Revue Porte Ouverte

Prison privée

Par Me Debora De Thomasis,
Conseillère, et Me Gilles L. Trudeau, vice-président, Association des Avocats de la Défense de Montréal

Les avocats de la défense craignent la corruption et la recherche du profit au détriment de la réhabilitation

L’Association des Avocats de la Défense de Montréal (AADM) dénonce les intentions du gouvernement d’aller de l’avant avec un projet de partenariat public-privé (PPP) pour la construction et la gestion d’un centre de détention dans la région de la Montérégie. L’AADM est un regroupement d’avocats oeuvrant dans la pratique du droit criminel, principalement dans la région de Montréal, Laval et Longueuil. Elle a pour but de défendre les libertés individuelles et les droits fondamentaux et elle regroupe plus de 300 membres. L’AADM est intervenue devant les diverses Cours de justice, les Commissions parlementaires et dans les médias, et ce, chaque fois que les intérêts de la société et de nos membres le commandaient.

Le dossier des PPP nous interpelle particulièrement puisqu’il a un impact sur la vie de nos clients durant leur séjour en établissement carcéral. Il touche tant nos clients purgeant une sentence que ceux qui sont détenus préventivement dans l’attente de leur procès.

La compétence

Nous sommes préoccupés par l’esprit même des PPP, qui repose sur l’apport de compétences et d’expertises diverses dans le but d’augmenter et d’accroître la rentabilité sous la prétention d’offrir de meilleurs services à moindres coûts.

Comment le privé peut-il amener une augmentation de la qualité des services? Au fait, depuis quand le privé a-t-il développé des compétences diverses en matière de réinsertion sociale sans égard à la motivation intrinsèque des bénéficiaires de ces services? Rappelons-nous que la Loi sur les établissements de détention1 intime au directeur de l’établissement le mandat de «mettre en oeuvre et de favoriser l’application de mesures de probation aux personnes qui ont été reconnues coupables d’avoir enfreint le Code criminel». Ainsi, «il doit aussi faciliter la réinsertion sociale des personnes qui ont été soumises à l’application de mesures de probation ou qui ont été incarcérées dans des établissements de détention». De surcroît, «le ministre reconnaît comme partenaires des services correctionnels les ressources communautaires sans but lucratif oeuvrant en matière pénale dans la réinsertion sociale des personnes contrevenantes». Il faut remarquer que le législateur n’a pas cru bon, dans sa grande sagesse, d’intégrer une composante ou un acteur qui nécessitent une rentabilité sur son investissement. Le législateur a délibérément exclu tout organisme à but lucratif. Pourquoi? Les agents correctionnels travaillant actuellement dans les centres de détention sont investis de la mission de garder les détenus tout en mettant en oeuvre les différents programmes de réinsertion de leurs bénéficiaires. Nous avons donné une permanence d’emploi à notre fonction publique et un processus transparent d’attribution des postes afin d’éviter tout patronage et, spécifiquement en matière de sécurité publique, éviter toute tentative de corruption. Afin d’attribuer aux agents l’autonomie nécessaire à l’accomplissement de leur tâche importante et complexe. En plus de l’absence d’objectif de rentabilité à outrance, nos agents correctionnels ont l’indépendance requise à l’accomplissement de leur tâche. Les conditions de travail, la protection syndicale, la formation obligatoire et l’ensemble des avantages de la fonction publique assurent à la société en général un niveau suffisant de garantie d’absence de corruption. 

Pourquoi vouloir changer la gérance des prisons alors que la Loi sur le système correctionnel du Québec n’est pas encore en vigueur et qu’elle n’a pas encore pu porter fruit?

Est-il nécessaire de préciser longtemps sur la vulnérabilité des employés des agences privées de la Société de l’Assurance automobile du Québec qui ont été soudoyés pour livrer des informations nominatives au monde interlope? La stabilité et les conditions de travail adéquates sont le meilleur gage de sécurité tant pour la population en général que pour la sécurité des détenus. À cet égard, il est intéressant de noter que l’expérience ontarienne de partenariat public-privé nous révèle, tant par la partie patronale que syndicale, un taux élevé de roulement de personnel.

Nous croyons que toute peine d’emprisonnement n’a de réelle chance de succès que si les acteurs qui la mettent en oeuvre ont des garanties suffisantes d’autonomie et d’éthique pour qu’ils soient à l’abri de toute tentative de corruption.

