en manque à gagner. Pour réaliser un tel objectif, il faudrait bien sûr trouver un moyen de prévoir les comportements futurs sur la base de renseignements actuellement disponibles. Or, c’est justement ce que fait miroiter la rencontre entre les médias socionumériques et le phénomène du Big Data…

Le Big Data

Depuis les derniers dix-huit mois, l’industrie informatique est agitée par une tendance majeure : le Big Data, source, nous promet-on, d’une véritable révolution dans notre façon de voir et surtout – gérer le monde. Le Big Data, à l’origine, provient des technologies de forage de données (Data Mining), plus précisément de la structuration de ces données en bases de données pour ainsi les rendre analysables. Le Big Data émerge avec la prolifération d’outils technologiques assez puissants pour établir des corrélations algorithmiques entre de vastes bases de données. Dans cet exercice, comme le souligne la citation d’Anderson, la corrélation surdétermine la causalité; autrement dit, les lois mathématiques ont primat sur les liens causaux effectifs.

Voilà qui explique en partie le discours triomphaliste entourant le Big Data où les ténors louangent ses capacités de révéler ce qui caché, soit le modèle statistique unissant les données entre elles. De plus, sur la base même de ce modèle, le Big Data serait en mesure de prédire la suite de ces séquences statistiques, soit d’anticiper le futur lui-même. Ainsi, sur la base des statistiques recueillies et des corrélations algorithmiques effectuées, le Big Data permet de dégager les plus fortes probabilités en ce qui a trait aux incendies, crimes, tendances boursières, etc.

Enfin, dernière, mais importante caractéristique du Big Data, il inclut désormais les données non structurées, c’est-à-dire toutes les données circulant sous formes « libres » : soit celles que nous produisons nous-mêmes – sur nous-mêmes – et que nous diffusons dans l’espace public par le biais des médias socionumériques comme Facebook et Twitter. C’est ce que les experts nomment le « sentiment analysis ». Prédire le futur en ce qui a trait à des indices boursiers ou aux quartiers les plus à risque d’incendie est une chose, anticiper les « sentiments » humains en est une autre…

L'homme numérique

Le Big Data a la prétention de pouvoir modéliser et anticiper les opinions et comportements collectifs. En ce sens, il s’inscrit dans la tendance lourde contemporaine de « dé-idéologisation » des rapports sociaux d’où émerge la prétention d’un individu désormais affranchi de toute contrainte institutionnelle (collective); d’un individu entièrement libre d’être « lui-même ». Telle est, notamment, une des grandes promesses des médias socionumériques : l’usage de l’outil permettrait à l’individu d’être enfin émancipé (« empowered ») et de pouvoir « se dire » et « être » par et pour lui-même, sans aucune autre influence que celle de son propre libre arbitre. Avec le Big Data la nature du monde n’est donc plus affaire de représentations collectives (le symbolique, l’idéologique et le politique), mais bien de révélation du Réel lui-même par le biais de données statistiques objectives et de ce fait devant être reconnu comme tel par tous. À ce sujet, le terme de Data Mining (forage de données) est révélateur : il représente l’information comme une ressource « naturelle » que l’on peut extraire comme des minerais. Lorsque le Big Data « parle » du social, il court-circuite la médiation symbolique/idéologique traditionnelle en prônant implicitement que la définition du monde n’est plus un objet de discussion et à débattre, mais bien un « Réel » objectivable sous forme de chiffres. Lancez une application de géolocalisation sur votre téléphone cellulaire (la plupart des médias socionumériques ont intégré le GPS dans leurs fonctionnalités) et du coup vous n’êtes plus dans une capitale, un quartier des spectacles ou un lieu communautaire; votre position est indiquée sur une carte très réaliste des lieux (photos) ou encore comme coordonnée géophysique (longitude et latitudes).

