Revue Porte Ouverte

Quelle place pour les victimes dans le système de justice?

Par Catherine Rossi,
Ph.D., professeure et chercheure, programme de criminologie, École de service social, Université Laval

Évènements meurtriers et famille des victimes : à quand de réelles avancées concernant la reconnaissance sociale des souffrances subies?

Ces dernières années, quelques cas de meurtres et d'homicides, aussi rares que dramatiques, ont occupé une place de choix dans le débat social et les chroniques judiciaires, au point parfois de devenir de funestes sagas pour le public québécois. Ces affaires tristement célèbres ont relancé le débat sur la prévention et la détermination de la peine, mais aussi sur le problème insurmontable de la médiatisation – pourtant nécessaire - de ces événements. Les coupables et leur sort intéressent bien sûr le grand public autant que le monde judiciaire ou de l'intervention : après de tels drames, l'on répond prévention, l'on répond répression. Qu'advient-il, pendant ce temps, des familles des victimes? La question demeure. Il est bien curieux de voir, en effet, que le sort des proches, des parents, des survivants, reste presque inchangé, malgré les luttes acharnées que certains d'entre eux ont menées, non pas dans le but de voir condamné le coupable (comme le sens commun le laisse croire), mais bien en vue d'espérer une juste reconnaissance de leurs souffrances et une prise en charge adéquate.

Le sort des proches des victimes d'homicide reste encore aujourd'hui très ambigu sur la scène québécoise : ils ne sont pas considérés comme des victimes comme les autres. Il y a au Canada, chaque année, 550 à 600 homicides en moyenne, une centaine au Québec. Mais il n'existe encore aucune statistique, aucune définition, aucun statut particulier permettant de cibler ces personnes – famille, conjoint, proches, ceux qui ont été touchés dans l'entourage de la victime d'homicide, pas plus qu'il n'existe encore de définition qui leur soit propre, ou de concept stable pour les désigner. La question de leurs droits reste donc tout aussi incertaine.

Une victimisation plurielle et complexe

Les familles des personnes touchées par l'homicide – que ces personnes vivent des drames intrafamiliaux, des tueries ou subissent des contextes criminels particuliers (gangs de rue, guerres des motards) - attirent souvent une empathie particulière de la part du public ou des médias. La recherche victimologique a démontré depuis longtemps, sans conteste, qu'expérimenter le meurtre d'un être cher est probablement la pire expérience de victimisation qui soit. Malgré l'émotion que suscite leur situation, d'un strict point de vue criminologique ou juridique pourtant, ces victimes particulières n'en restent pas moins considérées comme des victimes indirectes, ou par ricochet. Ces personnes n'ont, en effet, pas été visées par l'intention criminelle de départ. Le plus souvent, elles n'ont pas été impliquées ni présentes sur la scène de crime. Elles ne pourront donc pas toujours revendiquer un rôle de témoin et ne participeront que fort peu aux poursuites criminelles.

Curieux statut, en effet, que celui de ces proches, qui sont considérés juridiquement ou « criminologiquement » comme des « semi-victimes »… alors que d'un point de vue victimologique, ils seraient plutôt de doubles victimes :

Dans l'ensemble des familles touchées par l'homicide, certains proches devront en effet composer, tout d'abord, avec deux victimisations distinctes et additionnées : une victimisation personnelle et une victimisation par représentation. Les proches doivent, avant tout, pouvoir revendiquer une victimisation personnelle ayant pour origine les conséquences directes et indirectes, à court et long terme, du meurtre sur leur propre personne et leur vie personnelle. Ce premier type de souffrances est commun à toute victime d'acte criminel, quoiqu'à degrés divers : conséquences physiques, psychologiques, morales, sociales, professionnelles, financières, que l'on a peu de mal à imaginer. Cependant, le cas des proches est particulier en ce que, contrairement aux autres victimes, certains d'entre eux, limitativement désignés dans l'entourage du défunt, doivent désormais aussi être les garants de la mémoire de la personne disparue. Ils devront assurer la pérennité de sa mémoire sur les plans juridique, social, médiatique. N'agissant donc pas seulement pour eux-mêmes, leurs perspectives de rétablissement revêtent un caractère imprévisible. Les proches devront souvent se faire un devoir de participer aux procédures, poursuites, de manière à s'assurer que justice sera rendue à l'être cher… même si, pour eux-mêmes, ils n'avaient pas eu le désir ou la volonté de s'y engager; même s'ils avaient prévu un tout autre cheminement.

