Porte Ouverte Magazine

Vieillir et mourir en prison : Refuser l'inacceptable

By Joane Martel,
Professeure titulaire en Criminologie, École de service social, Université Laval

Vieillir en prison : les influences du temps et de l'espace

Introduction

Le vieillissement suscite aujourd'hui l'attention des chercheurs et des décideurs publics; cependant, l'expérience des prisonniers vieillissants1 demeure largement inexplorée. Les idées développées ici découlent d'une étude canadienne en collaboration avec des prisonniers vieillissants purgeant de longues peines d'incarcération2 car les modes de fonctionnement enrégimentés de la prison ont davantage le temps, dans ces peines, d'imprégner le sens qu'ont les prisonniers de leur propre vieillissement. Grâce à la collaboration de trois organismes communautaires, trente-trois entrevues ont été menées, entre 2011 et 2012, auprès de prisonniers, de libérés et de travailleurs de proximité dans trois provinces canadiennes (Colombie-Britannique, Alberta, Québec).

Les influences du temps carcéral

Pour les prisonniers, le passage du temps en prison est ponctué d'une série d'événements fréquemment violents. L'assujettissement à – ou l'implication dans – de tels événements (agression, extorsion, surdose de drogues, extraction de cellule, suicide) a un effet documenté sur les identités carcérales qui se caractérise par la formation d'un masque carcéral, un personnage carcéral public notamment utile pour assurer sa propre survie en prison. Parce qu'en prison le passage du temps est jonché d'incidents violents, les prisonniers tendent à centrer leurs pensées sur deux enjeux principaux, selon un libéré de 67 ans devenu travailleur de proximité. D'abord, ils se concentrent sur leur survie et, ensuite, ils canalisent leurs pensées autour de l'adaptation à cette microsociété mâle qu'est la prison. Les pensées étant ainsi condensées, plusieurs prisonniers trouvent difficile, voire accessoire, d'envisager leur propre vieillissement.

Le transfèrement déracine les prisonniers d'espaces et d'environnements familiers et les relocalise dans des territoires vierges truffés de références spatiales qui peuvent leur être étrangères.

Non seulement le passage du temps en prison est-il ponctué d'événements violents, il est aussi marqué d'une série de non-événements. Je renvoie spécifiquement, ici, aux événements de la vie considérés être fondamentaux dans les processus de typification sociale du vieillissement tels que le mariage, la parentalité, l'accès et le retrait du marché du travail actif, la grand-parentalité, etc. La mi-temps de la vie est une décennie riche en rappels de son propre vieillissement. Être fêté pour son 50e anniversaire de naissance, voir ses enfants devenir parents à leur tour, assister au décès de parents et d'amis, être le membre le plus âgé d'un club ou, encore, être interpellé par « Monsieur/Madame » par un collègue de travail plus jeune que soi constituent des marqueurs de notre vieillissement qui renforcent notre sensibilité à cet égard. Ces rappels ont la capacité d'enclencher une autoréflexion. Or, de tels marqueurs sociaux du vieillissement ne sont pas toujours présents en prison.

La parentalité en tant que marqueur de vieillissement

La prison sépare les individus des réseaux de relations sociales dans lesquels opèrent des rappels socio-culturels du vieillissement. Que ce soit au sein de réseaux familiaux, sociaux ou professionnels, les marqueurs du temps qui passe abondent. Par exemple, être parent signifie, notamment, constater la prise d'autonomie de ses enfants, vivre leur départ du foyer familial et la naissance de leur propre famille nucléaire – chacun de ces moments servant de rappel social du vieillissement du parent. Or, de nombreuses études soulignent les difficultés d'être parent durant l'incarcération. Parce que l'emprisonnement court-circuite le parentage adéquat, il tronque également, par ricochet, les marqueurs et les rappels du vieillissement attachés à de telles étapes du parentage. Pour plusieurs prisonniers, la paternité n'est tout simplement pas permise en prison, souvent en raison de la séparation engendrée par la nature de leur crime. Pour eux, la parentalité devient un non-événement. En conséquence, puisqu'ils ont peu ou pas joué un rôle traditionnel de parent en prison, plusieurs prisonniers vieillissants trouvent laborieux de développer une sensibilité à leur propre vieillissement physiologique.

Dans la même veine, non seulement la parentalité peut difficilement faire partie du quotidien de plusieurs prisonniers, mais d'autres marqueurs – tel que la naissance de petits-enfants – tendent à surgir inopinément durant l'incarcération tels de douloureux rappels que la discipline temporelle de la prison induit une structuration méticuleuse de la conscience du temps qu'ont les prisonniers. Ainsi, pour plusieurs, la (grand) parentalité est également un non-événement en prison.

