Revue Porte Ouverte

Toxicomanie : réflexion et intervention

Par Entrevue réalisée par Jean-François Cusson,
Criminologue, chargé de projets

La décriminalisation de la marijuana ou l’art de passer des messages ambigus…

L’automne dernier, suite à un rapport du Sénat et à un autre de la Chambre des communes, la question de la légalisation ou de la décriminalisation de la marijuana a refait surface sur la scène canadienne. Le Porte ouverte a rencontré Mme Line Beauchesne, professeure agrégée au département de criminologie de l’Université d’Ottawa, et a recueilli ses commentaires.

Bien des gens ont souvent la fausse impression que la légalisation ouvrirait la porte à l’anarchie. C’est plutôt l’inverse qui se produirait.

Porte ouverte : Mme Beauchesne, pouvez-vous, d’abord, nous présenter les orientations de ces deux rapports?

C’est en septembre dernier qu’a paru le rapport du comité sénatorial sur les drogues illicites. Il s’intéressait aux questions du cannabis et aux politiques canadiennes en matière de drogue. Un peu plus tard, en décembre, paraissait un rapport de la Chambre des communes portant sur l’ensemble de la politique canadienne en matière de drogue. Ces deux rapports sont très différents.

Une étude en profondeur du Sénat

Dans son étude, le Sénat avait comme objectif de faire le point scientifique sur le cannabis. C’est pourquoi, au cours des deux années qu’a duré le travail, le comité sénatorial a invité différents experts nationaux et internationaux. Il a aussi proposé une réflexion sur le rôle de l’État en matière de drogues. Il a conclu qu’il existait une série de mythes sur le cannabis et que le droit pénal n’était pas un outil adéquat pour agir dans un objectif de promotion de la santé. S’il considère la légalisation du cannabis souhaitable, il propose aussi que ce soit à l’État d’assurer une distribution sécuritaire du produit. Le travail magnifique du Sénat va nous aider pendant de longues années.

Un rapport qui défend le statu quo!

En parallèle au travail du comité sénatorial, nous avons assisté à la mise sur pied d’une commission à la Chambre des communes sur les drogues et les médicaments. Les médicaments étant des drogues, on ouvrait déjà la porte à un découpage juridique et non à un découpage scientifique de la question. En plus, son mandat était principalement d’écouter les Canadiens afin de vérifier ce qu’ils veulent. Ce qui est malheureux, c’est que ce genre de consultation prend pour acquis que les gens consultés ont reçu une bonne information en matière de drogue et qu’ils sont en mesure de faire des choix éclairés. Le rapport de cette commission ne nous a rien appris et il suggère plutôt un statu quo. Suite à celui-ci, les médias ont annoncé, avec un certain tapage, la création de sites d’injection qui étaient déjà prévus. Même la question de la décriminalisation du cannabis que propose le rapport n’était pas nouvelle, puisque le ministre de la Justice du Canada en avait déjà ouvertement parlé.

Le comité de la Chambre des communes aurait dû poursuivre la réflexion du Sénat sur le rôle de l’État en matière de drogues.

PO : Le ministre de la Justice du Canada a récemment indiqué qu’il désirait déposer un projet de loi en juin concernant la décriminalisation de la marijuana. Que pouvons-nous attendre d’un tel projet de loi?

Il est difficile de se prononcer puisque nous ne connaissons pas encore le projet de décriminalisation que le ministre veut mettre sur la table. En fait, il existe trois grands scénarios.

L’exemple australien 

Il y a d’abord le scénario qui a été mis en place en Australie, dans lequel la criminalisation du cannabis a été remplacée par un système d’amende. Legouvernement en a fait une source de revenus et, en bout de ligne, ce scénario lance un message ambigu en matière de prévention. Si le produit présente des dangers, pourquoi ne plus le criminaliser? À l’opposé, pourquoi créer un système d’amende si le produit n’est pas dangereux? Avec ce scénario, le consommateur continue de demeurer dans la clandestinité et de fréquenter des milieux à risque.

L’exemple anglais

En Angleterre, la police n’est maintenant plus obligée de criminaliser le consommateur lorsqu’elle est confrontée à de petites quantités de possession de marijuana, à moins qu’il y ait cause de désordre public important. En fait, il s’agit là de notre situation actuelle. Au Canada, la police n’est pas nécessairement proactive afin d’arrêter les consommateurs et elle s’occupe surtout des cas perturbateurs. Cette stratégie donne à la police un grand pouvoir discrétionnaire qui lui permet de distinguer le bon utilisateur de celui qui ne l’est pas. Pour une question qui relève de la santé publique, c’est une façon de faire assez bizarre.

L’exemple néerlandais 

Les Pays-Bas ont décidé d’arrêter de judiciariser pour de petites quantités de marijuana tout en s’assurant que les lieux de vente soient contrôlés de façon à pouvoir vérifier que le produit vendu est sécuritaire. Pour ceux qui entretiennent un usage problématique, l’État a mis l’accent sur l’intervention. Ces changements ont aussi été accompagnés d’une campagne importante de prévention sur la dépendance psychologique. Cette approche a fait ses preuves, puisque les Pays-Bas sont parmi les plus bas consommateurs de marijuana. 

