Revue Porte Ouverte

Quelle place pour les victimes dans le système de justice?

Par Jo-Anne Wemmers,
Ph.D., professeure titulaire, École de criminologie, Université de Montréal

Victimes, contrevenants et droits de la personne

Durant les derniers mois, nous avons beaucoup entendu parler des droits des victimes et de la possible adoption d'une Charte des droits des victimes par le gouvernement fédéral. Le Parti conservateur a fait des droits des victimes son cheval de bataille. Il souligne l'absence des droits des victimes en comparaison avec ceux bien établis des accusés et il conclut ainsi que le système est axé sur les contrevenants. Ce déséquilibre entre les droits des accusés et des victimes est souvent utilisé comme argument pour réduire les droits des accusés (Elias, 1993 ; Roach, 1999 ; Garland 2001). Suivant cette approche, il est important de considérer l'évolution des droits des victimes et ceux des contrevenants. Dans cet article, nous regarderons le rôle des victimes dans la justice pénale et leurs besoins pour en arriver à une réponse satisfaisante sans préjudice pour les droits de la défense.

L'absence de la victime dans le droit pénal

Actuellement, le rôle de la victime dans le droit pénal canadien est celui de témoin. Elle est témoin d'un crime contre l'État. Cette réalité est reflétée dans le langage de la cour où les accusations sont portées par l'État (Reine) contre l'accusé. Ainsi, les victimes sont souvent décrites comme la partie oubliée du système pénal (Wemmers, 2003). Cependant, la victime n'a pas toujours été absente du droit pénal. Le victimologue, Stéphan Schafer (1977) a décrit le Moyen Âge en Angleterre comme l'âge d'or des victimes. À cette époque la victime avait encore un rôle dans le droit pénal : elle présentait sa plainte et fournissait des preuves devant le juge. Graduellement, l'État est intervenu et vers le 18e siècle, l'État a complètement remplacé la victime devant le tribunal pénal (Wemmers, 2003 ; Kirchengast, 2006 ; Doak 2008). Ainsi, l'État s'est éloigné de la victime et a pris sa place à la cour.

Avec la disparition de la victime du droit pénal, l'objectif du droit s'est transformé en passant de l'indemnisation de la victime à la punition du contrevenant (Wemmers, 2003). Le pouvoir absolu de l'État a permis de flagrants abus de pouvoir ou des personnes étaient arrêtées et torturées sans jamais être accusées d'avoir commis un crime. Cette inégalité de pouvoir entre l'État puissant et la personne accusée a amené des philosophes de la Renaissance à exiger l'imposition de limites au pouvoir de l'État pour prévenir les abus. Au 18e siècle, les droits des personnes accusées ont été introduits dans plusieurs pays pour protéger les citoyens contre la tyrannie de l'État (Kirchengast 2006 ; Doak 2008). Ainsi, les droits de l'accusé n'ont pas été créés pour favoriser les accusés contre les victimes, mais pour nous protéger contre les abus de pouvoir de l'État.

Le droit pénal au Canada ne reconnaît que l'impact du crime sur la société. Pourtant la criminalité est un dommage infligé à la société et une violation des droits individuels des victimes.

Le cœur du problème

Un besoin important des victimes est la reconnaissance (Herman, 2005). Il y a plusieurs façons de reconnaître la victime. Le procès pénal offre une certaine reconnaissance des victimes dans le sens qu'on prend la plainte de la victime au sérieux et qu'on essaie d'établir les faits (Wemmers & Manirabona 2014). Par contre, le processus pénal vise à établir le dommage infligé à la société et ne reconnaît pas le crime comme une violation des droits de la victime.

La position précaire des victimes dans la justice pénale est une source d'insatisfaction importante pour les victimes (Shapland 1985 ; Brienen & Hoegen 2000). Les victimes se plaignent du manque d'information provenant des autorités judiciaires (Carr 2003). Après avoir porté plainte aux policiers, elles sont rarement informées des développements de leur cause et encore plus rarement réparées pour les dommages subis (Shapland, Wilmore, Duff, 1985; Davis et Mulford 2008; Wemmers et Cyr, 2006). En informant les victimes, on leur donne confiance en nos autorités et à la capacité du système de justice pénale de rendre justice (Wemmers et Raymond 2011). La réparation est également une façon de reconnaître le tort fait à la victime et de l'indemniser. En 1988, le gouvernement du Québec a introduit ces droits pour les victimes. Elles ont ainsi droit à l'information, à la participation et à la réparation dans le processus pénal. Cependant, il s'agit de droits sans force exécutoire. Ainsi, leur application dépend de la bonne volonté des policiers ou du procureur et les victimes n'ont aucun recours quand leurs droits ne sont pas respectés. Les victimes sont ainsi toujours témoins d'un crime contre l'État.