L'emploi en tant que marqueur de vieillissement

Nombre d'études confirment les coûts sociaux de l'enfermement relativement à l'employabilité. Ces coûts s'avèrent importants pour les prisonniers purgeant des peines de longue durée parce qu'ils sont davantage placés sur une voie parallèle à la force de travail légitime. Ceci les réduit à ne pas vivre l'un des moments souvent charnières de la trajectoire de vie d'un individu, c'est-à-dire sa retraite du marché actif de l'emploi. Les prisonniers sont tenus de travailler, de poursuivre leur éducation ou de suivre des programmes correctionnels pendant leur incarcération. Ainsi, quoique les peines de longue durée puissent être ponctuées d'expériences de travail multivariées, les besoins et les expériences des prisonniers vieillissants en matière d'emploi sont assujettis aux pratiques carcérales qui sont principalement orientées vers le prisonnier jeune, robuste et valide. Aucun des participants n'a pu constater la disponibilité d'emplois adaptés au vieillissement des prisonniers. Or, le concept de la retraite du marché actif de l'emploi perd sa signification sans l'expérience dudit marché de l'emploi. La nature insaisissable de la retraite en tant que marqueur de son propre vieillissement est d'autant plus évanescente, pour les prisonniers, depuis que le gouvernement canadien a récemment suspendu le droit à la Sécurité de la vieillesse et au Supplément de revenu garanti pour tous les citoyens incarcérés âgés de 65 ans et plus (si la peine est de plus de 90 jours)3.

Quoique les participants soient conscients que le seuil de 65 ans marque socialement le début de l'émission des chèques de la Sécurité de la vieillesse – et marque également l'entrée « officielle » dans le troisième âge – le concept de retraite a peu de sens pour eux. En soi, la retraite est une étape de la vie remplie d'ajustements et de pertes (d'emploi, des relations sociales que l'emploi engendrait, de revenu). Pour les prisonniers vieillissants purgeant de longues peines, de telles pertes ne se manifestent pas, pas plus que le besoin de s'y ajuster. Bref, pour les prisonniers qui demeurent incarcérés après 65 ans, la retraite du marché actif de l'emploi est un non-événement.

Les marqueurs de vieillissement propres à la prison

Le fait que plusieurs marqueurs sociaux communs du vieillissement aient une signification négligeable en prison n'entraîne pas l'absence corollaire de tout marqueur temporel du vieillissement. La prison en possède quelques-uns qui lui sont propres. Les marqueurs carcéraux du vieillissement les plus évidents sont les épithètes stéréotypées du genre « le vieux », « bonhomme », « le vieux pédophile » utilisées pour référer aux prisonniers vieillissants. Un autre de ces marqueurs est incontestablement la sentence-vie en soi. Une peine à perpétuité confère au prisonnier une certaine aura qui marque son vieillissement avant même qu'apparaissent les premiers signes physiologiques. En vertu du laps de temps colossal à purger, le « sentencé-vie » est rapidement identifié, par les autres, comme étant un « wise man », un sage connaissant la prison mieux que quiconque. Il y a peu de temps, être un « sentencé-vie » commandait respect et déférence. Cependant, l'effritement du « code » de conduite des détenus serait responsable, selon les participants, de l'évaporation du respect voué aux « vieux », les laissant ainsi en proie à la victimisation. C'est dans cette veine que chacun des participants a remarqué une telle victimisation des prisonniers vieillissants qu'ils attribuent aux transformations récentes du profil des populations carcérales. Bref, même ce marqueur temporel du vieillissement, qu'est la peine à perpétuité, s'est émoussé.

Les influences de l'espace carcéral

La régulation du temps en prison a donc une emprise certaine sur les prisonniers vieillissants, mais là n'est pas le seul contrecoup de la prison. La régulation de l'espace a également une influence substantielle.

Le transfèrement carcéral en tant que déracinement spatial

Plusieurs participants ont relevé l'inadéquation des services de santé, particulièrement suivant le transfèrement des prisonniers vers d'autres établissements. Dans le cadre d'un tel transfert, l'un des médicaments d'une prisonnière de 57 ans souffrant de polypes ovariens aurait disparu tout comme la liste sur laquelle il était inscrit. Lors d'un retour subséquent en prison pour idéations suicidaires, la même prisonnière se rappelle qu'elle portait une attelle autour d'une cheville fracturée que les autorités correctionnelles « ont enlevée et ont perdue ». Tentant de marcher sans l'éclisse, elle n'aurait reçu aucun bandage compensatoire puisque la fracture ne figurait dans aucun document ou formulaire correctionnel. D'autres prisonniers ont également décrié le fait que le transfèrement tend à entraîner un suivi inadéquat des médicaments ainsi que la disparition de cannes et autres dispositifs d'assistance. Corollairement, des transformations dans les procédures carcérales peuvent également diminuer la capacité qu'ont les prisonniers vieillissants à vivre en prison de manière autonome tout en conservant une médication adéquate et appropriée pour leur état de santé. À titre d'exemple, les autorités correctionnelles fédérales ont récemment introduit un nouveau formulaire restreignant l'accès à plusieurs remèdes en vente libre qui étaient auparavant accessibles sur une base coutumière.

