Revue Porte Ouverte

Quelle place pour les victimes dans le système de justice?

Par Arianne Duplessis,
Mouvement contre le viol et l'inceste

et Michèle Roy,
Mouvement contre le viol et l'inceste

Le parcours des combattantes

Que peut faire généralement une personne qui est victime de mauvais traitements, de violence physique ou sexuelle, de menaces ? Que recommande-t-on à cette personne ? On l'incitera à porter plainte à la police, à demander la protection des tribunaux, la sanction des gestes criminels posés, leur condamnation par un jugement. On lui proposera de demander réparation et soutien pour les conséquences de ces violences (tels une indemnisation et des soins via l'IVAC). On lui parlera de soutien pour sa réorganisation et d'assurer sa sécurité. On lui affirmera que ces gestes de violence sont condamnables, qu'il y aura une sanction et qu'on empêchera les représailles envers elle. Voilà ce à quoi le système de justice s'engage. Du moins en théorie. Mais la réalité s'avère dans les faits encore trop souvent différente et insatisfaisante, frustrante, choquante pour les victimes.

Plusieurs des femmes et des adolescentes que nous rencontrons au Mouvement contre le viol et l'inceste (MCVI) se posent des questions ou éprouvent des difficultés à prendre une décision à propos d'une éventuelle plainte au criminel pour agression sexuelle. Nous accompagnons aussi des femmes pendant qu'elles traversent diverses étapes du processus judiciaire, d'autres qui ont tenté sans succès de déposer une plainte. Il arrive aussi que des femmes viennent chercher de l'aide après avoir complété leurs démarches judiciaires, avec des résultats variés.

Tout cela nous donne l'occasion de discuter avec beaucoup de femmes de tous les âges de leurs perceptions de la place des victimes dans le système judiciaire, de leurs craintes, leurs difficultés et leurs appréciations de ce que nous pourrions appeler un parcours des combattantes. Nous avons souhaité réfléchir sur la place des victimes dans le système judiciaire en gardant quelques questions importantes en tête : En quoi le système judiciaire, traditionnel ou alternatif, reproduit-il des dynamiques d'oppression présentes dans la société? De quelle façon agit-il à titre d'agent de contrôle social, de concert avec d'autres structures étatiques? Comment poser un regard critique sur la situation actuelle? Qu'est-ce qui renforce ou atténue les iniquités envers les victimes?

Bien sûr aucune personne qui s'adresse à l'État pour obtenir justice n'échappe à un certain nombre de difficultés (...) Mais les victimes de violence (et particulièrement sexuelle) semblent détenir un douloureux palmarès de difficultés.

Bien sûr aucune personne qui s'adresse à l'État pour obtenir justice n'échappe à un certain nombre de difficultés, que ce soit en termes d'accessibilité, de coûts, de délais, de manque d'information, de préjugés, etc. Mais les victimes de violence (et particulièrement sexuelle) semblent détenir un douloureux palmarès des difficultés. Que ce soit lorsqu'elles vont déposer leur plainte au poste de quartier ou encore lorsqu'elles rencontrent finalement les enquêteurs\trices spécialiséEs ou les procureurEs, il arrive trop souvent encore que les femmes entendent des commentaires déplacés, ou se font poser des questions brusques, méprisantes, chargées d'insinuations et de sous-entendus variés, du genre : « Vous avez couru après le trouble. Avez-vous essayé de dire non, de vous défendre, de fuir? Vous ne croyez pas que votre conduite pouvait lui faire croire que vous étiez consentante?…» Régulièrement, des plaintes sont abandonnées ou des procès se perdent autour de la notion machiste et élastique du consentement, ou suite à des insinuations sur la «crédibilité » des femmes. Ce qui mine leur confiance et leur désir de témoigner.

Il nous faut aussi mentionner comment, dans sa quête de ''dossiers béton'', le système mise sur les causes « gagnantes », et pour cela fait un tri hyper-exigeant des dossiers, ce qui laisse en plan des dizaines de victimes qui n'avaient pas un profil vainqueur mais ont néanmoins bel et bien vécu de la violence. Faute d'être considérées de «bons témoins», elles ne se sentiront pas validées ou entendues et n'auront pas l'impression d'avoir été crues. Les ressources d'aide se retrouvent alors à offrir du soutien non seulement par rapport aux conséquences de la violence mais aussi aux conséquences d'être passées dans l'appareil judiciaire. Alors que, selon notre expertise, avec de la patience, du support et de l'advocacy, beaucoup plus de femmes peuvent et pourraient être pleinement parties prenantes de leurs démarches.