Traditionnellement, l'idée de justice était portée par la volonté de faire valoir un principe moral au sein de la vie sociale (...) Cependant, au cours des cinquante dernières années, la justice commutative à pris de plus en plus de place (...) si bien qu'aujourd'hui certains observateurs soutiennent que la justice est de plus en plus articulée autour d'une rationalité managériale.
Ce processus, sur le plan communicationnel, se fonde sur une opération-clé : la transformation de l’information en données. Fondamentalement, l’information est d’abord et avant tout un rapport symbolique, une mise en forme. Cependant, notamment par l’usage généralisé des médias socionumériques, de plus en plus les informations sont encodées sous forme de données. Que ce soit les 140 caractères maximums des messages de Twitter ou la transformation des opinons et commentaires sous firme binaire de J’aime/J’aime pas ou encore des modes d’expression de soi sous forme de choix personnels à effectuer au sein d’une matrice d’options préformatées, nous assistons à l’émergence d’outils de communication favorisant la prolifération des informations échangées sous formes numériques et binaires, c’est-à-dire aisément intégrables dans les flux alimentant le Big Data. À cet égard, le phénomène du Quantified Self est révélateur. Quantified Self est le nom donné à des applications personnelles permettant de saisir des données de façon journalière, comme le poids, la direction et la vitesse de déplacement, le nombre de calories ingérées, etc. Ces données, de par leur formatage (quantification et numérisation), alimentent le Big Data qui en retour, fort de ces données, peut ainsi modéliser et anticiper les comportements avec davantage de précision, voire même orienter les comportements via les données retransmises aux individus par le biais de leurs applications de Quantified Self. (Et attendez que les montres « intelligentes » envahissent le marché…)

Big Data, Big Brother?

Le Big Data porte donc en lui plus qu’une simple modélisation : il est aussi une technique de gestion du social, dans la mesure où il s’inscrit dans une lignée d’outils de contrôle de la production (réduire les risques financiers, anticiper la demande, voire la créer/manipuler sur la base de tendances prévues). Ce qui est particulier avec le Big Data c’est qu’il passe du contrôle de la production à la production du contrôle. Signe de l’état avancé du capitalisme néolibéral, nous en sommes en effet rendu à voir le social comme une machine, c’est-à-dire un système dont la finalité est désormais donnée (et non pas à débattre idéologiquement et politiquement) : tout écart à l’apport maximal à la production n’est plus toléré, que ce soit de dénoncer une grève étudiante en terme de perte de rendement économique, de poursuivre ses clients parce qu’ils ne consomment pas de la « bonne façon » (l’industrie du disque et la distribution de musique en ligne) ou de voir un centre commercial au Kenya devenu de facto une cible stratégique pour terroristes. En modélisant le « monde » comme prévisible, le Big Data inspire la velléité de le contrôler…

Ceci apparaît clairement dans la généalogie du Big Data. Sur le plan scientifique, celle-ci remonte aux premiers travaux de la cybernétique commandités et commandés par l’armée américaine. La cybernétique, par le biais des travaux de son fondateur Norbert Wiener, a pavé la voie à modéliser l’humain (et sa vie sociale) comme une machine dont les états, via des séries statistiques algorithmiques, peuvent être prédits (Wiener travailla à conceptualiser communicationnellement la tâche des canons antiaériens devant « prédire » la position dans le ciel d’un objet volant). De plus, sur le plan technologique, toute l’infrastructure informatique des premiers « supercalculateurs » est à l’image de l’armée elle-même et de sa hiérarchie : un ordinateur central entouré de terminaux passifs (« dumb terminals » en anglais…). Voici qui explique pourquoi les premières applications de Big Data se sont effectivement effectuées sous l’égide du militaire. Le Total Information Awareness (TIA) est un programme du Pentagone qui visait l’intégration de technologies informationnelles pour agréger des données, analyser des liens, développer des modèles descriptifs et prescriptifs en utilisant le forage de données (Data Mining) afin d’appliquer ces modèles à d'autres sources de données pour identifier les terroristes et les groupes de terroristes. Controversé, le programme fut coupé de fonds en 2003, mais il a repris vie grâce à un programme secret de la NSA que certains décrivent comme un véritable projet Manhattan contemporain et qui consisterait à établir des postes d’écoute partout au pays afin de capter et analyser les milliards de courriels et appels téléphoniques en provenance et à destination des États-Unis. (Ce que l’affaire Snowden a récemment confirmé.)

