Porte Ouverte Magazine

Prison privée

By Juliette Jarvis,
Étudiante en criminologie, recherche et rédaction du document d’analyse sur la privatisation des prisons de l’ASRSQ

Constats de l’expérience internationale : La prudence s’impose

Selon une définition générale, la privatisation peut être présentée comme le transfert de fonctions étatiques du secteur public vers le secteur privé à but lucratif. Concernant les établissements de détention, celui-ci peut s’effectuer selon différentes modalités. Le secteur privé peut être responsable du développement de projets et en faciliter le financement, étant alors souvent propriétaire des établissements, qui peuvent être loués ou progressivement achetés par l’État. D’autre part, des contrats peuvent être passés avec le secteur privé pour l’offre de services tels que les soins médicaux, l’alimentation et les programmes d’éducation et de formation professionnelle. Enfin, le secteur privé peut assumer la gestion d’établissements dont il est propriétaire ou qui appartiennent à l’État, dans le cadre d’une autonomie administrative. Ces formes de privatisation peuvent dans certains cas s’inscrire dans un partenariat public-privé, impliquant un contrat à long terme par lequel le secteur privé est associé à la conception, la réalisation et l’exploitation de projets de l’administration publique.

La privatisation de la gestion d’établissements correctionnels connaît un essor dans différents pays. Au plan mondial, la capacité d’accueil pondérée des prisons administrées par le secteur privé est passée de 15 300 places en 1990 à 145 160 places en 1999, selon les données présentées par le Service correctionnel du Canada. D’autres formes de privatisation, concernant notamment les services, peuvent également être observées. Ces différentes modalités font ainsi apparaître plusieurs modèles de privatisation.

Le modèle états-unien

De nombreux services au sein des institutions ayant déjà été confiés au secteur privé, tels l’alimentation, la santé, l’éducation, la formation professionnelle, la maintenance, la sécurité ou le travail, la privatisation complète d’établissements de détention s’est développée aux États-Unis au cours des années 1980. Soutenu notamment par les milieux conservateurs peu favorables à la réhabilitation et désirant réduire les coûts de gestion d’une population
La question des économies permises par la privatisation et de la qualité supérieure des services dans les établissements privés est cependant débattue. Peu de recherches indépendantes soutiennent ces arguments, une étude du Bureau of Justice Assistance réalisée en 2001 montrant que la moyenne de ces économies se situe autour de 1 %, obtenues généralement par une réduction des coûts de la main d’oeuvre, tandis que les services semblent être de qualité semblable. De plus, il apparaît que le secteur privé connaît des problèmes de gestion importants, également mis en évidence par une autre étude conduite par le Federal Bureau of Prisons en 2003, concernant notamment le roulement du personnel et les évènements majeurs, tels les évasions et les agressions. La communication de ces difficultés a ainsi augmenté l’attention portée par le public à ces établissements et contribué au ralentissement de la croissance de ce secteur au cours des dernières années.

Le modèle britannique 

S’inspirant des développements aux États — Unis, la mise en oeuvre de la politique de privatisation des prisons a été promue au Royaume-Uni en 1984 par l’Adam Smith Institute, considérant que le fait de confier la construction et la gestion d’établissements au secteur privé permettrait de réduire les coûts et le problème de surpopulation. Des entreprises privées et des organismes à but non lucratif assuraient des services au sein du système correctionnel depuis les années 1970. La stratégie de privatisation à long terme implantée en 1992 concernant des projets en partenariat avec le secteur privé, la Private Finance Initiative (PFI), a vu ainsi l’ouverture de 9 prisons financées, conçues et construites par le secteur privé les administrant sous contrat pour une période de 25 ans. En 2001, ces établissements détenaient 6 000 adultes et jeunes délinquants en Angleterre et en Écosse selon les données du Parlement britannique, soit environ 8 % de la population carcérale totale, le Royaume-Uni présentant le système de justice criminelle le plus privatisé en Europe.

