Revue Porte Ouverte

Quelle place pour les victimes dans le système de justice?

Par Steve Sullivan,
Directeur général des Services aux victimes d'Ottawa, ex-ombudsman fédéral des victimes d'actes criminels

La triste réalité au sujet des droits des victimes

L'Hon. Rob Nicholson, ministre de la Justice et procureur général du Canada du Canada, affirmait le 4 février 2014 : « Depuis trop longtemps, trop de victimes ont demandé pourquoi les répercussions tragiques du crime dans leur vie, sur leur famille et sur leurs biens ne prennent pas plus de place dans notre système de justice. C'est pourquoi notre gouvernement déposera un projet de loi pour mettre en œuvre une Charte des droits des victimes. Cette mesure permettra au gouvernement d'honorer encore mieux son engagement envers les victimes d'actes criminels en enchâssant leurs droits dans une loi unique à l'échelon fédéral. » Il a enchaîné en parlant de trois lois – la Loi sur la lutte contre les crimes violents, la Loi sur l'adéquation de la peine et du crime, et la Loi sur la sécurité des rues et des communautés – qui « ont vraiment commencé à faire de nouveau pencher la balance de la justice du côté des droits des victimes et des citoyens respectueux de la loi. » Ces lois étaient en grande partie axées sur des peines d'emprisonnement plus longues et non sur des services à l'intention des victimes ou sur leurs droits.

Renforcer les droits des victimes afin de les rendre comparables à ceux des délinquants s'est avéré un thème commun du gouvernement Harper depuis son accession au pouvoir en 2006.

Le ministre Nicholson et son successeur, Peter MacKay (un ancien substitut du procureur général), ont mené de larges consultations au cours de l'été 2013. Le discours du Trône de 2013 comportait la promesse de redonner aux victimes la place qui leur revient « au cœur du système de justice pénale », bien que les victimes n'aient jamais occupé cette place dans le système de justice contemporain.

Dans le budget fédéral de 2014, le gouvernement s'est engagé à « soutenir la mise en œuvre de la Déclaration canadienne des droits des victimes. »

L'ombudsman fédéral des victimes d'actes criminels a tôt fait de féliciter le gouvernement, affirmant «…il est encourageant de voir que le gouvernement s'est engagé dans le Budget de 2014 à appuyer les mesures, au besoin. »

La profondeur ou les coûts de ses engagements restent à établir. Alors que le ministre des Finances a annoncé qu'il dégageait une somme de 10 millions de dollars pour l'amélioration et l'expansion du réseau de pistes de motoneiges, un enjeu national brûlant, aucune somme n'a été allouée pour la mise en œuvre de la Déclaration des droits des victimes qui, a-t-il répété, placerait les victimes au cœur du système de justice.

Le budget ne fournissait que quelques indices de ce que le projet de loi pourrait comporter. Le ministre des Finances a indiqué que les victimes auraient accès à « des ressources en ligne qui les aideront à avoir accès aux programmes et services fédéraux à l'intention des victimes d'actes criminels, ainsi qu'à un portail Web qui permettra à une victime d'obtenir des renseignements au sujet de la personne ayant commis un délit à son endroit, dont une photo, avant que celle-ci soit remise en liberté. » Outre la photo, cette mesure ne comporte pas de nouveaux droits, puisque les victimes peuvent déjà recevoir des renseignements au sujet du délinquant. Seul le mode d'exécution diffère. Le ministre Flaherty a également indiqué que les provinces et territoires « allaient participer au processus, notamment à l'égard de l'exécution des ordonnances de dédommagement des victimes et pour instituer ou renforcer des organismes donnant suite aux plaintes des victimes. »

Si le gouvernement entend vraiment mettre les victimes au coeur du système ou réellement équilibrer leurs droits et ceux des délinquants, il est étonnant qu'il n'ait pas engagé de sommes pour un enjeu qu'il juge si important.

