Porte Ouverte Magazine

Vieillir et mourir en prison : Refuser l'inacceptable

By Michel Gagnon,
Directeur de la Maison Cross Roads

Incarcération et vieillissement : pour une planification stratégique!

Au Canada, près de 23% des personnes judiciarisées du réseau correctionnel sont âgées de plus de 50 ans. L'Enquêteur correctionnel notait pour sa part que les détenus de 50 ans et plus avaient au Canada doublé depuis les dix dernières années (2003-2013). Cette croissance, de plus en plus importante au Canada, comme aux États-Unis et en Australie, est souvent qualifiée d'épidémique dans les écrits sur ce sujet.

En 2012, Human Rights Watch annonçait que les détenus âgés de 65 ans et plus aux États-Unis avaient augmenté 94 fois plus rapidement que le reste de la population carcérale entre 2007 et 2010. Depuis les dix dernières années, il a été observé que le groupe de personnes incarcérées de 55 ans et plus avait augmenté de 181% aux États-Unis, que le groupe des 60 ans et plus avait augmenté de 128% en Grande-Bretagne et que le groupe des 65 ans et plus avait augmenté de 140% en Australie.

Personne ne sera surpris d'apprendre que la plupart de ces personnes âgées incarcérées sont des hommes (97%) dans la plupart des pays que nous avons recensés. Cependant, en Australie, on remarque que le nombre de femmes âgées de 50 ans et plus avait plus que triplé entre 2000 et 2010 – soit une augmentation de 222% (Baidawi). Nous n'avons pas de données précises sur la situation des femmes incarcérées âgées au Canada, mais nous ne serions pas étonnés que la situation soit comparable. Le fait que 15% des personnes âgées incarcérées au Canada soient d'origine autochtone gagnerait aussi à être mieux documenté.

Et non, ce vieillissement des populations carcérales ne semble pas principalement rattaché au vieillissement de la population en générale ou à une augmentation significative du passage à l'acte de certaines personnes plus âgées (Baidawi). Les raisons principales qui expliqueraient le vieillissement de la population carcérale auraient plus à voir avec la longueur des sentences décernées et le fait que les conditions de libération conditionnelle sont de plus en plus restrictives et dès lors plus difficiles à obtenir (The Economist).

Une population carcérale qui a des besoins spécifiques

Les recherches sur ce groupe de personnes âgées suggèrent que de 40 à 50 % des personnes âgées incarcérées éprouvent des problèmes de santé mentale (Baidawi, Aday). On pense ici à toutes sortes de problèmes : dépression, idéations suicidaires, automutilation, sentiment d'isolement social, institutionnalisation, hyper-vigilance, distanciation psychologique et certaines formes de stigmatisation dont on parle encore peu (Munn). McCarthy et Rose, nous préviennent qu'un nombre grandissant de ces personnes âgées incarcérées seront plus à risque de souffrir de démence et autres maladies dégénératives parce que ces personnes étaient déjà plus à risque avant l'incarcération, mais aussi parce qu'elles auraient souffert de diverses formes de violence (sévices crâniens) avant et pendant l'incarcération.

Les problèmes de santé physique des personnes âgées incarcérées dans nos pénitenciers sont eux aussi plus prononcés que dans la population générale. Ces personnes sont en moins bonne santé pour toutes sortes de raisons : par l'usage de comportements à risque antérieur à l'incarcération (tabagisme, usage de drogues, mauvaises diètes alimentaires, etc.); parce qu'elles ne recevaient pas de soins médicaux adéquats avant l'incarcération; parce que la vie en prison leur a été nuisible (diète alimentaire mal équilibrée, manque d'exercice, prévalence de certaines maladies infectieuses, diverses formes de stress liés à la vie en prison et le stress associé au fait que plusieurs de ces personnes ont elles-mêmes été victimes de sévices pendant leur enfance, etc.) (Aday).

Tout devrait être fait pour favoriser le déclassement des personnes âgées avant que la santé physique et psychologique de ces personnes ne se détériorent davantage.

Un nombre de plus en plus grand de personnes incarcérées se déplace à présent à l'aide de fauteuils roulants, de marchettes de toutes sortes et de bonbonnes d'oxygène. Plusieurs ont besoin d'assistance afin de se vêtir, d'aller aux toilettes et de se laver. Un bon nombre d'entre elles souffrent de maladies chroniques ou sont en fin de vie. Le National Institute of Corrections a déterminé que l'arthrite, l'hypertension, les maladies liées au système digestif, à la prostate, aux maladies cardio-vasculaires, au diabète, à l'hépatite C et au cancer sont les maladies chroniques les plus communes parmi les personnes âgées incarcérées. En fait, près de 45% des personnes incarcérées âgées de 50 ans et plus et 82% des personnes âgées de 65 ans et plus éprouvent des problèmes de santé chronique (Aday).

On comprendra, sans même soulever la question des coûts du maintien en pénitencier des personnes âgées de 50 ans et plus, que plusieurs croient être au moins trois fois supérieurs à ceux des plus jeunes détenus, qu'il n'est plus possible d'ignorer l'ampleur et toutes les ramifications que prend ce phénomène pour l'ensemble du réseau correctionnel.

