Porte Ouverte Magazine

Prison privée

By Marion Vacheret,
Professeure adjointe à l’École de criminologie de l’Université de Montréal

De la nécessité des prisons… Pourquoi des prisons si l’on prône la réinsertion?

Actuellement, au Québec, près de 45 000 personnes, condamnées à une sentence inférieure à 2 ans ou prévenues, sont admises dans un centre de détention provincial au cours d’une année. Les raisons invoquées pour justifier ou valoriser cette détention sont diverses et multiples. Punir la personne en raison des actes criminels qu’elle a posés, en raison de la souffrance engendrée par son acte et du trouble social qui en découle, et par-là même montrer notre désapprobation sociale relativement à ces gestes sont sans doute les raisons les plus invoquées. Parallèlement, l’idée de neutraliser le contrevenant en l’empêchant, durant le temps de sa détention, de commettre de nouveaux actes criminels est aussi l’un des motifs avancés pour justifier le recours à une peine privative de liberté. Toutefois, le Code criminel canadien comme l’énoncé de mission des Services correctionnels du Québec nous rappellent qu’une peine doit également poursuivre l’objectif de «favoriser la réinsertion sociale des délinquants1» et que l’emprisonnement doit rester une mesure de dernier recours. Dans ce cadre, avons-nous besoin de nouvelles prisons?

Une finalité de la peine en transformation

Le système correctionnel canadien défend une conception de la peine plurifonctionnelle : dénonciation du comportement, dissuasion, neutralisation, réinsertion sociale, réparation des tords ou encore responsabilisation des contrevenants. Toutefois, les politiques criminelles actuelles sont marquées par un discours dominant de contrôle, de gestion des risques, d’efficacité, de diminution des coûts ou encore de rentabilité

Le profil de la population incarcérée révèle que nous nous trouvons face à des personnes pouvant difficilement être qualifiées de dangereuses ou considérées comme présentant un risque élevé pour la collectivité. Le système correctionnel canadien défend une conception de la peine plurifonctionnelle : dénonciation du comportement, dissuasion, neutralisation, réinsertion sociale, réparation des tords ou encore responsabilisation des contrevenants. Toutefois, les politiques criminelles actuelles sont marquées par un discours dominant de contrôle, de gestion des risques, d’efficacité, de diminution des coûts ou encore de rentabilité

Une volonté de contrôle et de gestion des risques

À l’heure actuelle, les pratiques correctionnelles s’appuient sur une philosophie de gestion rationnelle de la peine3. Au moyen de calculs probabilistes sur la récidive possible des contrevenants pris en charge, il s’agit d’exercer le meilleur contrôle possible sur les individus risquant de commettre des actes criminels considérés comme dangereux pour la société4. Par ce fait même, on gère et on classe des populations dans le but de neutraliser les contrevenants présentant des risques élevés de récidive selon un processus administratif, structuré et rationnel.

On considère de façon générale que cette neutralisation devrait avoir un impact considérable en terme de protection de la collectivité puisqu’elle permettrait la mise hors d’état de nuire des délinquants les plus actifs. Leur emprisonnement engendrerait alors une diminution importante des taux de criminalité, et plus spécialement des actes criminels considérés comme graves entraînant des risques sérieux pour la collectivité.

La justice actuarielle

La justice, telle que conçue dans un tel système, s’approche de ce que Feeley et Simon (1994) appellent la «nouvelle pénologie» ou «justice actuarielle» dans lesquelles la recherche d’efficacité s’allie à celle d’assurance sociale contre les risques. Les discours en matière de pénalité sont alors empreints de notions comme celles de rationalisation, de rentabilité économique, de diminution des coûts. Les interventions s’appuient sur un raisonnement économique et sur l’idée de mettre en place la meilleure gestion possible des ressources5.

Cette efficacité se concentre sur ce que l’on pense être la demande de sécurité de la population. Cette dernière s’attend à être protégée, rassurée, et prémunie contre les risques liés à la criminalité. L’incarcération des contrevenants est alors présentée comme la solution idéale - voire la seule possible - pour y répondre.

Une volonté de rétribution

Dans ce cadre, le contrevenant est présenté comme une personne qui agit de façon rationnelle, calculée et qui doit être sanctionnée uniquement parce qu’elle a commis un acte criminel. On se retrouve en plein dans le modèle du «juste dû», de la peine «vraiment méritée» ayant aboutit dans certains États des États-Unis à la suppression de programmes de réinsertion sociale, à la disparition des libérations anticipées telle la libéation conditionnelle et à la mise en oeuvre de lignes directrices strictes en matière de détermination de la peine. L’incarcération elle-même dans ce contexte prend une forme de plus en plus rétributiviste, allant parfois de pair avec le travail obligatoire gratuit, la suppression de tout bien matériel pouvant être considéré comme du confort – le café par exemple - et des conditions de détention particulièrement sévères.

Des discours et pratiques contradictoires

Si ces finalités sont de plus en plus présentes dans les pratiques et discours pénaux des pays occidentaux à l’heure actuelle, et qu’elles prennent concrètement le pas sur l’idée d’une peine visant la réinsertion sociale, la question qui se pose est celle de la nécessité d’un tel modèle compte tenu de la population à l’égard de laquelle il est mis en place.

Une neutralisation contestable

L’enjeu de la mise en oeuvre de peines privatives de liberté de plus en plus importantes en nombre de personnes concernées, est l’adaptation de ces discours justificateurs aux besoins de la société et aux personnes prises en charge de cette façon.