Les proches subissent pour la plupart un deuil qui est considéré, au sein des recherches, comme le plus complexe et le plus difficile qui soit (notamment lorsqu'il s'agit de la perte d'un enfant ou d'un conjoint). Les capacités d'un tel deuil à devenir traumatique et pathologique sont considérables, et tendent de plus en plus à être reconnues (le deuil pathologique ayant fait une entrée relative mais remarquée, récemment, dans la nouvelle édition du manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, le DSM-V). À ce deuil particulier, il s'agit cependant d'ajouter le fait que la mort de la victime a pu être additionnée de violences ou souffrances, physiques, sexuelles et morales, à son endroit; que le drame peut être complexifié du fait de sa nature intrafamiliale, ou être causé par l'entourage ou les connaissances directes (dans près de 80% des cas d'homicide au Canada, la victime décédée connaissait son agresseur). Les proches, expérimentant déjà la double victimisation décrite précédemment, et en plus de subir un deuil dramatique, voient leur famille ou leur entourage entier déstabilisé, bouleversé par le contexte criminalisé. Il arrive même que la famille se retrouve être aussi celle du meurtrier. Tous se trouvent privés, dès lors, du premier référent de sécurité et de rétablissement.

Les conséquences d'un tel drame dépassent de très loin les seules conséquences directes que l'on retrouve traditionnellement lors d'une expérience de victimisation, même particulièrement grave. Il n'est, en effet, pas question uniquement de conséquences physiques, morales, sociales ou financières chez les proches, à court ou très long terme : il n'est pas rare qu'en plus du deuil, les familles entrent dans une spirale de souffrances illimitées : maladies, suicides ou deuils subséquents d'autres membres de la famille, décrochage scolaire ou professionnel du reste de la fratrie, divorces et séparations, répercussions sur la deuxième et troisième générations… sans compter les conséquences qui proviennent de la réaction sociale au drame : réaction des médias, des voisins, des collègues (le plus souvent totalement incontrôlable et subie). Bien que l'homicide en soit la cause initiale, ces réactions sous forme de cercle vicieux ne sont plus attribuables uniquement à l'auteur du drame : elles sont également le fruit de l'acharnement social, médiatique ou judiciaire – compréhensible, la question n'est pas là - dont ces personnes seront désormais, bien malgré elles, la proie.

Des droits encore limités, une prise en charge lacunaire

Il est donc bien surprenant de constater que la question des droits à accorder à ces personnes reste encore aujourd'hui âprement débattue et problématique.

Tout d'abord, les possibilités offertes aux proches des victimes d'homicide de faire valoir leurs droits processuels (à savoir leurs droits de s'investir, à tout le moins d'être présents, dans les procédures criminelles et correctionnelles) sont beaucoup plus limitées que pour une victime survivante et, surtout, très ambiguës. Peu de proches sont généralement admis à la Cour à titre de témoins et les droits qui incombent généralement aux victimes survivantes (témoignage, information, accueil, protection, etc.) ne leurs sont pas aussi strictement rendus. La plupart des proches ne seront peu ou pas informés des négociations de plaidoyer, ne participeront pas aux procédures antérieures au procès. Ceci est compréhensible d'un strict point de vue juridique, moins d'un point de vue victimologique : comment expliquer aux parents, au conjoint de la victime ou à ses enfants qu'ils devront subir le procès comme un simple étranger à l'affaire et n'auront parfois pour toute considération que le regard ému et empathique des professionnels de la justice ou du public? La plupart des droits accordés à ces personnes se trouvent alors seulement mis en branle au moment de la libération conditionnelle éventuelle de l'auteur. La possibilité de se voir protégé, de faire valoir ses craintes, de produire une déclaration leur sera sans doute accordée – mais de nombreuses années après seulement, à certains d'entre eux strictement et arbitrairement délimités dans l'entourage de la victime.