La rentabilité

Les tenants du PPP prônent la concurrence comme élément essentiel à l’établissement de meilleurs services. Cette affirmation nous laisse perplexes. Le revirement du gouvernement pour intégrer des sociétés à but lucratif dans la gestion de centres de détention nous semble être dicté par la seule volonté de réduire la taille de l’État et de diminuer les coûts du séjour en établissement carcéral. Ce gouvernement nous propose de réduire l’appareil étatique afin de rencontrer les impératifs budgétaires de demain. La gestion d’un établissement de détention et la sécurité publique sont, à notre avis, des dépenses inévitables qui ne peuvent être envisagées sous le seul spectre de la diminution des coûts pour l’obtention de meilleurs services.

Nous croyons que dans le cas d’un PPP concernant un établissement carcéral, le seul réel motif du gouvernement est de réduire le nombre d’employés de l’État. Or, la garde des délinquants pour protéger la société est l’une des missions ultimes de l’État dans l’administration de nos règles sociales au même titre que l’éducation et la santé. La protection du public est l’un des rôles essentiels de l’État envers ses concitoyens pour leur donner une société libre et démocratique. Lorsque les profits se seront épuisés et que le secteur privé aura laissé l’établissement de détention, l’État ne pourra se défiler devant ses obligations et devra continuer à gérer des centres pour maintenir la protection des citoyens. (…) Notre idéal de société plus sécuritaire n’est envisageable qu’en comptant sur de fermes mesures de réhabilitation adaptées à la réalité individuelle de chaque délinquant. Nous sommes persuadés qu’à ce titre, le public a l’ensemble des expertises et des compétences pour mener à bien le volet de réinsertion sociale inhérent à chaque sentence d’emprisonnement. Lorsqu’il s’agit de réhabiliter des individus incarcérés, la seule expression de la concurrence est inadmissible. Il est inadmissible de traiter l’humain comme un objet de rentabilité. Les troubles antisociaux et limites, tout comme la personnalité, sont les résultats d’expériences individuelles et d’interactions sociales qui causent des passages à l’acte délictuel. L’acte criminel est un échec social en soi. Toute la communauté en souffre. Par conséquent, il nous incombe de participer à la réhabilitation future de nos délinquants et à accepter les conséquences néfastes d’une récidive, si malheureuse soit-elle.

L’expérience des PPP partout en Amérique du Nord nous enseigne que les libertés résiduelles accordées aux détenus se sont érodées comme une peau de chagrin dès la prise en charge des services correctionnels par le secteur privé. En effet, alors que le législateur souhaite le respect de la dignité humaine, la gestion des prisons privées, avec en arrière-pensée la rentabilité sur l’investissement, accentuera les violations fondamentales des libertés individuelles. Les méthodes de surveillance électronique vont prendre le dessus sur la relation humaine, pourtant si nécessaire pour atteindre la finalité de la réinsertion sociale. À cet égard, nous connaissons déjà de tristes exemples des difficultés auxquelles sont confrontées les détenus ontariens au Central North Correctional Centre à Penetanguishene. Lors d’un transfert inter-provincial de l’Ontario au Québec, de nombreux détenus nous rapportent, par l’entremise de nos membres, l’impossibilité d’obtenir les soins de santé requis par leur état.

En dehors du coût, pourquoi vouloir changer à ce moment-ci la gérance des prisons? D’autant plus que la nouvelle Loi sur le système correctionnel du Québec n’est pas encore en vigueur et n’a donc pas pu porter fruit. Notre société est dynamique, nos agents correctionnels aussi. La vie carcérale au Québec n’est pas teintée de scandales et de mauvais traitements. Les principales critiques étaient davantage liées aux libérations conditionnelles et notre législateur y a apporté les modifications nécessaires. Tout comme notre expérience pointue en matière de jeunes délinquants, le Québec a su, avec les réformes actuelles, maintenir une société sécuritaire et exempte d’abus notoires d’autorité.

L’ensemble du fardeau de persuasion et de conviction repose sur le gouvernement et ses alliés de l’entreprise privée quant à la gestion des établissements de détention public-privés. À ce jour, mis à part l’idée de créer ce type de centre de détention, peu d’éléments de réflexion, d’actions concrètes ou d’études de projet de loi nous ont été révélés afin de nous porter à réfléchir sur la plus-value engendrée par l’arrivée du PPP dans les prisons. Nous resterons vigilants.