Or, le profil de la population carcérale révèle une contradiction profonde entre un discours sur l’indispensable neutralisation de contrevenants dangereux pour la collectivité et la réalité.

En effet, l’analyse du profil de la population incarcérée révèle que nous nous trouvons face à des personnes pouvant difficilement être qualifiées de dangereuses ou considérées comme présentant un risque élevé pour la collectivité. De fait, dans nos prisons provinciales, nous nous trouvons avant tout face à une population marquée par des problèmes de santé mentale ou physique, des personnes issues de milieux défavorisés, instables, pauvres, isolées socialement, avec un faible niveau de scolarité et des difficultés au niveau de l’emploi. D’une part, la simple durée moyenne des condamnations est un indicateur de la faible gravité des actes criminels posés (94 % des détenus sont admis pour des peines inférieures à 6 mois et 53 % pour des peines inférieures à 1 mois6). D’autre part, le portrait de la population carcérale provinciale7 révèle que 66 % des détenus sont considérés comme ayant un problème de santé mentale et que 40 % ont un réel problème de consommation d’alcool ou de drogues. De façon plus générale, en 1999, le Protecteur du citoyen considérait que 30 % de la population correctionnelle souffrait de troubles sociaux ou mentaux à divers degrés.

Non seulement ce profil amène un questionnement par rapport à une forme de discrimination par le système pénal de classes sociales particulièrement défavorisées (en raison de leur surreprésentation)8, mais aussi des questions de fond en ce qui concerne la prise en charge pénale plus que sociale de problèmes qui sont avant tout des problèmes sociaux. Certains analysent ce phénomène comme une façon d’exclure socialement les indésirables et de gérer la pauvreté par le pénal au lieu d’y répondre par des mesures permettant une meilleure intégration sociale. Cette question est d’autant plus pertinente que la courte durée des sentences d’incarcération comme le nombre important de personnes prises dans les mailles du filet provincial font qu’aucun programme ou intervention visant la réinsertion sociale des détenus ne peut être mis en place de façon efficace et rentable. Les personnes détenues, alors même que leur profil montre qu’elles auraient besoin d’aide et de mesures d’interventions ciblées, sont essentiellement entreposées pour un temps inutilisé dans un établissement carcéral.

Enfin, une autre question que pose cette forme de détention est reliée à l’impact social et économique de ce temps d’isolement. En effet, la rupture avec l’extérieur – engendrant perte de logement, perte d’emploi, entre autres choses - comme l’attribution d’une étiquette «d’ex-détenu» rend l’insertion sociale à la sortie de prison encore plus difficile, sinon impossible.

Une (ré)insertion sociale non développée

De la même façon, une certaine contradiction ressort entre les finalités généralement attribuées à la peine à travers les pratiques d’incarcération actuelles et le discours officiel de réinsertion sociale. Fondement de la philosophie correctionnelle canadienne depuis l’ouverture des premiers pénitenciers, l’idée de réforme, de traitement ou, encore, de mise en oeuvre de programmes de réadaptation durant l’incarcération a toujours fait partie du système pénal canadien. Si, à l’heure actuelle, on parle davantage de favoriser le sens des responsabilités du contrevenant, l’individualisation des mesures notamment par des mises en liberté graduelles est encore affirmée comme le meilleur moyen de protéger la collectivité à long terme9. En effet, depuis plus de 30 ans, que ce soit à travers les documents de travail de la Commission de réforme du droit (1974), la Commission canadienne sur la détermination e la peine (1987), le document Mission valeurs et orientations des SCQ (1988) ou les rapports du Ministère de la Sécurité publique du Québec (1996), l’emprisonnement est présenté comme une mesure de dernier recours et la réadaptation à l’intérieur de la collectivité est privilégiée plutôt que l’incarcération. La construction de nouvelles prisons comme réponse à la criminalité contredit largement cette philosophie.

Elle la contredit d’autant plus que les études montrent que criminalité et pénalité ne sont pas directement interreliées. D’une part, alors que nous assistons dans les pays occidentaux à une augmentation des taux de détention, nous assistons parallèlement depuis près de 15 ans à une forte diminution de la criminalité10 et plus particulièrement de la criminalité «sérieuse». À titre d’exemple, un article de Marc Ouimet, comparant l’évolution des taux de criminalité aux États-Unis et dans les différentes provinces canadiennes, montre qu’entre 1990 et 1999, le Québec a vu son taux d’homicide diminuer de 35 %, son taux d’agressions sexuelles de 18 %, son taux de cambriolages de 38 %, entre autres. D’autre part, plusieurs auteurs ont montré que les taux de détention n’ont pas d’impact sur la criminalité et inver-sement11. Le recours à la peine privative de liberté ne se justifie donc pas par un besoin plus important en matière de contrôle de la criminalité.

Avons-nous besoin de nouvelles prisons?

Dans ce cadre, la question de fond qui se pose est celle de la nécessité de nouvelles prisons. Devons-nous investir toujours plus dansla privation de liberté, alors que non seulement ce choix contredit nos valeurs en tant que société, mais encore qu’il coûte socialement très cher? Le bilan que nous pouvons faire est davantage un bilan d’échec, une neutralisation inefficace à double titre – inutile pour les contrevenants neutralisés au provincial, inutile pour la collectivité qui n’est pas mieux ni moins bien protégée — et une rentabilité économique non établie compte tenu des coûts sociaux et humains engendrés par la prison12. Notre décision est un choix de société.