En tant qu'organisme communautaire féministe préoccupé par la défense des droits des femmes, il nous est difficile parfois de comprendre la réticence de certainEs policierEs, de certainEs procureurEs à entendre et comprendre le point de vue des victimes. Nous ne demandons pas d'agir à l'encontre des lois, mais de manifester aux victimes un plus grand souci de justice et d'équité. Le droit à une défense pleine et entière que nous reconnaissons pour les accusés doit aussi être valable pour les victimes, qui peuvent se retrouver isolées et malmenées dans le système judiciaire.

Autant ce portrait peu reluisant est vrai pour plusieurs femmes, autant il existe des victimes pour qui le respect des droits fondamentaux est encore moins accessible. Faute d'espace nous avons choisi de n'illustrer que quelques exemples spécifiques.

Violence et migration : quand les systèmes font leur propre justice

Les femmes embauchées sous le Programme des Aides Familiaux Résidants

Le Programme des Aides Familiaux Résidants (PAFR), une initiative fédérale créée en 1992, facilite l'embauche temporaire de travailleurs étrangers dans des domaines non spécialisés. Les aides familiales, qui représentent une partie importante des personnes inscrites sous le PAFR, travaillent dans des foyers privés à faire le ménage et les repas et à s'occuper d'enfants ou de personnes à charge.

Le croisement de ce programme d'immigration avec le système de justice peut survenir si une femme subit des mauvais traitements de son employeur. Toutefois, en choisissant, pour sa sécurité, de quitter la demeure où elle est assignée, la travailleuse contrevient aux conditions de son permis de travail. Elle viole l'obligation de ne travailler que pour un seul employeur et risque de ne pas réussir à compléter les 24 mois de travail requis pour l'éligibilité à la résidence permanente. De nombreuses femmes se voient donc contraintes à endurer des conditions misérables, incluant de la violence physique ou sexuelle, pour ne pas compromettre leurs chances de pouvoir demeurer au Canada.

En portant plainte contre un employeur, la travailleuse se place dans une situation de grande vulnérabilité, un choix qu'elle fera rarement. De tels scénarios ne sont pas exceptionnels et illustrent le peu d'importance accordé au respect des droits des victimes, en l'occurrence ici les aides familiales. En effet le système de justice pénale actuel n'offre pas de possibilité spécifique de tenir compte des impacts d'une dénonciation sur leur sécurité et leur statut d'immigration.

Les femmes sous la résidence permanente conditionnelle

Les personnes qui demeurent au Canada en tant que conjointes parrainées sont soumises, depuis octobre 2012, à une nouvelle réglementation qu'on appelle la résidence permanente conditionnelle. Désormais, une personne parrainée et son conjoint doivent obligatoirement habiter sous le même toit, au Canada, pour une période minimale de deux ans. Cette nouvelle exigence place les personnes parrainées, majoritairement des femmes, dans une situation de vulnérabilité extrême. Le mensonge et la menace par un conjoint de lui retirer le parrainage ou d'être dénoncée aux autorités d'immigration comme illégale est suffisante pour qu'une femme n'ose pas quitter ou dénoncer sa situation.

Il existe donc, ici encore, un double standard en matière de justice puisque la possibilité d'accéder au système pénal pour dénoncer une situation de violence (et ainsi tenter d'obtenir protection, sécurité, sanction et réparation) est en confrontation/contradiction avec la possibilité d'obtenir un statut de résidence permanente. Ce double standard – qui donne lieu à une double violence - est particulièrement préoccupant parce qu'il rend complètement invisibles les expériences de violence de certaines femmes. La violence se retrouve confinée dans la sphère privée puisqu'elle ne pourra jamais être amenée, de façon sécuritaire, dans la sphère publique.

Même si la politique d'immigration a prévu des exceptions dans les cas d'abus et de négligence, l'expérience terrain du Mouvement contre le viol et l'inceste nous a montré plusieurs fois que les femmes possèdent très peu d'information sur leurs droits et recours. Et seuls les agentEs d'immigration détiennent le pouvoir discrétionnaire de déterminer si une situation de négligence ou de violence rapportée par une conjointe parrainée peut faire l'objet de la dispense de l'application de la mesure visant la résidence permanente conditionnelle.