Le cœur du problème n'est pas l'octroi de droits à l'accusé, mais bien l'absence de reconnaissance des victimes dans le droit pénal. Présentement, le droit pénal au Canada ne reconnaît que l'impact du crime sur la société. Pourtant, la criminalité est un dommage infligé à la société et une violation des droits individuels des victimes. Ceci n'est pas un plaidoyer pour l'abolitionnisme. Au contraire, la société et ainsi l'État a un rôle légitime dans le processus pénal. Les crimes et surtout les crimes graves touchent toute la société. Cependant, il faut aussi reconnaître l'intérêt légitime des victimes dans la justice pénale et leur donner un rôle distinct de celui de témoin. Il faut reconnaître la personnalité juridique de la victime et la voir comme un sujet de la loi au lieu d'un simple objet de la loi.

Donner une place aux victimes

L'histoire nous démontre que ce ne sont pas les droits de l'accusé qui limitent la participation des victimes dans la justice pénale, mais la place importante qu'y prend l'État. En limitant les droits des délinquants, on ne répond pas au besoin des victimes d'avoir un statut dans le processus pénal et on ne reconnaît pas leur intérêt légitime dans le dossier. Pour remédier à cette situation, il faut reconnaître le fait que le crime constitue une violation des droits de la victime ainsi qu'un crime contre l'État et donner une place aux victimes aux côtés de l'État.

Ce modèle où la victime a un rôle aux côtés de l'État existe déjà dans plusieurs pays. En France comme en Belgique et aux Pays-Bas, la partie civile permet aux victimes de participer dans les procédures pénales en leur donnant des droits procéduraux. Cependant, dans notre système de Common law, cette approche est étrange et difficile à importer. Néanmoins, il est possible de reconnaître un statut spécial pour les victimes même dans la Common law (Kirchengast 2011). Aux États-Unis, l'introduction en 2004 des droits procéduraux des victimes dans le droit pénal fédéral constitue une avancée importante dans la lutte pour la reconnaissance des droits des victimes (Beloof 2005). Dans les cours fédérales américaines, les victimes sont reconnues en droit pénal comme des participantes (Beloof 2005). Elles ont le droit à la protection, à l'information, d'assister à toutes les audiences publiques, d'être raisonnablement entendues aux audiences publiques du tribunal, et le droit de s'entretenir avec un représentant du ministère public au sujet du cas qui les concerne (Crime Victims Rights Act, 2004). De plus, elles ont le droit d'engager un avocat pour faire valoir leurs droits (Kirchengast, 2011). Ainsi, la victime a un rôle distinct aux côtés de l'État. Ailleurs, j'ai élaboré comment ce modèle pourrait être appliqué au Canada1.

Les droits des victimes ne devraient pas menacer les droits de l'accusé. D'ailleurs, une plus grande reconnaissance du droit de participation des victimes ne diminuerait pas nécessairement la protection des droits de l'accusé. Par exemple, comme nous l'avons déjà vu, les victimes veulent bien souvent être tenues informées du déroulement du processus judiciaire pénal. Le fait d'informer la victime des développements de sa cause n'entraîne généralement aucun impact sur les droits de l'accusé. Évidemment, il se peut que dans certains cas les droits des victimes aillent à l'encontre des droits de l'accusé. Si une telle situation venait à se présenter, il faudrait fort probablement donner priorité aux droits de l'accusé, notamment lorsque les intérêts des victimes mettent leurs droits à un procès juste et équitable en jeu.

Plus important, une meilleure prise en compte des droits et des intérêts des victimes peut passer par un encadrement accru des pouvoirs de la poursuite et par l'émergence d'obligations à l'endroit des victimes permettant une meilleure mise en œuvre de leurs droits. À titre d'exemple, il pourrait être prévu que l'État (le procureur aux poursuites criminelles et pénales) soit obligé de tenir les victimes informées de ses décisions quant au procès. Ainsi, il pourrait être obligé d'informer les victimes de la sentence qu'il souhaite proposer à la cour ou à la défense. Si des obligations positives précises sont prévues dans le Code criminel, les procureurs du ministère public seront explicitement tenus de respecter les droits des victimes. Dans ce modèle, la victime ou son représentant légal siège à côté du procureur de l'État qui garderait son rôle important dans la poursuite de l'accusé. Par contre, la victime aurait des droits procéduraux et l'État l'obligation de respecter ces droits.

Conclusion

Historiquement, dans les pays de Common law, les premiers acteurs à assumer le rôle de poursuivant dans le cadre de procès criminel étaient les victimes. Il semble donc normal que les pouvoirs de l'État puissent être modifiés en effectuant un retour du balancier, c'est-à-dire en octroyant une plus grande reconnaissance aux victimes dans le cadre du processus judiciaire. Pour ce faire, il faut rappeler que la criminalité constitue une violation des droits individuels des victimes ainsi qu'un dommage infligé à la société.


1 Voir : Wemmers et Ménard-April, (2013) Mémoire, Centre international de criminologie comparée, Université de Montréal. Ce document est disponible gratuitement ici.

Références

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Wemmers, J.M. et Ménard, S (2013) Mémoire soumit au
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cicc.umontreal.ca/recherche/chercheurs_reguliers/
joanne_wemmers/memoire_droit_victimes_juin2013.
pdf)

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Les Lois
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(codified at 18 U.S.C. § 3771 (2006 & Supp. III 2009).