L'ombudsman a formulé 30 recommandations à l'intention du gouvernement, incluant de donner aux victimes le droit de revoir une décision de ne pas intenter de poursuite mais pas le droit de revoir une décision de ne pas porter d'accusation ni le droit de formuler des suggestions dans le cadre d'une négociation de plaidoyer celle-ci pouvant inclure « une représentation écrite ou orale à l'intention de la cour. » Elle a recommandé, en outre, que le gouvernement accorde aux victimes le droit à un procès dans les meilleurs délais, à un dénouement prompt et final de l'affaire et la possibilité « d'obtenir rapidement réparation en consultant un avocat pour exercer leurs droits dans l'instance criminelle ». Les recommandations de l'ombudsman sont en harmonie avec le discours du gouvernement plaçant les victimes au cœur du système et ont soulevé certaines inquiétudes chez de nombreux professionnels œuvrant au sein du système de justice.

Si le gouvernement entend vraiment mettre les victimes au cœur du système ou réellement équilibrer leurs droits et ceux des délinquants, il est étonnant qu'il n'ait pas engagé de sommes pour un enjeu qu'il juge si important. Son silence sur cette question s'explique de plusieurs façons.

Il se pourrait que le gouvernement fédéral n'ait aucune idée des coûts qu'engendrerait la mise en œuvre de la Déclaration des droits des victimes, ce qui refléterait son approche en matière de réforme de la justice criminelle. Il se pourrait que le gouvernement fédéral ne prévoie pas avoir à assumer la plupart des frais liés à cette Déclaration parce que le plus gros du fardeau financier incomberait aux provinces. À titre d'exemple, si elles étaient mises en œuvre, les recommandations de l'ombudsman pourraient constituer un fardeau financier d'importance pour les provinces.

Il pourrait y avoir une autre explication voulant que la mise en œuvre de la Déclaration n'entraîne pas de coûts significatifs pour les gouvernements fédéraux, provinciaux et territoriaux, puisque celle-ci ne comporte pas de nouveaux droits exécutoires, notamment bon nombre des recommandations les plus controversées de l'ombudsman, telle celle prévoyant le droit pour une victime d'être représentée sans frais par un avocat pour s'exprimer dans le cadre d'une négociation de plaidoyer.

La Déclaration pourrait être enune base de soutien plus large harmonie avec les Déclarations des droits provinciales qui constituent en grande partie un énoncé des principes relatifs à la façon dont on devrait traiter les victimes, sans que ces Déclarations soient assorties de mécanismes d'exécution des droits ou de dispositions visant à dégager les provinces de leur responsabilité. Même les lois du Manitoba, les plus rigoureuses en cette matière, comportent des exceptions permettant de se soustraire aux exigences de la Déclaration, s'il est raisonnablement possible de le faire sans retarder ou préjudicier indûment une enquête ou une poursuite. Comme toutes les autres provinces, le Manitoba limite toutes les actions ou procédures pouvant être intentées contre un organisme d'application de la loi, le gouvernement du Manitoba, un organisme, une commission, un agent ou un organisme de l'État « pour toute action ou omission de bonne foi ». En outre, on ne peut pas en appeler d'une ordonnance, d'une condamnation ou d'une peine en invoquant qu'un droit découlant de la Loi a été enfreint ou dénié.

En Ontario, lorsque des victimes ont traîné le gouvernement devant les tribunaux en alléguant qu'il avait enfreint la Charte des droits des victimes d'actes criminels, la cour a statué que cette Charte ne comporte aucun droit. Ce qui ne signifie pas que les lois du Manitoba et de l'Ontario sont sans valeur, mais elles sont encore loin de placer les victimes au cœur du système de justice. L'Ontario, le Manitoba, ou une province quelconque accepteront-ils une législation fédérale qui confère aux victimes de vrais droits, des droits exécutoires que ne comportent pas leurs propres lois provinciales ? Seront-ils disposés à assumer les coûts de telles réformes ? Cela serait surprenant, car la plupart des provinces ont déjà de la difficulté à composer avec les coûts croissants de leur propre système de justice comme conséquence de la vague de réformes de la justice, enclenchée par le gouvernement fédéral.