PO : L’expérience des Pays-Bas représente — t-elle le scénario idéal?

Pas du tout. Un scénario de décriminalisation passera toujours un message ambigu parce qu’on ne définit pas clairement le rôle du gouvernement. Faut-il favoriser la santé publique ou se protéger du produit? Si on décide de mettre l’accent sur la santé, il faut assurer la qualité du produit, permettre à la population d’avoir accès à toute l’information pertinente et éviter les usages abusifs. Si on veut se protéger de la marijuana, il faut plutôt continuer à limiter ou à empêcher l’accès au produit.

Évidemment, il est possible de faire des usages problématiques de marijuana. Cependant, lorsqu’on porte notre attention sur le potentiel dangereux d’un produit plutôt que sur le mauvais usage, il devient très difficile de faire une bonne prévention.

PO : Quel est le scénario idéal?

Le scénario idéal est celui de la légalisation, parce qu’il oblige l’État à mettre des contrôles en place. Bien des gens ont souvent la fausse impression que la léga-lisation ouvrirait la porte à l’anarchie. C’est plutôt l’inverse qui se produirait. Prenez l’exemple que nous avons connu il y a quelques années avec le marché noir du tabac. Les jeunes pouvaient facilement s’en procurer un peu partout et pouvaient devenir actifs dans le recrutement de nouveaux fumeurs. Dans un marché noir, les jeunes ont tendance à être recrutés par les réseaux de distribution et il n’y a aucun encadrement ou aucun support offert aux consommateurs.

La légalisation signifie qu’on se donnerait les moyens d’avoir une réglementation permettant un contrôle de la qualité du produit et des lieux de distribution tout en favorisant une prévention adéquate auprès des gens à risque.

PO : D’où viennent les grandes résistances en matière de légalisation de la marijuana?

Il faut d’abord comprendre qu’on ne peut pas légaliser à court terme, parce que les lois fédérales sont liées à des conventions internationales. Présentement, il commence à y avoir un mouvement européen pour modifier ces conventions et le Canada devrait travailler avec ces pays.

Les engagements internationaux nous obligent seulement à interdire les produits et à réprimer le trafic international. En d’autres termes, il est possible d’interdire la marijuana et de ne pas donner de lourdes sentences.

Aussi, les conventions permettent les usages à des fins thérapeutiques. Avec un peu d’imagination, on pourrait étendre cet usage sans qu’il passe obligatoirement par la prescription médicale. Ceci permettrait d’assurer une meilleure transition entre une politique axée sur la répression et une autre centrée sur l’encadrement. On pourrait alors emprunter une trajectoire qui nous permettrait de faire des apprivoisements sains en évitant de banaliser l’usage des drogues.

PO : Est-ce qu’un scénario de légalisation ou de décriminalisation peut faire en sorte d’augmenter la consommation ainsi que le nombre de consommateurs?

Lorsque l’on parle de statistiques concernant la consommation, il faut être très prudent. Prenons l’exemple de l’alcool. Il est dommage de constater que sur la scène canadienne, on utilise souvent le Québec pour démontrer qu’une plus grande accessibilité incite à la consommation. Pourtant, les Québécois sont parmi ceux qui consomment le moins d’alcool au pays. Statistiquement, le Québec achète plus de litres d’alcool que les autres provinces. Cependant, lorsqu’on considère le pourcentage d’alcool dans les boissons achetées, on remarque que la consom-mation des Québécois se situe
en-dessous de la moyenne nationale.

Concernant la marijuana, il est faux de prétendre que la décriminalisation ou la légalisation peuvent accroître l’usage de ce produit. De façon générale, lorsqu’on augmente la disponibilité d’un produit, on remarque plutôt une diversification des habitudes de consommation.

Nous avons pu constater ce phénomène lors de l’augmentation importante des points de distribution d’alcool au Québec à partir de 1979. Si la consommation d’alcool a diminué l’année suivante, la plus grande disponibilité du vin a amené les Québécois à changer certaines habitudes. Ils ont été nombreux à diminuer leur consommation de bière et à intégrer le vin dans leurs habitudes de vie.

Il est démontré qu’une diversification des drogues sur le marché amène une diversification des usages. La décision de consommer dépend non pas de l’accessibilité, mais du contexte social dans lequel se retrouve l’individu et de ses attentes face à sa consommation.

Il est alors important d’adopter une approche visant la promotion de la santé, la prévention et le support pour les consommateurs qui ont développé un usage abusif. La décriminalisation de la marijuana, même si elle peut être vue comme un scénario intéressant, continue de maintenir le consommateur dans un milieu marginal tout en lui envoyant des messages ambigus rendant la prévention très difficile.