Leur indemnisation par la Loi sur l'indemnisation des victimes d'actes criminels reste également incertaine et fort limitée, malgré les dernières modifications appliquées dès 2013 (augmentation des sommes attribuées aux parents et du délai d'admissibilité des demandes d'indemnités). La plupart du temps cependant, cette indemnité se résumera à un montant forfaitaire, à une participation très limitée aux frais funéraires ou à quelques remboursements thérapeutiques (coût des séances de thérapie) ou matériels. Le tout se trouve être bien maigre comparé aux rentes que peuvent espérer des victimes ayant subi des blessures, mais qui auraient survécu; bien insignifiant devant l'ampleur des souffrances subies. La perte morale, elle, se trouve toujours sans recouvrement possible (le remboursement du préjudice moral, solatium doloris, et celui lié à la perte et au deuil étant encore presque entièrement refusé). Certains proches et parents se trouvent donc parfois laissés pour compte, à une époque où il est désormais possible de prévoir de mieux en mieux quels seront les droits minimalement garantis à une victime d'agression sexuelle ou de violence conjugale dont la vie aurait été épargnée.

Aujourd'hui, de nombreuses institutions et organismes luttent afin de voir se développer la prise en charge psychosociale à l'endroit des proches : les policiers, le milieu de la santé et certains groupes (souvent oubliés dans la reconnaissance de leurs efforts) : les pompiers, les services d'urgence, etc.; le réseau d'aide démontre également une grande mobilisation dans l'accompagnement : centres d'aide aux victimes, mais aussi réseau associatif (l'AFPAD – Association des familles de personnes assassinées ou disparues ; MADD Canada – les mères contre l'alcool au volant, ces deux associations, ainsi que d'autres, ayant énormément lutté pour la reconnaissance des droits de ces familles – même si leurs discours ne font pas toujours consensus). Il faut enfin reconnaître quelques initiatives fort intéressantes et récentes en droit du travail (la possibilité d'un congé long pour les parents proches), ou dans le milieu de l'intervention et de l'accompagnement dans le deuil.

Pourtant, presque tout reste encore à faire au niveau de la prise en charge sociale et en terme de réparation. Tout d'abord, tant de questions resteront, pour les proches, en suspens, sources d'angoisses et de souffrances : Pourquoi est-ce arrivé? Que s'est-il passé au moment du drame, leur proche a-t-il souffert? Comment se sentir à nouveau en confiance ou en sécurité désormais? Comment réagir avec son entourage, le reste de la famille? Comment espérer reprendre ses activités et routines? Comment comprendre la réaction de ses amis, voisins, collègues de travail? Peut-on parvenir, à défaut d'oublier, à vivre sereinement avec son passé? À ces questions, peu de réponses que les proches trouveront dans un tribunal ou le cabinet d'un thérapeute. Une réparation sociale serait nécessaire afin de permettre de rétablir ou stabiliser l'équilibre familial, limiter les ruptures ou divorces qui suivent trop souvent une telle cassure, protéger l'environnement de l'intrusion médiatique, prévenir les familles de l'isolement, limiter la stigmatisation (le jugement populaire d'une province entière ou le simple regard qu'on leur jette à l'épicerie), assurer le retour à la vie courante, au travail, à l'école, aux loisirs. Une telle réparation sociale devrait être associée à la prise en charge judiciaire, ainsi que thérapeutique et clinique.

Il est donc temps que l'investissement nécessaire soit mis dans les ressources sociales qui permettront un meilleur accompagnement de ces victimes particulières, et que l'on prévoie de meilleures ressources pour les familles fragilisées à la suite de l'événement, le soutien nécessaire pour les proches qui ne sauraient gérer une telle intrusion (le drame, la justice et les médias confondus) - dans leur vie, leur couple, leur famille, leur maison. Il s'agit aussi désormais de se pencher sur les mécanismes les moins connus et les plus diffus – mais parmi les plus efficaces - de la réparation : le soutien aux familles, les interventions communautaires et en travail social, le droit du travail, mais aussi et bien sûr les nouvelles possibilités de justice réparatrice, de dialogue ou de soutien. Il est temps, enfin, que la communauté sociale se mobilise et admette que si l'auteur du crime est responsable du drame et de ses conséquences, il sera bien loin d'être le seul impliqué dans ce que subiront les proches par la suite, souvent pendant de bien trop nombreuses années après le drame.


Pour plus d'informations :

Rossi, C., (2013), Homicide, les proches des victimes, L'Harmattan, collection Criminologie, Paris, 367 p.