Revue Porte Ouverte

Prison privée

Par Me Amanda George,
Institute of Koorie Education, Deakin University, Victoria, Australie

Quand la communauté doit surveiller à la place du gouvernement : Imputabilité et transparence dans une prison privée!

En octobre 2000, donnant suite à la publication d’un rapport accablant de la Commissaire des Services correctionnels de l’État de Victoria (Australie), le gouvernement invoque des mesures d’urgence pour reprendre le plein contrôle du Metropolitan Women’s Correctional Centre (MWCC). Hébergeant 80 % des femmes détenues de l’État, l’établissement était alors géré par Corrections Corporation of Australia, une filiale de la plus grande société au monde spécialisée dans la construction et la gestion de prisons privées.

Les promesses

En ouvrant cet établissement en 1996, le gouvernement de Victoria faisait fi du tollé de protestations communautaires et inaugurait la première prison privée pour femme à l’extérieur des États-Unis. À cette époque, chaque citoyen de Victoria versait 2 $ par année à l’incarcération des femmes détenues. Avec la privatisation, cet investissement est réduit à 0,20 $ par contribuable. En plus de cette économie, on promettait de meilleures conditions de vie pour les détenues. On avançait aussi que la collectivité allait compter sur une imputabilité accrue puisque la prison serait soumise à un examen rigoureux du Parlement. De la part d’un gouvernement responsable, il est possible de questionner cet argument puisque de toute façon, l’imputabilité des prisons fait partie intégrante de son mandat, privatisation ou pas.

La réalité

Malgré les promesses initiales du gouvernement, la privatisation s’est avérée désastreuse pour les détenues et ce, dès l’ouverture. En effet, la Commissaire (observateur indépendant) a rapidement manifesté son inquiétude relativement à l’incidence élevée d’actes d’automutilation et de violence ainsi qu’au défaut persistant de la prison de mettre en place des procédures adéquates de prévention du suicide

Le gouvernement n’a jamais eu l’intention de dépenser les sommes requises pour surveiller adéquatement ce qui s’y passait. Cela aurait grugé les économies prévues par la privatisation des prisons…

Elle questionnait aussi l’utilisation de gaz lacrymogène (une femme enceinte de huit mois avait, entre autres, été l’objet d’une telle mesure) et se montrait extrêmement critique relativement à la proportion élevée (29 %) de détenues maintenues en protection.

Gestion privée et démocratie, un pari difficile

Un des premiers effets de la privatisation a été d’entraver la démocratie. En effet, au cours des quatre années d’existences de cette prison, aucun rapport n’a été soumis au Parlement (exception faite du rapport choc qui a provoqué la reprise du contrôle par l’État). Pourtant, le gouvernement versait annuellement 180 millions $ à la société privée gérant l’établissement. Faute de rapport, il était impossible pour le Parlement de se rendre réellement compte de ce qui se passait au MWCC. Il devenait aussi très difficile pour le public de connaître la situation réelle, le témoignage des détenues libérées étant souvent la seule source d’information disponible.

À vrai dire, la plupart du temps, les demandes d’information étaient refusées puisque soumises au secret commercial. Ce n’est qu’à la suite d’efforts acharnés et en invoquant la loi de l’accès à l’information auprès de la Cour suprême de Victoria que le Centre juridique communautaire a réussi à rendre publiques les normes auxquelles devaient se conformer les dirigeants de l’établissement, les ententes et les manuels régissant l’exploitation de la prison et les rapports de surveillance de la Commissaire. Cette bataille juridique a duré trois ans. Le gouvernement et la société privée ont dépensé plus d’un quart de million de dollars pour empêcher la publication d’informations, niant du même coup leur imputabilité envers la population. Bien sûr, les analyses gouvernementales ne tenaient pas compte de tels coûts financiers lorsqu’elles prétendaient permettre des économies par la privatisation.

La poursuite pour diffamation

Pour assurer le contrôle de l’information traitant de l’établissement, la Corrections Corporation of Australia menaçait de poursuites pour diffamation quiconque tentait de faire sortir au grand jour des faits peu reluisants concernant la situation à l’intérieur de la prison. La dernière menace de ce genre avait trait à un article dans lequel on faisait état du recours au gaz lacrymogène contre les détenues et de la crise grandissante au sein de l’administration de la prison. Fait à noter, toutes les bandes vidéo sur lesquelles on avait enregistré les agressions et l’usage de gaz lacrymogène avaient disparu. Il semble, cependant, que cette perte d’enregistrements fut très «sélective» puisque, durant cette même période, les services de surveillance de l’établissement n’ont perdu aucune des bandes montrant des détenues en train de commettre des délits en tous genres.