Une autre raison, plus fondamentale celle-là, pour lier contrôle à Big Data, repose sur sa prétention à incarner le « Réel », à présenter le social sans l’intermédiaire d’une médiation symbolique/idéologique. Lorsque vous vous présentez comme le Réel lui-même, et non pas un discours sur le réel, vous ne pouvez plus souffrir d’exception ou de rapport d’extériorité (on ne saurait être à l’extérieur de ce qui est le Réel). Voilà pourquoi le mode de gouvernance/gestion propre au Big Data tend vers le contrôle et la surveillance : désormais les dispositifs de communication/socialisation sont fondés sur la transparence. À cet égard, encore une fois, les médias socionumériques sont révélateurs : désormais, les individus ont une éthique de transparence (par exemple, se révéler authentiquement sur sa page Facebook) qui en retour nourrit des flux de données (Big Data) visant à mieux contrôler les rapports sociaux par l’apport de ce qui est essentiellement des données personnelles. De plus, toutes les fonctions « sociales » de Facebook ont pour but premier d’assurer et de maximiser la circulation de pages sur la base du profilage de ces utilisateurs. Par le passé, il était courant, face à l’éventuelle menace d’un Big Brother épiant toute la population, d’invoquer l’impossibilité technique d’une telle opération. Maintenant, nous savons la chose techniquement possible, alors la transparence devient célébrée : « Je n’ai rien à cacher » devient le leitmotiv de l’heure. Or, dire cela, c’est aussi affirmer implicitement que la surveillance fait partie intrinsèque du décor de nos vies, qu’elle est rendue banalisée. Il suffit de songer à la définition de l’amitié proposée par Facebook : dire aux autres ce que je fais et pense en temps réel. Et avec l’arrivée des périphériques mobiles (téléphones intelligents et tablettes) dotés de fonctions de géolocalisation, dire où nous sommes fait désormais partie de la panoplie des façons de « se dire ». Et tout cela, bien sûr, renforce le Big Data.

Le danger est que le flux de données alimentant le Big Data ne fait pas que révéler l’état actuel des choses : il prétend en anticiper les tendances futures. Voilà qui devient hautement problématique. Si le social est une machine qui doit être pleinement productive, il est alors pleinement impératif de prévenir les crimes avant qu’ils ne se produisent. Science-fiction à la Minority Report ? Hélas, non… Les lois antiterroristes contemporaines sont articulées autour de cette même problématique : le « coût » du crime est si énorme qu’il faut le prévenir, rendre des verdicts de culpabilité sur la base même de l’intention et non pas d’un crime effectivement commis. Si la chose peut peut-être se justifier sur la base de la nature de ces crimes propres au terrorisme, que dire des crimes « ordinaires » ? Les tentatives de réformes des lois de protection des droits d’auteurs, au Canada et aux États-Unis notamment, ont donné lieu par le passé à des débats où des voix se sont fait entendre pour justifier la criminalisation, au nom de la rentabilité économique, les crimes de piratage sur la base même de la seule intention de copier. Que va-t-il se passer, alors que les technologies et modélisations du Big Data vont imprégner toutes les sphères d’activité socioéconomiques; lorsqu’il sera possible (du moins prétendu) d’anticiper un crime futur sur la base de comportements présents; de rendre ainsi la justice enfin pleinement performante… et rentable ?

S’il est une chose à ne pas oublier avec le Big Data, c’est que tout comme avec le film Minority Report nous avons affaire à une prétention de clairvoyance, celle-ci plus scientifique que celle-là, et qu’il y aura toujours, la nature même du social oblige, des rapports minoritaires qui forceront la donne et questionneront ce « Réel » si puissant dans son évidence.