Revue Porte Ouverte

Modifications au régime du no fault : un remède pire que le mal!

Par Robert Tétrault,
Professeur, Faculté de droit, Université de Sherbrooke

Assurance automobile et comportement criminel : un regard critique sur les changements proposés

Le ministre des Transports, M.Yvan Marcoux, annonce qu’un projet de loi sera déposé à l’automne pour priver les conducteurs criminellement responsables de toute indemnité, pour permettre à leurs victimes d’intenter des poursuites civiles et pour faire en sorte que la SAAQ se rembourse auprès des fautifs. Ce projet de loi, s’il est adopté, sera l’aboutissement d’une croisade entreprise il y a plusieurs années par Me Marc Bellemare, l’actuel ministre de la Justice. Pour ma part, j’estime que le gouvernement Charest a été mal avisé de faire des propositions Bellemare un engagement électoral.

À première vue, ces mesures paraissent aller de soi. Pourquoi mettre les chauffards à l’abri des poursuites? Pourquoi priver leurs victimes d’un recours maintenu pour la plupart des autres victimes d’actes criminels? Pourquoi le crime «paierait-il» dans le cas des chauffards tués ou blessés? Pourtant, plus on examine la question, moins les propositions Bellemare tiennent la route. Encore faut-il prendre le temps d’y réfléchir. L’opinion publique, qu’on disait en accord avec ces propositions, se montre plus hésitante, particulièrement depuis que les assureurs automobile prédisent que les modifications au régime mèneront à des hausses de prime. Pour mieux saisir les enjeux de ce projet de loi, il faut se remémorer les fondements du régime actuel et tenter de cerner ce qui anime la volonté de changement. Le projet vise certains objectifs : peut-on raisonnablement croire qu’ils seront atteints? Peut-on craindre des effets pervers? Ces propositions visent l’assurance automobile; auront-elles par ailleurs un impact sur le système de justice pénale? Voyons ce qu’il en est.

D’un régime de droit commun à un régime public

L’entrée en vigueur, en 1978, de la Loi sur l’assurance automobile, a marqué l’abolition du régime de droit commun fondé sur la responsabilité civile pour tout préjudice corporel causé par une automobile. Le Rapport Gauvin avait démontré de façon éloquente que le régime de droit commun laissait pour compte de trop nombreuses victimes, tenues de prouver la faute d’un tiers pour être indemnisées. En conduite automobile, le partage des responsabilités n’était pas toujours limpide. Lors d’un procès en responsabilité civile, quels souvenirs précis gardait-on d’un événement traumatisant survenu des mois ou des années plus tôt? Pour ce qui est d’amener le «responsable» à rendre compte de sa conduite, l’assureur s’en chargeait à sa place. Qu’il s’agisse d’indemniser ou qu’il s’agisse de responsabiliser, le régime de droit commun s’est avéré un échec.

Notre régime public d’assurance automobile est l’expression d’un choix fondamental : toutes les victimes d’accident d’automobile doivent être indemnisées, quelles que soient les circonstances, et il faut exclure toute possibilité de poursuite civile. De cette façon, les fonds du régime sont versés en indemnités aux victimes, là où ça compte, plutôt que d’être engloutis par la machine à procès. C’est au processus pénal de prendre en charge la sanction des comportements déviants.

Ce choix fondamental peut toutefois mener, dans certains cas, à des résultats qui peuvent surprendre, voire choquer. Un chauffard ivre sérieusement blessé peut recevoir des indemnités dont la somme globale, au fil des ans, est supérieure au montant de l’indemnité versée aux parents d’un enfant dont ce chauffard a causé le décès. Si ces parents sombrent dans une dépression, ils réalisent avec stupeur que le régime d’assurance automobile ne couvre pas leur revenu, car les victimes «par ricochet» en sont exclues. À l’incompréhension succède la colère : quelqu’un doit payer, au nom de la Justice. Le chauffard est tout désigné... mais il est à l’abri des poursuites civiles. À défaut de s’en prendre au coupable, on s’en prend au régime.

Péril en la demeure pour les plaideurs

Avec l’avènement du régime public, les avocats plaideurs ont vu un important champ de pratique disparaître. Les avocats qui représentent des clients auprès de la SAAQ se sont heurtés à une bureaucratie parfois tatillonne. Ils se sont frottés à un tribunal administratif à la fois rigoureux et circonspect, particulièrement à l’égard des victimes «hors normes», celles dont le niveau de détérioration de l’état de santé excède ce que la science médicale considère «normal», eu égard au type de blessures subies lors de l’accident. La décision du tribunal administratif étant sans appel, d’aucuns en sont venus à souhaiter l’ouverture d’une brèche, d’un recours parallèle devant un «vrai» juge d’un «vrai» tribunal qui saura entendre raison.

Autre source de frustration pour les plaideurs, le régime public d’assurance automobile les prive de plusieurs occasions de jouer les redresseurs de torts. Un viaduc en construction s’écroule sur une automobile, une rampe d’accès mal déglacée envoie une famille dans le décor, des coussins gonflables mal conçus tuent ou blessent gravement des enfants, autant d’occasions perdues d’exiger de rendre des comptes, autant d’occasions perdues d’intenter un procès au nom de l’intérêt public, «pour que cela ne se reproduise plus». Les émules de Ralph Nader doivent chercher ailleurs. Autre sujet de préoccupation, le no fault est en voie de s’étendre à d’autres domaines. Qu’il s’agisse des victimes du sang contaminé, de responsabilité médicale et hospitalière, ou d’autres activités à risque, les gouvernements se tournent de plus en plus vers des régimes étatiques qui excluent les procès en responsabilité civile. Pour les plaideurs, il y a péril en la demeure. Dans cette perspective, la cause des victimes d’actes criminels au volant est providentielle.