Selon une étude réalisée en 2003 par le National Audit Office, la qualité des services offerts par le secteur privé est satisfaisante, et la compétition entre les secteurs public et privé a permis d’améliorer la gestion des ressources et les conditions de détention. Cependant, la gestion privée des établissements peut présenter des difficultés concernant le contrôle des contrats et leur flexibilité, et il est noté que la performance du secteur privé concernant la sécurité est inférieure au secteur public. Par ailleurs, le problème de surpopulation ne paraît pas avoir été résolu par le recours au secteur privé, puisque selon les données du Parlement britannique la capacité carcérale n’a pas suivi l’augmentation du nombre de détenus de 51 000 en 1986 à 71 000 en 2002.

Au plan mondial, la capacité d’accueil pondérée des prisons administrées par le secteur privé est passée de 15 300 places en 1990 à 145 160 places en 1999.

Le modèle français

Un autre mode de gestion semi-privé est développé en France depuis le début des années 1990 dans les établissements pénitentiaires à gestion déléguée (EPGD). Dans ce cadre, la délégation de gestion de certaines fonctions à des entreprises privées n’est cependant pas considérée comme une privatisation. La législation définit, au sein du service public pénitentiaire, les missions qui relèvent de la responsabilité directe de l’État et celles qui peuvent être déléguées. Ainsi, les fonctions de direction, de surveillance et de greffe doivent être exercées par des agents de l’État, tandis que les fonctions déléguées s’exercent sous son autorité. Le programme 13 000 a été réalisé selon cette loi, concernant 13 000 places dans 21 établissements qui incluent la participation de l’entreprise privée à leur fonctionnement. Il consiste en une concession de 10 ans pour une zone géographique à 4 groupes d’entreprises (conception et construction), les services délégués étant la maintenance, l’hôtellerie, la lingerie, la cantine, la santé, le travail et la formation professionnelle.

Selon l’Administration pénitentiaire, l’implication du secteur privé a permis de faire face à la surpopulation chronique et de moderniser le système, notamment en facilitant l’introduction de nouvelles technologies et méthodes de gestion. De plus, les normes de contrôle très précises appliquées aux services offerts assurent de leur qualité. Cependant, les fonctions de travail et de formation professionnelle sont évaluées comme étant insuffisantes. D’autre part, des critiques ont été émises concernant la soustraitance pratiquée par le secteur privé, les entreprises n’étant pas liées aux exigences et à la mission du service public, ainsi que le manque de moyens pour favoriser l’amélioration des services offerts par le secteur public.

Tendances nationales

Au plan fédéral, aucune privatisation n’a été entreprise en termes de confier l’ensemble de la gestion d’un établissement au secteur privé. Cependant, des contrats pour la prestation de services sont passés avec le secteur privé depuis plusieurs années, concernant la construction et la conception d’établissements, les soins médicaux, les programmes de formation, les services d’entretien et la surveillance.

Par ailleurs, il existe quelques initiatives comportant divers degrés de privatisation en Nouvelle-Écosse et en Ontario, allant de l’élaboration de projets de construction financés par le secteur privé au premier établissement correctionnel privé. Au cours des années 1990, le gouvernement de l’Ontario a en effet adopté une politique pénale conservatrice qui prône une répression dure de la criminalité, introduisant notamment les «super prisons» et la privatisation de structures pénales. Le centre de détention de Penetanguishene, construit et administré par une entreprise états-unienne, a ainsi été ouvert en 2001. La privatisation n’a cependant pas été engagée à long terme, une étude d’une durée de cinq ans devant être réalisée en comparaison avec l’établissement public de Lindsay, qui présente les mêmes conditions. Depuis son ouverture, l’établissement de Penetanguishene a connu des difficultés de gestion importantes. Il a été question de plusieurs évènements collectifs, sur lesquels les autorités publiques possédaient très peu d’informations, tandis que le manque de services et de personnel a été dénoncé. Le modèle de gestion privée développé pose donc des problèmes concernant l’administration de l’établissement, les conditions de détention et les services offerts, qui affectent les personnes détenues et les membres du personnel, tandis que le manque de transparence et le nombre restreint d’études indépendantes sont notés.

Différentes modalités existent ainsi concernant la privatisation d’établissements correctionnels, impliquant un transfert partiel ou total des opérations au secteur privé. Alors que le gouvernement du Québec envisage la privatisation d’un centre de détention, il convient de considérer les expériences menées dans d’autres contextes. Il semble que les effets de formes de privatisation complète soient les plus discutés, une certaine prudence paraissant également nécessaire par rapport aux arguments du recours au secteur privé ou à la délégation de certains services.