Revue Porte Ouverte

Prison privée

Par Sharon Dion,
Présidente de Citizens Against Private Prisons et agente de liaison canadienne pour le Private Corrections Institute de la Floride

Une prison privée au Québec? Vous feriez mieux d’y penser deux fois!

En 1997, la ville de Penetanguishene (Ontario) a déployé des efforts énergiques en vue d’attirer la construction d’une prison provinciale sur son territoire, anticipant les centaines d’emplois qu’elle allait générer. Le conseil municipal fut ravi d’apprendre que Penetanguishene avait été retenue comme site de la nouvelle prison. Cependant, à l’automne 1999, après le début des travaux de construction, le gouvernement de Mike Harris annonçait qu’on allait confier la gestion de la prison au secteur privé. La prison allait être connue sous le nom de Central North Correctional Centre (CNCC) et le contrat de gestion fut attribué à la Management and Training Corporation (MTC), située en Utah.

J’ai vécu dans ce quartier toute ma vie et, en tant que voisine de la prison, j’étais très préoccupée de savoir qui, sinon le gouvernement, allait être imputable de sa gestion. C’est alors que j’ai décidé de me renseigner sur cette entreprise privée de gestion carcérale. Mes recherches ont éveillé certaines craintes chez moi, alors que je prenais connaissance des résultats lamentables obtenus par les entreprises privées américaines de gestion carcérale. Le peu de considération accordée par notre gouvernement aux questions relatives aux antécédents de violation des droits de la personne des entreprises de gestion carcérale a suscité chez moi une très grande consternation. C’est ce qui m’a amenée à mettre sur pied Citizens Against Private Prisons (CAPP) et à organiser plusieurs forums publics afin de sensibiliser nos dirigeants et nos concitoyens aux problèmes qui allaient surgir si l’on permettait qu’une entreprise privée américaine de gestion carcérale vienne s’installer dans notre ville.

Alors que le Québec envisage la possibilité de confier la gestion de l’une de ses prisons au secteur privé, je voudrais mettre en garde les décideurs. Ces entreprises induisent les gouvernements en erreur en faisant miroiter des économies substantielles, mais il arrive trop souvent que ces économies ne soient que des mirages. Si on ne veut pas investir, il ne faut pas s’attendre à des miracles!

Les événements qui se sont produits dans la prison privée ontarienne sont une honte en regard des normes et des valeurs qui guident la vie de l’ensemble des Canadiens.

En plus de se soucier des questions de sécurité, de la qualité des soins et des coûts encourus, la société devrait s’inquiéter de ce qu’une entreprise privée puisse tirer profit du fait que certaines personnes sont privées de leur liberté. L’incarcération fait partie intégrante de la sentence dans notre système de justice. Il s’agit là d’une fonction qui devrait être régie par l’État et non par l’entreprise privée. Avec la privatisation, le détenu devient une propriété privée au lieu d’une responsabilité sociale.

Les prisons font partie des responsabilités fondamentales de l’État. Si une prison est gérée par un conseil d’administration redevable aux actionnaires de l’entreprise, il en résulte un type d’imputabilité bien distincte de l’imputabilité qui incombe aux fonctionnaires de l’État et qui nous assure un certain niveau de transparence. Les actionnaires ne se questionnent pas sur la sécurité de l’établissement ou de la collectivité, le nombre d’évasions ou d’agressions, ou si la récidive est à la baisse. Par définition, ce ne sont pas les considérations liées à la sécurité publique qui sont la motivation intrinsèque des prisons privées, mais plutôt la rentabilité. Plus la population carcérale augmente, plus les entreprises privées sont rentables. Les taux de récidive élevés sont bons pour les affaires!

Les études démontrent que si des problèmes graves surgissent dans une prison privée, il incombe au gouvernement de rectifier la situation, et ce aux frais des contribuables. Une situation du genre s’est produite au CNCC le 19 décembre 2002 alors qu’entre 60 et 100 détenus ont participé à une émeute et ont tenté de s’évader. On a dû faire appel à 63 policiers pour assurer la sécurité aux abords de la prison. À 1 h 30, des sirènes retentissaient, des chiens hurlaient, signifiant du même coup aux résidants de la ville que quelque chose de très dangereux était en train de se produire. Les détenus tentaient de faire passer leur message : on violait leurs droits fondamentaux. Leurs principales récriminations concernaient l’insuffisance de nourriture, les soins de santé inadéquats et l’absence de vêtements propres. Ce sont les contribuables de l’Ontario, et non la MTC de l’Utah, qui ont eu à défrayer les coûts liés à l’intervention de la police et aux réparations de la prison. Ce sont là d’autres coûts cachés qui ne sont pas inclus dans le tarif quotidien per capita. Certaines gens diront que ce ne sont que des détenus et qu’ils sont en prison pour être punis. Pourtant, en réfléchissant aux dimensions autres que théoriques, on constate que nous faisons affaire avec une entreprise de gestion carcérale qui lésine sur la qualité de la nourriture et des soins de santé en vue de réaliser des bénéfices qui seront acheminés au sud de nos frontières.