Imputabilité en péril

En s’engageant sur la voie de la privatisation, le gouvernement de Victoria limitait sa capacité de développer des politiques en matière carcérale. À titre d’exemple, les services de santé de la prison privée ont fait plutôt mauvaise figure. À vrai dire, la MWCC était incapable de garder du personnel infirmier permanent en raison des conditions de travail. Cela se traduisait par un manque de continuité dans les soins de santé offerts et par des pratiques douteuses. De plus, vu un roulement important du personnel, toute plainte formulée s’avérait inutile puisque les personnes ayant dispensé les soins avaient déjà quitté le milieu au moment de la plainte.

À cet établissement, on notait que les prescriptions d’antipsychotiques, d’antidépresseurs ou de puissants tranquillisants étaient inconcevablement élevées. Cet usage abusif de médicaments avait pour principal objectif de faciliter le travail des agents correctionnels. Malheureusement, plusieurs détenues sont décédées à la suite de l’ingestion d’une combinaison de ces médicaments et de drogues illicites.

Le Centre juridique communautaire s’est aussi plaint du broyage des médicaments par le personnel médical de la prison afin d’empêcher les détenues de les «stocker» dans leur bouche. Il qualifiait cette pratique de dangereuse, rudimentaire et inutile alors qu’il est possible de reproduire les médicaments sous forme liquide, comme on le fait pour la méthadone. Cependant, les services d’un pharmacien sont coûteux et le MWCC n’a pas cru nécessaire d’engager une telle dépense.

Fini les visites

En plus de ces problèmes, la question du lien entre les mères incarcérées et leurs enfants a démontré le peu de considération qu’entretenaient le gouvernement et les gestionnaires de la prison quant aux personnes dont ils avaient la garde. Il faut savoir que Victoria a été le premier état de l’Australie à permettre à des enfants de vivre en prison avec leur mère jusqu’à l’âge scolaire et il a été un chef de file en accordant aux enfants des visites prolongées. Ces visites, s’étalant sur toute une journée, se déroulaient dans le cadre relativement privé des cellules et des unités de détention des détenues permettant des échanges plus enrichissants que lors des visites en salle commune.

Au moment de rédiger l’entente contractuelle, la question des visites prolongées des enfants a été laissée à l’entière discrétion des gestionnaires du MWCC qui ont décidé de les abolir. Immédiatement, les détenues ont protesté en tenant un «sit-in» qui n’a pas changé les choses. Qu’a fait le gouvernement? Rien. Que pouvait-il faire? Rien, car il s’était délibérément lavé les mains de cette question en rédigeant l’entente contractuelle.

Coût caché de la privatisation…

Comment se fait-il que les représentants du Centre juridique communautaire aient pu découvrir tous ces abus, alors que les inspecteurs du gouvernement semblaient incapables d’y parvenir? Pourtant, au cours des années précédant la reprise en main de la prison par l’État, quatre rapports de la Commissaire illustraient clairement l’évolution d’une crise à laquelle on aurait pu et dû mettre un terme beaucoup plus tôt. Toutefois, il semble que le gouvernement n’ait jamais vraiment eu l’intention d’investir les sommes requises pour surveiller adéquatement ce qui s’y passait. Ceci aurait grugé les économies prévues par la privatisation de cette prison…

Incapable d’en assurer la surveillace, ce sont les organismes communautaires qui ont dû assumer cette tâche en investissant beaucoup de temps et d’argent. À cause de leurs moyens financiers limités, ces organismes ne font pas toujours le poids devant le gouvernement et les grandes entreprises qui cherchent à limiter l’accès à l’information. À Victoria, ils ont dû se démener fortement pour savoir ce qui se passait à l’intérieur de la prison, leur unique source de renseignement étant bien souvent la parole des détenues qui y étaient libérées. Au bout du compte, la reprise du contrôle de l’établissement par le gouvernement a confirmé ce que les opposants au projet affirmaient depuis le départ : sans jamais réaliser les économies escomptées, la privatisation a mené le gouvernement dans un véritable carcan dans lequel il n’a pu assurer son rôle d’imputabilité et de transparence.