De manière plus globale, le transfèrement déracine les prisonniers d'espaces et d'environnements familiers et les relocalise dans des territoires vierges truffés de références spatiales qui peuvent leur être étrangères. Les prisonniers vieillissants peuvent être affligés par de tels déplacements spatiaux si des maladies ou des conditions physiques particulières (par ex. perte auditive, troubles de la vue, confusion) nécessitent l'élaboration de circuits mentaux ponctués de repères spatiaux précis permettant de se mouvoir efficacement dans la prison. Suite à un transfert d'établissement, l'obsolescence de tels circuits mentaux tend à engendrer une désorientation spatiale entraînant une immobilité accrue dans le nouvel établissement.

Bref, certaines altérations imposées à la routine habituelle de la prison, tels le transfèrement et les nouvelles procédures, peuvent être incommodantes pour les prisonniers vieillissants puisque des problèmes de santé mal traités accroissent l'incertitude et le stress et nuisent à leur capacité de s'adapter promptement et à entreprendre des tâches quotidiennes de manière autonome et digne. Le fait qu'en prison certaines pratiques journalières en soins de santé soient saucissonnées – divisées en petits procédés fragmentaires – et localisées dans des espaces délimités qui transcendent difficilement le périmètre de telle ou telle prison produit des formes d'oppression qui sont décuplées pour les prisonniers vieillissants. Pour plusieurs, la prison devient un espace périlleux puisqu'ils peuvent difficilement choisir qui et comment l'on veillera à leurs besoins en soins de santé haussant, par le fait même, la tension et la peur et réduisant la perception de leur propre sécurité dans l'enceinte de la prison.

L'architecture carcérale en tant que handicap spatial

Les prisons ont traditionnellement été construites, sur le plan architectural, en ayant en tête une « clientèle » jeune et vigoureuse. Ainsi, les prisonniers vieillissants à mobilité réduite luttent-ils fréquemment pour l'accès à un hébergement carcéral adéquat (Howse, 2003). Le parc immobilier des services correctionnels fédéraux a 47 ans d'usure en moyenne (ECC, 2011) et la construction de certains établissements remonte à la première demie du XIXe siècle. Malgré que la réfection des établissements existants soit amorcée, celle-ci est souvent ad hoc et non-systématisée en fonction du vieillissement des populations carcérales. Un participant ayant une plaie ouverte à une jambe devait marcher longuement et gravir plusieurs marches pour atteindre l'infirmerie. Un autre, souffrant de dystrophie musculaire, requérait des dispositifs d'assistance lui permettant de se véhiculer dans la prison depuis le jour où ses jambes refusèrent obstinément de le soutenir. Alors qu'un prisonnier est logé dans un établissement à sécurité minimale spécifiquement parce qu'il a 70 ans, cet autre prisonnier de 68 ans, un gros fumeur asthmatique, peine à franchir les quatre étages le séparant de sa cellule. Bref, l'architecture carcérale handicape les prisonniers vieillissants. Elle entrave l'ambulation physique et réduit, ainsi, l'accessibilité aux espaces de travail ou de programmation, aux unités de soins, aux espaces de loisir, etc.

En somme, plus l'accessibilité aux divers espaces carcéraux s'amenuise en raison d'un design architectural périlleux, plus l'accès sécuritaire et autonome aux soins, aux programmes correctionnels et aux routines institutionnelles se réduit pour les prisonniers vieillissants. Conséquemment, les personnes vieillissantes ne sont pas uniquement prisonnières de la prison, elles sont prisonnières de leur propre mobilité réduite au point où elles peuvent devenir prisonnières de leur propre cellule.

Conclusion

Nier la différence et effacer les années vécues dépouille le prisonnier vieillissant de sa propre histoire. L'absence de différenciation entre les jours qui passent et entre les activités qui s'enchaînent est caractéristique de la prison. Celle-ci impose des temps et espaces lourdement scindés et embrigadés qui sont non seulement prédéterminés et imposés aux populations captives, mais qui sont à des années-lumière des temps et espaces en opération dans la communauté. L'enfermement de longue durée équipe donc les prisonniers vieillissants d'identités corrompues par l'organisation du temps et de l'espace en prison, ce qui pourrait contrecarrer les efforts déployés pour assurer leur relocalisation en communauté.


1 Pour faire écho aux écrits et aux regroupements de cohortes gouvernementaux, les prisonniers « vieillissants » comprennent, dans le présent texte, ceux qui sont âgés de 50 ans et plus.

2 Emprisonnement à perpétuité, emprisonnement indéterminé et emprisonnement de dix ans et plus.

3 Loi C-31, Loi modifiant la Loi sur la sécurité de la vieillesse (titre abrégé: Loi supprimant le droit des prisonniers à certaines prestations) a reçu la sanction royale le 15 décembre 2010.
Références

Howse, K. (2003). Growing Old in Prison. A Scoping Study on Older Prisoners. Centre for Policy on Ageing and Prison Reform Trust.

Enquêteur Correctionnel Canada, Rapport annuel 2010-2011.