Il y a eu un grand nombre de plaintes formulées par rapport aux soins de santé offerts au CNCC. Le Dr Martin McNamara a affirmé publiquement : [traduction] Ayant déjà travaillé aux États-Unis, je peux attester que les normes régissant les soins de santé en prison sont les mêmes que celles qui ont cours aux États-Unis, c’est-à-dire de beaucoup inférieures à celles acceptables dans le système canadien. Ce sont les problèmes du système américain qui sont au coeur de mes préoccupations. Ni les Services correctionnels ni la MTC ne s’y sont jamais attardés ou n’ont même reconnu leur existence. La population mérite mieux que cela. Je ne saurais trop insister sur la nécessité de tenir une enquête publique globale et impartiale sur ce projet avant qu’un autre détenu n’y perde la vie (Midland Free Press, 7 mars 2004). Les autorités et le personnel de notre hôpital local s’interrogent : pourquoi la salle d’urgence doit-elle traiter un si grand nombre de victimes de voies de fait en provenance du CNCC? Mes recherches révèlent que le nombre de voies de fait contre des détenus par d’autres détenus est de 66 % plus élevé dans les prisons privatisées que dans celles gérées par l’État. Ce taux inquiétant s’explique par le fait que les prisons privées disposent de moins de personnel. Cela soulève une autre question : pourquoi permet-on à la MTC d’économiser en embauchant moins de personnel, alors que notre centre hospitalier et nos contribuables doivent assumer les coûts additionnels des soins médicaux dispensés aux détenus blessés? La carence de personnel médical au CNCC fait en sorte que de nombreux détenus sont amenés à notre hôpital local pour y recevoir les soins dont ils ont besoin. À mon avis, cette entreprise américaine de gestion carcérale abuse du système canadien de santé. Lorsqu’un détenu met les pieds au centre hospitalier, ce sont les contribuables, et non l’entreprise de gestion carcérale, qui assument les coûts de ses traitements. Le nombre excessif de voies de fait qui surviennent dans les prisons privatisées drainent les ressources non seulement des hôpitaux, mais aussi celles des tribunaux, des forces de l’ordre, des services des incendies et d’ambulance — d’autres coûts cachés que doivent assumer les citoyens.

Le CNCC a été la source de controverses dès son ouverture en 2001. Jeffery Elliott, un détenu âgé de 20 ans, y a perdu la vie comme suite à une coupure mineure à un doigt subie peu de temps avant sa mise en liberté, puisqu’on a négligé de lui prodiguer les soins appropriés. Il est décédé quelques semaines plus tard dans un hôpital de Toronto des complications catastrophiques dues à une infection. Aussi, quatre agressions à l’arme blanche se sont produites dans un délai de quelques semaines, dont l’une a entraîné la mort d’un détenu. Un détenu a perdu le tiers d’une oreille à la suite d’une morsure subie au cours d’une altercation et un autre détenu a dû vivre quatre jours avec une fracture au cou avant qu’on ne l’amène à l’hôpital pour y recevoir des soins. Un agent correctionnel a subi des blessures à la tête et souffre de stress post-traumatique après avoir été roué de coups par un détenu. Son unité était à cours de personnel et il ne pouvait compter que sur l’appui d’une nouvelle employée qui en était à sa première journée de travail. Celle-ci a d’ailleurs dû s’absenter du travail pour un bon moment en raison du stress qu’elle avait subi.

Une note de service à l’intention exclusive des gestionnaires supérieurs du CNCC contient un aveu surprenant. On pouvait y lire : [traduction] nous sommes dans une situation où il nous arrive régulièrement de ne pas nous conformer aux conditions du contrat. Selon cette note de service, l’établissement comptait trop peu de personnel pour procéder à des fouilles adéquates pour éviter que des armes et des stupéfiants ne se retrouvent entre les mains des détenus et pour assurer la sécurité des agents correctionnels. Cela prouve que la santé et la sécurité des détenus et du personnel du CCCN sont compromises, ce qui suscite de l’instabilité au sein de l’établissement et de la collectivité.

Il est triste que la grande entreprise ait pris le contrôle du programme politique de notre pays. Non seulement les économies et la qualité des services qu’avaient fait miroiter les entreprises de gestion carcérale ne se sont-elles pas matérialisées, les études démontrent que les salaires offerts sont plus bas et que le nombre des évasions est plus élevé qu’au public, sans compter les rumeurs de scandale politique qui abondent. Des enquêteurs ont découvert que plusieurs de ces entreprises privées de gestion carcérale retiennent des détenus au-delà de leur date normale de remise en liberté afin que l’entreprise puisse accroître ses revenus au chapitre du tarif quotidien exigible. Et voilà d’autres coûts cachés que doivent assumer les contribuables.

J’espère que le Québec ne se laissera pas berner par les prétentions mi-voilées de ces entreprises privées et de leurs lobbyistes. J’espère aussi qu’il ne se laissera pas endormir par une expérience qui au début peut sembler intéressante, mais qui, à long terme, peut s’avérer catastrophique. L’Alberta n’a pas été dupée par la Management and Training Corporation. À l’issue d’une visite du CNCC, un groupe de travail a recommandé que l’Alberta ne procède pas à la privatisation de ses installations carcérales. Les autorités albertaines ont conclu que l’établissement ontarien n’était ni aussi efficient, ni aussi économique que les établissements qui sont actuellement gérés par le gouvernement provincial (Calgary Herald, le 30 septembre 2002).

Le ministère américain de la Justice a rendu public un rapport cinglant concernant le Santa Fe County Adult Detention Center, un établissement du Nouveau-Mexique géré par la Management and Training Corporation. La qualité des soins de santé, les ressources humaines, les conditions d’hygiène, la sécurité-incendie, les services alimentaires, les vêtements et le contrôle des infections ont tous fait l’objet de critiques. Plusieurs de ces mêmes éléments ont été identifiés au CNCC.

Les événements qui se sont produits à la première prison privatisée du pays sont une honte en regard des normes et des valeurs qui guident la vie de l’ensemble des Canadiens. Quand les gouvernements réaliseront-ils que la privatisation n’est pas la solution à tous les problèmes économiques auxquels ils sont confrontés?