Le gouvernement fédéral pourrait avancer que les récents changements apportés à la suramende compensatoire permettront aux provinces d'amasser plus d'argent pour des services aux victimes, mais, compte tenu de la résistance du milieu judiciaire, il semble peu probable que les provinces s'attendent à une augmentation significative de leurs revenus. S'il devait y avoir plus d'argent, elles pourraient avoir à composer avec la réalité que de nombreux organismes communautaires d'aide aux victimes sont actuellement sous-financés et le sont depuis longtemps. En Ontario, par exemple, les victimes se font dire de ne pas s'attendre à recevoir de nouveaux argents à brève échéance et que certains organismes pourraient même être assujettis à des coupes l'an prochain. Un récent rapport de Statistique Canada sur les services aux victimes indique que les provinces dépensent actuellement moins de 200 millions de dollars par année sur des services directs aux victimes d'actes criminels, une somme bien maigre en comparaison des milliards consacrés aux établissements carcéraux provinciaux et fédéraux; en outre, une grande part des argents consacrés aux services aux victimes ne provient pas des coffres provinciaux, mais bien des suramendes provinciales et fédérales.

Mettre les victimes au cœur du système de justice requerrait qu'on apporte des changements fondamentaux au système de justice canadien et aux sommes que les gouvernements seraient disposés à engager. De telles réformes dépasseraient de très loin le simple partage d'information et le fait de fournir aux victimes l'occasion de faire valoir leurs vues auprès des décideurs. Les procès ont pour but d'établir la culpabilité ou l'innocence d'un accusé et non pas le niveau de souffrance occasionné à une victime ou une famille. L'accusé a plus de droits qu'une victime parce que c'est lui qui subit son procès, c'est lui qui est accusé d'un crime et c'est lui qui risque de perdre sa liberté. La souffrance de la victime n'a aucune pertinence en ce qui concerne le fait d'établir si l'accusé est coupable ou non.

À n'en point douter, le système de justice pourrait répondre plus efficacement aux besoins et aux préoccupations des victimes, mais il faudrait que les politiciens et les fonctionnaires soient honnêtes au sujet des limites de ce qui peut être fait dans le système actuel. Même en y apportant des améliorations, le mieux qu'on pourrait espérer est que le système de justice ne rende pas les choses plus difficiles pour les victimes. Il est pire de promettre des choses qu'on ne peut pas livrer que de ne rien faire.

Une déclaration des droits des victimes pour le Canada n'empêcherait pas les procureurs de la défense d'attaquer la réputation d'une personne qui allègue avoir été agressée sexuellement, lorsque celle-ci parvient enfin à se faire entendre en cour. Un projet de loi ne changerait pas la réalité qu'il faut parfois des années avant qu'une cause d'homicide soit résolue, une situation qui peut être très difficile à vivre pour les familles. Un projet de loi n'empêcherait pas les substituts du procureur général de négocier des plaidoyers, et ce, même si une victime se voit offrir les services d'un avocat financés par l'État pour la représenter en cour.

Plutôt de mettre l'accent sur les « droits », une déclaration canadienne des droits des victimes devrait garantir que les victimes auront accès sans frais aux services dont elles ont besoin et au moment où elles en ont besoin, et non à des services sous-financés fondés sur les critères et des échéanciers artificiels établis par des bureaucrates. Une telle déclaration devrait être centrée sur la sécurité, incluant un engagement d'offrir aux victimes un logement sûr et abordable afin qu'elles n'aient pas à choisir entre vivre dans la pauvreté ou vivre dans la violence; afin qu'on puisse commencer à établir des liens entre l'itinérance et la victimisation. Cette déclaration devrait garantir un financement de soutien pour les services communautaires d'aide aux victimes, à un niveau suffisant pour que ces organismes puissent se consacrer au service aux victimes et non à des ventes de pâtisseries ou la production de livres de recettes pour assurer leur survie. Une déclaration devrait offrir aux victimes un plus grand nombre d'options en matière de justice réparatrice par opposition à un système de justice accusatoire, en considérant les hauts taux de satisfaction que peuvent procurer les programmes de justice réparatrice aux victimes que ces programmes intéressent.

Plutôt que mettre l'accent sur les «droits» une déclaration canadienne des droits des victimes devrait garantir que les victimes auront un accès sans frais aux services dont elles ont besoin et au moment ou elles en auront besoin (...)

