Revue Porte Ouverte

Modifications au régime du no fault : un remède pire que le mal!

Par Daniel Gardner, professeur,
Faculté de droit, Université Laval

Réforme de la Loi sur l’assurance automobile : pourquoi le ministre fait fausse route

Le nouveau ministre de la Justice, Marc Bellemare, a rapidement décidé d’engager le gouvernement Libéral dans sa croisade personnelle. Dans les semaines qui ont suivi sa nomination, il a annoncé son désir de modifier la Loi sur l’assurance automobile pour tous les conducteurs ayant été reconnus coupables d’un acte criminel relié à la conduite d’une automobile (conduite avec capacités affaiblies, conduite dangereuse, négligence criminelle, etc.). Les trois mesures proposées, inchangées depuis plus de 15 ans, sont les suivantes :

  • Fin de l’immunité de poursuites civiles lorsque le «criminel de la route» blesse ou tue une autre personne;
  • Fin de l’obligation faite à la SAAQ d’indemniser ce criminel, s’il est lui-même blessé dans l’accident;
  • Possibilité pour la SAAQ de récupérer du criminel les indemnités qu’elle a été appelée à verser aux autres victimes (s’il y en a) impliquées dans l’accident.

S’il ne s’agissait que de refermer l’étau sur les véritables bandits de la route (personnes conduisant depuis des années sans permis, récidivistes notoires de la consommation d’alcool au volant, conducteur blessé après avoir volé un véhicule), on pourrait peut-être comprendre une telle initiative. Mais voilà, l’effet de ces mesures sera exactement à l’opposé de ce qui est recherché : l’assurance automobile coûtera plus cher pour l’ensemble des automobilistes (en coûts directs et indirects) et les victimes du criminel de la route seront, en bout de ligne, les grandes perdantes de ce système. Que l’on examine la question sous l’angle juridique, économique ou social, les propositions de réforme ne tiennent tout simplement pas la route. Voici en résumé pourquoi.

Fin de l’immunité de poursuites civiles

Quoi de plus naturel que de pouvoir poursuivre une personne s’étant rendue coupable d’un acte criminel? Cela est vrai si l’on confond responsabilité pénale et responsabilité civile.

Soulignons dès le départ que le criminel de la route n’est pas à l’abri de toute poursuite : les poursuites en vertu du Code criminel et les sanctions administratives ont toujours été et demeurent permises (elles ont même été renforcées depuis une vingtaine d’années). La confusion entretenue par le ministre Bellemare entre les poursuites criminelles, ayant pour but de punir un comportement inacceptable, et les poursuites civiles, qui visent à indemniser une victime et non à punir le responsable, doit être dénoncée. Les Québécois et les Québécoises doivent savoir qu’aucun tribunal civil ne pourra jamais punir un criminel de la route : la désillusion pour les victimes risque d’être grande. Si l’immunité civile existe, c’est parce que le créateur du risque (l’automobiliste) a acquitté une prime d’assurance pour se prémunir à l’avance des conséquences d’un éventuel accident, obligeant ainsi l’assureur (la SAAQ) à indemniser les victimes potentielles de son geste. Le droit de poursuite n’est pas un droit fondamental de la personne, contrairement à ce que veulent faire croire certains avocats : ce qui est fondamental, c’est le droit d’être indemnisé de manière équitable.

Au-delà de ce point fondamental, a-t-on songé aux iniquités qui résulteraient d’un régime à deux vitesses? Un droit de poursuite pour certaines victimes et l’absence d’un tel droit pour les autres : on imagine les pressions qui seront exercées pour que des accusations criminelles soient déposées par le substitut du Procureur général. Sachant que l’obtention d’une condamnation criminelle reliée à l’utilisation d’une automobile est en moyenne une affaire de 250 jours et que les poursuites civiles s’étendent également sur des années, ne crée-t-on pas des attentes démesurées pour les victimes? Ne dit-on pas qu’une justice lente correspond à un déni de justice? Sachant que les statistiques compilées par la SAAQ pour l’année 2000 révèlent que 43 % des criminels de la route n’avaient aucun revenu et que 41 % gagnaient moins de 30 000 $ par année, qui va vraiment profiter de ces poursuites civiles sinon les avocats des parties? A-t-on suffisamment expliqué aux gens qu’une condamnation pour conduite avec capacités affaiblies (l’immense majorité des crimes au volant) ne signifie pas automatiquement que cette conduite est la cause des blessures subies et que la conduite de la victime sera scrutée à la loupe? Leur a-t-on fait remarquer que le régime public d’assurance automobile indemnise souvent aussi bien que ce que la victime aurait pu obtenir d’un tribunal, sans délai et sans frais d’avocat?

De plus, une fois la Porte ouverte, pourquoi limiter le droit de poursuite envers le criminel seulement? Suivant quelle logique devrait-on empêcher de poursuivre les parents d’un jeune de 17 ans, sans revenu, qui s’est rendu coupable de conduite dangereuse? Contre le restaurateur qui a laissé partir un client ayant un peu trop bu? Ou encore, comme cela s’est vu en Ontario, contre les propriétaires de la maison où un invité s’est enivré avant de prendre le volant? Pourquoi permettre les poursuites civiles contre celui qui a bu un verre de trop et non contre celui qui, à jeun, a grillé un feu rouge et heurté un piéton (le fait de griller un feu rouge n’est pas, en soi, de la conduite dangereuse au sens du Code criminel)?