Des enjeux hautement politiques viennent donc s'immiscer dans la vie privée, non pas pour protéger les victimes mais pour les punir lorsqu'elles osent franchir la barrière et fuir la violence. Ainsi, tel qu'il existe aujourd'hui, le système de justice passe à côté de la réalité de nombreuses personnes puisqu'il semble fonctionner en parallèle avec le système d'immigration, sans réel point de contact et sans qu'il puisse exercer l'autorité qui devrait lui revenir pour assurer la sécurité des personnes victimes. Notons par ailleurs que la situation des personnes sans statut est encore plus précaire puisqu'à tout moment, une personne faisant une demande de protection (ex. : plainte à la police) risque d'être signalée aux autorités d'immigration et subir de graves sanctions, dont la déportation.

Des femmes en marge

Parmi les individus qui se trouvent généralement à l'écart des structures et pour qui l'accès au système de justice est une lutte plus qu'un droit acquis, pensons notamment aux femmes impliquées dans l'industrie du sexe, aux personnes aux prises avec des troubles de santé mentale (ou perçues comme telles) et aux Autochtones.

Rappelons que les Autochtones représentent 23% des détenus sous responsabilité fédérale mais comptent pour moins de 5% de la population canadienne. Leur présence dans les prisons a augmenté de 46.4% au cours des dix dernières années, selon un rapport du bureau de l'enquêteur correctionnel1. Le racisme et la discrimination à leur égard ne sont certes pas étrangers à cette situation. Cette surreprésentation des personnes autochtones en milieu carcéral n'a certainement pas pour effet de faciliter un lien de confiance avec les autorités judiciaires.

En ce qui concerne les femmes œuvrant dans l'industrie du sexe, qui ont souvent été victimes d'agressions sexuelles ou d'inceste dans l'enfance, elles sont rarement en position de dénoncer la violence sexuelle ou les mauvais traitements qu'elles subissent. Elles ont un rapport pour le moins difficile avec le système de justice. La violence du milieu, l'oppression internalisée ainsi que la méfiance à l'égard de la police, qui est à la fois un agent de contrôle social et la porte d'entrée au système de justice, font partie des barrières importantes pour elles. Qui plus est, il existe toujours de nombreux mythes et préjugés à leur endroit, entre autres celui qu'elles ne peuvent pas être violées, que c'est un « risque du métier».

Quant aux femmes présentant des troubles de santé mentale, les défis sont nombreux : les milieux policiers et le système de justice ne sont pas libres de mythes et stéréotypes à leur endroit et la crédibilité et le jugement des victimes sont plus facilement mis en doute et questionnés et ce, à toutes les étapes du processus judiciaire. De plus, des expériences d'hospitalisation négatives peuvent décourager une prise de contact avec les policierEs à cause de la crainte de retourner en milieu psychiatrique. Nous remarquons aussi que les allégations d'agressions sexuelles vécues lors de séjours en établissement ne sont pas systématiquement traitées avec le sérieux qu'elles mériteraient, ce qui représente une entrave sérieuse à l'accès à la justice.

En terminant, rappelons que le parcours d'une victime dans l'appareil judiciaire s'avère souvent éprouvant et nécessite une grande mobilisation de ses ressources internes ainsi qu'un support extérieur. Les barrières et difficultés qui seront rencontrées sont nombreuses et les femmes qui témoignent de leurs expériences font souvent référence au chemin ardu qui suit leur décision de s'adresser au système de justice. Pour atténuer ces difficultés, il importe de continuer à se questionner et à se mobiliser pour revendiquer des changements essentiels. Le droit à l'égalité et à la non-violence pour toutes les femmes, pour toutes les victimes, est à ce prix.

Le Mouvement contre le viol et l'inceste (MCVI), Collectif de femmes de Montréal depuis 1975 est un Centre d'aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel. Il s'adresse aux femmes et adolescentes d'ici et d'ailleurs ayant vécu de la violence sexuelle récente ou passée. Au Centre, nous sommes sensibles aux différentes réalités que vivent les femmes, qu'elles soient immigrantes ou demanderesses d'asile, issues de communautés ethnoculturelles ou vivant avec un handicap, lesbiennes ou dans une situation de marginalité ou de pauvreté.

Heures d'ouverture : Lundi au vendredi, de 9 h 30 à 16 h 30
Téléphone : 514 278-9383
Courriel : mcvi@contreleviol.org


Références

1 Gouvernement du Canada, Bureau de l'enquêteur correctionnel (26 novembre 2013). Le profil changeant des pénitenciers canadiens : Rapport de l'Enquêteur correctionnel sur la diversité ethnoculturelle en milieu correctionnel : http://www.oci-bec. gc.ca/cnt/comm/press/press20131126-fra.aspx.