Il ne s'agit pas d'avoir à choisir entre des droits ou des services, mais il serait naïf de prétendre que les gouvernements seront disposés à financer les ressources nécessaires pour assurer l'un et l'autre… et, comme l'indique l'histoire, il pourrait être irréaliste de s'attendre à ce que les gouvernements financent adéquatement l'un ou l'autre. Les mesures de dédommagement et les suramendes compensatoires peuvent aider les victimes et les délinquants, mais il est démontré que compter sur ces mesures pour aider les victimes collectivement ou individuellement mène à l'échec. Comme l'écrivait Susan Herman, auteure de Parallel Justice for Victims of Crime, « [traduction] Le fait de limiter les ressources financières aux amendes payées par les délinquants signifie que la société dans son ensemble n'est pas appelée à démontrer son engagement envers ce qui devrait s'avérer une priorité sociale cruciale, qui devrait être soutenue par l'argent des contribuables, des droits de permis et tout autre mécanisme permettant de générer une base de soutien plus large.1»

Le gouvernement fédéral a investi davantage dans son programme de répression de la criminalité que dans son programme d'aide aux victimes, bien qu'il invoque souvent la justice pour les victimes d'actes criminels comme considération première du durcissement des peines. Mais, comme l'affirme Herman : « [traduction]… la justice exige plus que de tenir les délinquants responsables. Nous minimisons pourtant la douleur et la souffrance des victimes en prétendant qu'une condamnation criminelle constitue un baume suffisant.2»

Nous voudrions tous en faire plus pour les victimes, mais, au-delà de simples recommandations, comment le faire et les implications possibles pour le système de justice sont des questions qui méritent d'être débattues. Faisant abstraction des coûts potentiels et de leur incidence sur un système près d'exploser, il est dangereux de promettre de mettre les victimes au cœur du système, car cela crée des attentes auxquelles les gouvernements sont peu susceptibles de répondre. Le système de justice s'avère plus souvent une source de victimisation secondaire qu'une source de guérison – non pas que les peines soient trop clémentes ou que les substituts du procureur général ne soient pas à l'écoute, mais bien parce que le système n'est pas conçu pour les victimes; il est conçu pour l'accusé. Les victimes n'auront jamais de contrôle sur les poursuites, la détermination de la peine ou les délais; il ne leur revient pas d'avoir des procès expéditifs.

Les Canadiens devront vraisemblablement attendre jusqu'à la Semaine nationale de sensibilisation aux victimes d'actes criminels avant de connaître les effets qu'aura ou n'aura pas la Déclaration canadienne des droits des victimes. Elle pourrait simplement constituer un autre exercice de relations publiques du gouvernement Harper ou un changement radical du système de justice canadien ou quelque chose entre les deux. Le gouvernement fédéral pourrait dégager de nouvelles sommes pour mettre en place de vrais droits pour les victimes ou, comme il l'a fait pour une grande partie de ses politiques de justice, ajouter cette dépense à la liste de plus en plus longue des choses pour lesquelles les provinces doivent payer.

D'une manière ou d'une autre, cela n'aura aucune incidence sur la vie des victimes, incluant les plus vulnérables, parce que les victimes tendent à ne pas déclarer les crimes commis contre elles. Elles ont néanmoins besoin de services, de soutien et d'aide financière, même si elles n'optent pas pour le genre justice que toutes les victimes cherchent, comme le présume le gouvernement Harper.

Steve Sullivan milite pour les victimes depuis près de 20 ans. Il est l'ancien président du Centre canadien des ressources pour les victimes de crime et a été le premier ombudsman fédéral des victimes d'actes criminels. Il a témoigné devant de nombreux comités parlementaires sur des questions liées aux droits des victimes, à la réforme de la justice et la sécurité publique, en plus d'offrir de la formation à des services fédéraux et provinciaux d'aide aux victimes. Il est actuellement directeur général des Services aux victimes d'Ottawa ainsi que professeur à temps partiel dans le cadre du certificat en victimologie du Collège Algonquin.


Références

1 Susan Herman, Parallel Justice for Victims of Crime, p.33
2 Ibid, p. viii.