Revue Porte Ouverte

Modifications au régime du no fault : un remède pire que le mal!

Par Jean-Luc Bacher,
Professeur, Faculté de criminologie, Université de Montréal

Des modifications nécessaires pour un régime cohérent

Il y plus de vingt ans, le Québec a adopté un régime d’indemnisation des accidentés de la route qui a la particularité de ne pas prendre en considération les fautes par lesquelles ils auraient eux-mêmes pu contribuer à ce que survienne l’accident. C’est ce qu’on appelle le régime du no fault. Il a certes l’avantage de mettre ses utilisateurs à l’abri des longues et coûteuses procédures : celles qu’occasionne, sous d’autres latitudes, la question de savoir quelles sont les parts de responsabilité des personnes impliquées dans un accident. En effet, quand plusieurs assureurs et leurs avocats s’attaquent à cette question, il n’est pas rare que l’un des protagonistes déclenche des procédures judiciaires. Et les coûts de celles-ci vont fatalement finir par se répercuter sur les primes d’assurance, ce qui signifie que l’ensemble des assurés sont largement mis à contribution pour supporter ces coûts-là. L’anomalie du régime actuellement en place au Québec est qu’il ne permet pas au gouvernement, qui est aussi responsable de faire respecter les lois, et les lois pénales en particulier, de faire la différence, lorsqu’il indemnise les victimes de la route, entre les individus qui sont d’irréprochables victimes de comportements délictueux et ceux qui ont sciemment pris le risque de causer un accident en se rendant coupables d’une infraction criminelle, comme celle de conduite avec facultés affaiblies ou celle de conduite dangereuse. En définitive, tous les automobilistes québécois sont appelés à supporter, par les bons soins de la SAAQ, les coûts des dommages corporels (blessures et morts) qu’une minorité d’entre eux causent en se rendant coupables d’infractions. Ainsi, l’État réussit-il, dans un même temps, à sanctionner pénalement les causes d’un accident, avec ce que cela suppose d’opprobre, et à manifester à l’auteur de cet accident son indifférence quant au fait qu’il n’a pas seulement omis de minimiser les chances que survienne un accident mais qu’il les a même sciemment accrues. Simultanément, l’État sanctionne des comportements et vient en aide à des individus qui créent leurs besoins en indemnités par ces mêmes comportements.

Un régime insatisfaisant

Le régime actuel est insatisfaisant à plus d’un titre : Primo, le fait de couvrir des risques que les assurés génèrent volontairement est en contradiction avec le principe assurantiel selon lequel il ne faut pas couvrir de risque que les assurés peuvent éviter en s’entourant de mesures de précaution élémentaires. Secundo, dans la mesure où la SAAQ offre à tous les assurés les mêmes prestations, alors que les uns s’efforcent de circonscrire les risques pris au volant en adoptant des comportements empreints de prudence et que les autres acceptent d’encourir des risques inutiles et d’en faire courir aux autres automobilistes, elle applique un traitement égal à des cas qui ne le sont pas. Ce faisant, elle porte atteinte à un principe de justice élémentaire : celui de la proportionnalité. Tertio, l’État lance des messages contradictoires aux individus susceptibles d’adopter des comportements délinquants au volant et atténue l’impact dissuasif que peuvent avoir les lois pénales sur les délinquants potentiels. Puisque la SAAQ ne fait pas de différence entre les conséquences de risques évitables et celles de risques irréductibles, d’aucuns comprendront que l’État tient pour normal que des automobilistes choisissent de prendre sur la route des risques qui seraient évitables.

Il n’est pas nécessaire d’apporter des modifications radicales au régime actuel pour remédier à ses tares. Aux fins de conserver les avantages du no fault, en cessant toutefois d’offrir systématiquement les mêmes indemnités à tous les accidentés de la route, il suffirait d’allouer aux usagers de la route ayant causé des dommages, des suites d’infractions criminelles, des prestations moins importantes qu’aux autres. Dans la mesure où un tel traitement comporte un blâme ou une réprobation, il devrait être appliqué conformément au principe fondamental de l’individualisation des peines. Cela implique qu’il ne faut pas mettre tous les délinquants de la route à la même enseigne, mais qu’il convient plutôt de leur octroyer des indemnités dont l’ampleur serait fonction des circonstances atténuantes et aggravantes entourant la réalisation des infractions commises lors de l’accident. Ainsi, les indemnités octroyées par la SAAQ devraient notamment être fonction du taux d’alcoolémie de l’automobiliste responsable, de ses antécédents au volant, du caractère plus ou moins prémédité de l’infraction commise, etc. La prise en considération de ces différents facteurs permettrait, entre autres, de faire la différence entre l’automobiliste qui boit une bière de trop, pour la première fois de sa vie, et qui prend ensuite le volant sans réaliser qu’il est légèrement au-dessus de la limite du 0.08 et celui qui est un multirécidiviste invétéré de l’alcool au volant.

