Porte Ouverte Magazine

L’Art et la réintégration sociale et communautaire

By Nora Demnati,
Avocate et co-fondatrice de Regard Critique

and Marie-Claude Lacroix,
Avocate et co-fondatrice de Regard Critique

Regard critique

En tant qu’avocates en droit carcéral nous interagissons au quotidien avec les hommes incarcérés. Il est toujours étonnant et parfois même déstabilisant de voir ces caïds s’effondrer soudainement dans notre bureau et de les aider à remettre en place les pièces du casse-tête.  

Plusieurs d’entre eux parlent de la vie carcérale comme d’un univers à part, où il faut constamment être sur ses gardes et où la loi du plus fort impose des règles strictes. Aucun moment de faiblesse n’y est permis. La routine carcérale favorise le refoulement des émotions, tant négatives que positives, faute d’un auditoire sincère. Les échappatoires se font rares dans un tel contexte et les rencontres avec des membres de la communauté, tant l’avocat, que l’ainé autochtone ou l’aumônier, deviennent un moment privilégié où ils peuvent s’ouvrir. Pas trop longtemps, pas trop profondément sinon après c'est trop dur se reconstruire une façade avant de retourner dans la rangée parmi leurs acolytes. 
 
Comment dans un tel contexte peut-on s’attendre à ce que ces individus travaillent honnêtement sur eux et puissent acquérir le bagage émotionnel nécessaire à leur réinsertion sociale ? 
 
Ils peuvent bien apprendre à gérer leurs émotions, mais un tel apprentissage demeure illusoire dans un milieu où celles-ci n'ont pas lieu d'être. Et pourtant, il serait dangereux de minimiser leur impact malgré la rudesse de l'environnement. Que ce soit de la frustration face à une injustice systémique, de la tristesse causée par la perte d’un être cher, le désespoir devant un cheminement sans fin ou encore l’incertitude face à une nouvelle étape à franchir, ces émotions s’accumulent dangereusement, sans jamais avoir l’opportunité de se déployer complètement. 
 
Il ne faudra pas s'étonner si une personne retournant en société, avec de telles émotions, auxquelles s'ajoute un déficit émotionnel,  récidive ou rechute. Or, les ressources se font malheureusement de plus en plus rare. C’est rarement dans le cadre d’un programme de groupe, devant leurs paires, qu’ils se sentiront autorisés à s’ouvrir. L’accès au psychologue relève de son côté, presque de l’impossible…  
 
C’est dans ce contexte que l’art leur offre l’échappatoire dont ils ont besoin. L’art, sous toutes ses formes, intervient à titre de remède. Qu’il s’agisse de mettre en mots ses états d’âmes, de peindre ses plus grandes craintes ou de composer une chanson relatant son vécu, le canal artistique leur permet de s’extérioriser. Nous l’avons constaté à plusieurs reprises, tant chez le jeune affilié qui utilise le rap pour exprimer sa révolte face au système que chez l’artiste peintre qui utilise ses pinceaux pour exprimer sa détresse ou chez les jeunes autochtones qui tenteront de mettre un sens dans les pensées qui se bousculent à travers l’artisanat traditionnel. 
 
Lors d’un récent vernissage organisé par Regard Critique, Desperado, condamné il y a plus de 15 ans à une sentence vie et qui a réintégré avec succès la communauté, l’exprimait bien : sans la peinture il n’y serait probablement pas arrivé. Et cela va bien au delà de simplement exprimer ses émotions. La peinture lui a permis d’occuper ses pensées, de se sentir utile et d’avoir quelque chose de tangible auquel se raccrocher. Comme Desperado l’a dit, « en dedans, tu penses juste à faire du mal. Tu capotes. Ce n’est pas pour rien que tout le monde prend de la drogue. Les détenus ne savent pas comment s’en sortir. Le temps est tellement long. La pression des gangs est forte. Les gens cherchent des échappatoires, moi je me suis enligné sur l’art ».
  
À quoi un jeune de 19 ans qui vient d’avoir une sentence vie peut-il se raccrocher ? Comment faire pour ne pas qu’il devienne une véritable bombe à retardement alors qu’il se retrouvera rapidement au « max », dans un milieu austère, et avec des ressources limitées. C’est ici que l’art entre en jeu selon nous. Un jeune que nous avons connu a ainsi utilisé la musique dans sa cellule d’isolement pour passer à travers le décès de son grand-père, qui était comme son père et auquel on venait de lui refuser d’aller aux funérailles. Tout comme Desperado, quelques années plus tard, il dira que c’est ce qui l’a sauvé.  Un autre a plutôt choisi de publier son histoire sous la forme d’un roman, pour éviter à d’autres la descente aux enfers qu’il a vécu. Les exemples de la sorte pleuvent, mais l’idée demeure la même : oui s’exprimer, mais surtout avoir un but, donner un sens à une vie qui en semble exempte. 
 
Après avoir été témoin de proche ou de loin de l’importance que peut avoir l’art dans la vie de ces individus nous ne pouvons que tenter d’encourager de telles initiatives qui à notre sens vont de pair avec la réinsertion sociale. 
 
Regard Critique est un organisme à but non lucratif fondé par Nora Demnati et Marie-Claude Lacroix avec comme mission la défense et promotion des droits humains et notamment des personnes incarcérées au Canada et dans le monde, en partenariat avec des acteurs locaux agissant dans les pays ciblés. 
 
Au niveau des personnes incarcérées, l’objectif est non seulement de leur offrir l’appui dont ils ont besoin pour se réinsérer dans la société, mais également de les amener à croire à nouveau en eux.


«Le même homme sous un autre angle», chronique de Rima Elkouri dans La Presse du 6 octobre 2017.