Pour revenir aux propositions Bellemare, quels en sont les objectifs déclarés? Dans quelle mesure ces objectifs pourraient-ils être atteints? Ces objectifs sont de deux ordres : certains sont pragmatiques, d’autres relèvent de considérations morales. Au nombre des arguments pragmatiques, on fait valoir que les mesures auront un effet dissuasif sur les conducteurs qui seraient tentés de se comporter de façon criminelle au volant. Les études à ce propos sont cependant loin d’être concluantes. Trop de facteurs interviennent pour affirmer que la crainte des poursuites civiles aurait une incidence significative. Si la crainte d’être soi-même blessé ou tué, si la crainte des sanctions pénales et administratives n’ont pas d’effet dissuasif, peut-on croire à l’effet dissuasif d’un éventuel procès en responsabilité civile?

Second argument pragmatique, les victimes auraient la possibilité d’obtenir des indemnités au-delà de ce que prévoit le régime d’assurance automobile, de façon à couvrir la perte réellement subie. Cette possibilité est tout au plus théorique, si on tient compte de tous les obstacles et aléas qui jalonnent l’entreprise. Pourra-t-on établir le lien entre le comportement criminel et le préjudice? Les dommages prouvés excéderont-ils ce que le régime, relativement généreux, a déjà couvert? Le conducteur déclaré criminellement et civilement responsable sera-t-il toujours solvable en fin de parcours? Compte tenu de ce qu’un procès de cette nature implique en honoraires extra-judiciaires, en frais d’expertises et autres déboursés, seules les victimes les plus fortunées pourront s’engager résolument dans cette aventure. Les autres y laisseraient leur chemise... et les indemnités reçues de la SAAQ.

Autre argument pragmatique, les propositions Bellemare permettraient de réaliser des économies. Lesquelles? Le conducteur blessé privé de toute indemnité sera, de toute façon et à plus ou moins brève échéance, à la charge de l’État. Les frais engagés par la SAAQ pour récupérer auprès du conducteur criminellement responsable ce qu’elle a versé aux victimes innocentes risquent d’être plus élevés que ce qui pourrait être perçu en bout de ligne. Sans compter les frais additionnels qu’entraîneront la kyrielle de procès que l’application des propositions Bellemare ne manquera pas de susciter. Les assureurs automobile ont attaché le grelot des hausses de primes. Le ministre des Transports rétorque que rien de tel ne se produira, puisque le comportement criminel ne sera plus assurable. Pas de hausse de prime, mais absence de protection. Voilà qui est rassurant.

Pour ce qui est des arguments moraux, on réclame un traitement équitable pour les victimes d’actes criminels au volant. Celles-ci doivent conserver le droit d’intenter des poursuites civiles tout en bénéficiant des indemnités du régime public, tout comme le prévoit la Loi sur l’indemnisation des victimes d’actes criminels. Ce qui est valable pour la victime d’une agression armée, ne le serait pas moins lorsque l’arme de l’agression est une voiture. L’analogie tient-elle? Prend-on le volant dans l’intention de blesser ou de tuer de purs inconnus? Si l’argument vaut pour les victimes de comportement criminel au volant, le gouvernement harmonisera-t-il ses lois de façon à supprimer l’immunité dont jouissent présentement les employeurs criminellement responsables d’une lésion professionnelle? Quel serait l’avis du Conseil du patronat à ce propos? Par ailleurs, la morale et l’équité trouvent-elles leur compte lorsqu’un conducteur criminellement responsable est puni, non pas en fonction de la gravité objective de son comportement, mais plutôt en fonction de la gravité des blessures qu’il subit? Dans le cas d’un accidenté paraplégique, la privation de toute indemnité se chiffre en millions de dollars. Y a-t-il une seule infraction au Code criminel qui rend son auteur passible d’une amende de cette ampleur?

Les promoteurs du projet de loi cherchent à en minimiser la portée, pour ne pas ameuter l’opinion. Les mesures préconisées ne s’appliqueront, dit-on, qu’à ceux qui auront été trouvés coupables d’un comportement criminel au volant causant des lésions graves ou la mort. Au moment d’écrire ces lignes, le projet de loi n’a pas été présenté et sa portée exacte n’est pas connue. Il demeure qu’une accusation de négligence criminelle causant la mort ou des blessures est susceptible d’englober un large éventail de comportements. Le routier au long cours qui escamote ses périodes de repos, les accros du cellulaire au volant, les émules des vedettes de Formule 1, tous ne sont-ils pas susceptible d’être accusés? Où s’arrêtera-t-on? Les familles des victimes auront un motif pour faire pression sur les procureurs du Ministère public. Dans ce contexte, le verdict de culpabilité devient la clé qui ouvre la voie aux poursuites civiles. De ce fait, les accusés auront toutes les raisons du monde d’exclure un plaidoyer de culpabilité et d’aller en procès, car la condamnation aura des conséquences considérablement plus lourdes que l’amende, l’emprisonnement ou les autres mesures habituellement imposées. Le processus pénal s’en trouvera alourdi; les rôles seront encombrés. Au plan de la réhabilitation du contrevenant, les incidences économiques de la condamnation auront un impact dévastateur.

Les personnes dont la vie bascule littéralement à la suite d’un grave accident d’automobile subissent un préjudice considérable. Ce préjudice est particulièrement ressenti lorsqu’il a pour origine un comportement criminel. Tout en faisant preuve d’empathie pour ces victimes en particulier, il faut examiner attentivement les mesures annoncées par le gouvernement pour modifier le régime public d’assurance automobile. Tout indique qu’elles n’atteindront pas leurs objectifs, tout en créant d’autres injustices. Pour peu qu’on s’y arrête, le remède proposé est pire que le mal.