Une question de responsabilité

Il serait possible de prévoir une diminution progressive des droits des accidentés à des indemnités au fur et à mesure des accidents qu’ils provoquent des suites d’une infraction. L’idée qui sous-tend un tel traitement est que l’individu qui choisit de manière réitérée de se soustraire aux obligations qui sont les siennes en vertu du contrat social ne peut décemment exiger de ses concitoyens qu’ils assument les coûts de ses manquements. Ainsi, il serait envisageable de commencer par priver le délinquant primaire de prestations qu’il réclame pour les dommages qu’il s’est infligés à lui-même et de finir par exiger aussi du récidiviste le remboursement, à la SAAQ, des indemnités versées à ses dernières victimes. Pour ce qui est du droit des victimes d’ester en justice pour obtenir, des automobilistes responsables, des indemnités outrepassant celles de la SAAQ, il pourrait être réservé aux victimes de multirécidivistes qui s’avèrent solvables.

Selon les membres de l’ancien gouvernement du parti québécois, un régime qui tiendrait compte de la responsabilité criminelle des automobilistes ne saurait inciter plus d’individus à se conformer aux règles sur la circulation routière. Cet argument ne semble a priori pas dépourvu de sens quand on considère la sévérité des sanctions criminelles et administratives qui sont déjà infligées actuellement aux délinquants de la route. Il peut en effet sembler difficile de dissuader plus d’individus que ceux qui sont déjà tenus en respect des lois par la menace des sanctions pénales et administratives en vigueur.

Cela dit, il faut savoir que tous les individus ne sont pas sensibles à la menace des mêmes sanctions. Si les uns sont surtout sensibles à la perspective d’une peine de prison ou à l’éventualité d’une suspension du permis de conduire, d’autres sont plus susceptibles de se laisser intimider par la menace d’une forte sanction économique. Notons aussi que les différentes sanctions possibles déploient des effets dissuasifs qui ne se mesurent pas toujours par simple addition, mais en prenant en considération les effets de synergie qu’ont souvent entre elles des mesures dissuasives de natures diverses. Et aussi en prenant en considération les effets éducatifs ou persuasifs que déploient parfois les lois comportant des pénalités.

Il faut savoir que de nombreux individus s’exposent annuellement au Québec à des sanctions pour les infractions dont ils se sont rendus coupables au volant. Selon les statistiques fédérales, en 2000, il y a eu, au Québec, 16 683 accusations pour conduite avec facultés affaiblies et 777 accusations pour conduite dangereuse d’un véhicule automobile. Il est très improbable que tous ceux contre qui ces accusations sont portées soient irrémédiablement insensibles à la menace de fortes sanctions économiques. Même si un faible pourcentage de ces individus se laissait influencer par la perspective d’une diminution significative des prestations auxquelles ils pourraient prétendre, des suites d’un accident, cela contribuerait à faire baisser la somme des comportements routiers qui sont à risque accru pour la santé et pour la vie des usagers de la route.

Dissuader les délinquants à risque

Ce n’est pas forcément en termes de dissuasion générale que l’éventail actuel des sanctions existantes est le plus susceptible d’être amélioré. En effet, plutôt que de chercher à renforcer cette dissuasion qui s’adresse à tout le monde en général et à personne en particulier et qui atteint en fait très inégalement ses divers destinataires, l’arsenal des sanctions pourrait viser une meilleure dissuasion spéciale, celle qui s’adresse précisément à des délinquants avérés et susceptibles de récidiver. La SAAQ pourrait ainsi pratiquer une forme de dissuasion spéciale en réduisant progressivement les droits à des prestations des individus s’étant rendus coupables d’infractions au volant. Cette dissuasion spéciale pourrait prioritairement s’adresser à ceux qui font appel à la SAAQ des suites d’un accident dont ils sont criminellement responsables, mais également à tous ceux qui se rendent coupables d’infractions criminelles au volant n’ayant «encore» causé ni mort, ni blessure. La SAAQ pourrait très concrètement prendre systématiquement contact avec ces individus, par écrit, en leur expliquant pourquoi et dans quelle mesure leurs droits à des prestations sont dorénavant réduits et à quels frais pourrait les exposer la commission de futures infractions criminelles causant des dommages physiques ou la mort.

En définitive, si le régime d’indemnisation des accidentés de la route comportait des sanctions économiques pour les délinquants, il dépendrait grandement de la SAAQ qu’il produise ou non des effets dissuasifs appréciables. Cela dépendrait, d’une part, de la rigueur avec laquelle la SAAQ appliquerait ces sanctions et, d’autre part, de la publicité dont elle entourerait ses pratiques d’indemnisation. Aussi, il serait hasardeux de prédire aujourd’hui que d’éventuelles modifications au régime d’indemnisation des victimes de la route n’auraient pas d’effet dissuasif significatif. Attendons plutôt de connaître la teneur de ces modifications, la manière dont elles seront appliquées et la publicité qui leur sera faite.

Un peu plus de cohérence

Nous doutons enfin qu’il faille nécessairement que d’éventuelles modifications se traduisent par une dissuasion massive pour se justifier. La première raison en est qu’il en va de la protection de la vie et l’intégrité corporelle. La seconde que de telles modifications permettraient à l’État de corriger une injustice manifeste. La troisième que l’État ferait preuve d’un peu plus de cohérence vis-à-vis des délinquants-justiciables de la route, cohérence dont dépend directement sa crédibilité aux yeux des citoyens.