Enfin, quel conducteur peut se dire totalement à l’abri d’un écart de conduite irréfléchi, d’un verre de trop ou d’un mélange en apparence inoffensif entre un verre de vin et un médicament? Le ministre Bellemare aime bien se gargariser de sondages mais il ne parle pas de celui où 1,9 million de détenteurs de permis de conduire ont déclaré être susceptibles de dépasser la limite d’alcool permise en prenant le volant. Le désir de contracter une assurance pour se prémunir contre ce risque est alors évident et le Bureau d’assurance du Canada l’a bien compris, en annonçant une hausse des primes d’assurance automobile au Québec, si les propositions de réforme étaient adoptées. Et le ministre qui n’a rien trouvé de mieux à dire qu’il empêcherait dorénavant les gens de s’assurer…

Cessation de toute forme d’indemnisation

Au-delà de son aspect punitif qui est, rappelons-le, étranger à un régime civil d’indemnisation, cette deuxième mesure repose sur des motifs économiques : l’État pourrait ainsi économiser des millions de dollars par année. Or, rien n’est plus faux.

En effet, ce n’est pas l’État qui indemnise à l’heure actuelle les criminels de la route mais une compagnie d’assurance publique, entièrement financée par les contributions des automobilistes québécois. Pire, la proposition de réforme augmenterait les dépenses du ministère de la Santé, puisque la SAAQ rembourse à l’heure actuelle à la Régie de l’assurance maladie tous les coûts de santé engagés pour les criminels. Quand on sait que sur les 15 M$ d’économies potentielles avancées par le ministre Bellemare, 12,4 M$ sont représentés par des soins de santé, on voit mieux le genre d’«économie» qui en résulterait pour l’État québécois. À moins que l’on cesse dorénavant de soigner les criminels?

Si l’on s’attarde aux 2,6 M$ restants (une goutte dans l’océan des indemnités versées par la SAAQ, qui dépassent annuellement les 600 M$), indiquons quelques-uns des effets pervers de leur suppression : les personnes à charge du criminel de la route laissées sans filet de protection alors qu’elles n’ont commis aucune faute, des victimes obligées de recourir à l’aide sociale (un autre fardeau supplémentaire pour l’État). N’est-il pas plus logique de laisser aux créateurs d’un risque particulier (les automobilistes) le soin d’acquitter tous les coûts reliés à l’utilisation d’une automobile?

Enfin, il n’est pas difficile de prédire des difficultés d’application pratique de cette mesure. À titre d’exemple, va-t-on mettre de côté la présomption d’innocence et refuser d’indemniser le criminel potentiel sans attendre le résultat du procès pénal?

Obligation de rembourser les sommes consacrées aux autres victimes impliquées

La mesure semble au départ d’une logique implacable : pourquoi ne pas obliger le criminel qui en a les moyens de rembourser ce que la SAAQ a dû débourser en raison de sa conduite? Encore là, la réalité n’est pas aussi simple.

D’une part, il suffit d’examiner ce qui se passe dans les hypothèses où existe un tel recours en remboursement (appelé recours subrogatoire), pour saisir les énormes difficultés pratiques qui en découlent. Peu de gens savent que la CSST, qui est chargée de la gestion de la Loi sur l’indemnisation des victimes d’actes criminels, n’exerce plus depuis 15 ans son recours subrogatoire contre le criminel, même lorsque celui-ci est facilement identifiable : les frais et les énergies engagés dépassaient tout simplement les rares montants que l’on réussissait à récupérer! Et l’on voudrait que la SAAQ dispose du même recours illusoire contre la même clientèle? Même son de cloche du côté de la Régie de l’assurance maladie, qui n’exerce en pratique son recours que lorsque le responsable des soins dispensés à une victime est assuré (et encore a-t-il fallu qu’une modification législative oblige les assureurs responsabilité à se dénoncer eux-mêmes à la RAMQ).

D’autre part, et cela est fondamental, on créerait ainsi une situation bizarre où un assureur aurait le droit de poursuivre son propre assuré (le conducteur qui a acquitté sa prime). Dans un contexte où le ministre Bellemare lui-même a maintes fois reproché à la SAAQ d’agir en inquisiteur plutôt qu’en accompagnateur des victimes d’accidents d’automobile (de façon nettement exagérée d’ailleurs), le message envoyé est pour le moins contradictoire. Belle façon d’améliorer les relations avec la clientèle que de mettre en place un mécanisme d’enquête et un climat de suspicion envers tout nouveau réclamant!

Conclusion

Le régime québécois d’assurance automobile est l’un des meilleurs au monde : il suffit de voir l’ampleur de la crise canadienne de l’assurance automobile, dans toutes les provinces qui ne possèdent pas un régime de no fault, pour mesurer notre chance. En fait, on cherche partout à travers le monde à copier le modèle québécois car il a fait ses preuves : indemnisation rapide et équitable de toutes les victimes directes d’un accident, à des coûts qui défient toute comparaison. Quelle compagnie d’assurance automobile peut, à travers le monde, se targuer de ne pas avoir augmenté ses primes depuis près de 20 ans (142 $ par année pour un véhicule de promenade, taxes incluses)? De retourner aux victimes 89 cents pour chaque dollar de prime versée, alors que la moyenne en Ontario et dans les provinces maritimes tourne aux alentours de 65 cents?

Efficacité, simplicité, rapidité : voilà les trois mots qui définissent le mieux notre système. L’absence de toute poursuite civile est un élément majeur d’explication de ce succès. Laissons au droit criminel le soin de punir ceux qui se conduisent mal sur les routes et ne demandons pas à une loi d’indemnisation de jouer un rôle punitif pour lequel elle n’a pas été conçue. N’est-il pas d’ailleurs symptomatique de constater que les accidents reliés à la consommation d’alcool sont en baisse constante depuis une quinzaine d’années? Seuls un resserrement des sanctions pénales et de meilleures sanctions administratives (suspension du permis, saisie du véhicule), sans oublier une surveillance policière adéquate, ont eu et peuvent encore avoir un effet dissuasif concret en la matière.