Des initiatives américaines

C'est d'ailleurs en réponse à ces constatations que plusieurs états américains ont adopté des initiatives qui mériteraient peut-être d'être importées au Canada. En Californie, des unités carcérales spécialisées ont été mises en place afin de mieux satisfaire les besoins des détenus ayant de la difficulté à se vêtir, à utiliser les toilettes et à se laver de façon autonome. Pour sa part, le California Men's Colony offre des services spécialisés aux détenus souffrant d'Alzheimer et autres formes de démence. Il est aussi question de permettre à certains détenus ayant reçu les formations requises d'apporter leur aide aux détenus plus âgés en difficulté. Ces détenus bénévoles seraient en mesure de mener des activités d'exercice physique conçues pour les personnes âgées et d'autres favorisant le maintien de la mémoire (OLR Research Report). Au Canada, des discussions sur ce type de formation ont déjà été débattues dans les années 1990. Ces formations auraient permis à certains des détenus de recevoir une formation de préposé aux bénéficiaires qui leur aurait permis d'aider d'autres détenus et ainsi leur donner une expérience de travail qui leur aurait été utile à la sortie du pénitencier (concept de Carrière correctionnelle).

En Floride, des camps de travail (River Junction Work Camp) ont été créés afin de permettre aux détenus plus âgés d'être en mesure de travailler (OLR Research Report). Il existe également dans cet état, des unités de soins spécifiquement conçues pour les personnes âgées et ceux qui sont en fin de vie (unités de soins palliatifs F-Dorm du Centre de réception de South Florida).

En Louisiane, le Louisiana State Penitentiary a une entente de service avec l'University Hospital Community Hospice qui lui permet de mieux desservir les personnes âgées incarcérées. Cet établissement hospitalier offre des services-conseils sur les détenus âgés incarcérés et procure, sans frais au réseau correctionnel, des formations au personnel du pénitencier ainsi qu'à certains détenus. Une équipe de détenus bénévoles a d'ailleurs reçu une formation qui leur donne les habiletés requises afin qu'ils puissent accompagner les personnes âgées incarcérées qui sont en fin de vie. Au Québec, certains intervenants-accompagnateurs du Service Option-Vie avaient reçu une formation similaire (Albatros) et offraient ce type d'accompagnement dans certains pénitenciers du Québec. Le Service Oxygène pour personnes âgées incarcérées et en libération conditionnelle offre ce type de service dans la communauté à partir de son réseau d'appartements satellites.

Au Nevada, des programmes spécifiquement conçus pour les délinquants âgés ont pour objectifs de contribuer à la réhabilitation, l'amoindrissement des pertes cognitives, l'amélioration ou le maintien de la condition émotionnelle et physique, la gestion des médicaments et la réinsertion sociale en communauté. Un autre programme (Structured Living Program) incite les personnes âgées incarcérées à participer à toutes sortes d'activités thérapeutiques, récréatives et de maintien des habiletés cognitives. Parmi les principaux objectifs figurent la réduction des comportements délinquants et l'accroissement du sens des responsabilités chez les participants (OLR Research Report).

En Virginie, où le nombre de détenus âgés a septuplé de 1990 à 2010, plusieurs prisonniers âgés ont été incarcérés au pénitencier Deerfield Correctional Center. Ce pénitencier a été construit sur un seul étage afin de permettre aux détenus âgés, ayant des problèmes de mobilité, de bénéficier des mêmes services que les autres détenus. Des véhicules adaptés pour personnes en fauteuils roulants sont aussi utilisés de façon courante. Cet établissement correctionnel a pris tellement d'expansion au cours des dernières années que des discussions ont lieu sur la pertinence de construire dans l'enceinte de l'établissement un centre médical où il serait possible d'offrir des services de chirurgie, de radiologie, d'oncologie, de dialyse et de physiothérapie.

Pour une planification stratégique au Canada

Il faut bien en convenir, la situation des personnes âgées dans un contexte d'incarcération pose un défi très complexe. Cela étant reconnu, il faut tout de même se demander si le retard que nous mettons à relever ce défi au Canada n'a pas certaines similitudes avec les retards que nous avions pris par le passé à reconnaître la réalité des femmes incarcérées, puis à la réalité des hommes et femmes des communautés autochtones et puis, plus récemment, à la réalité des personnes aux prises avec des problèmes de santé mentale. Peut-être se dit-on qu'il n'est pas nécessaire de se donner une stratégie particulière pour les personnes âgées incarcérées puisqu'il se donne déjà des services de santé physique et mentale en pénitencier… Peut-être se dit-on aussi qu'il suffit que les agents correctionnels, les agents de programmes, le personnel infirmier, les intervenants communautaires, les gardiens, etc., aient une certaine « sensibilité » à l'égard de ce groupe de personnes détenues ou en libération conditionnelle pour être en mesure de bien comprendre tous les enjeux liés au vieillissement et à l'incarcération prolongée du quart de sa clientèle...

Ce manque de planification stratégique n'est pas seulement déplorable pour ce qu'il occasionne chez les personnes âgées judiciarisées, sur les coûts exorbitants que ce manque de planification entraîne pour les contribuables, mais aussi sur l'impact qu'il a sur le personnel des divers réseaux correctionnels. Frustrant et démobilisant, ce manque de planification stratégique pourrait à plus ou moins long terme mener au désengagement et à l'épuisement professionnel de plusieurs.

Il serait étonnant que le réseau correctionnel canadien n'ait pas déjà une bonne idée des défis que posent près de 23 % de sa propre clientèle et il est à espérer que l'information déjà rassemblée va au-delà du simple dénombrement et du catalogage. Afin de bien circonscrire les enjeux auxquels cette clientèle fait face sans doute aura-t-on pensé s'associer à des experts en gérontologie et gériatrie.

Peut-être que le réseau correctionnel s'est déjà donné certaines priorités quant à l'orientation à donner à une stratégie correctionnelle ? Une de ces priorités chercherait sans doute à privilégier des façons de faire qui favoriseraient le déclassement sécuritaire en cascade et la réinsertion sociale la plus rapide possible des personnes âgées judiciarisées. Il serait en effet dommage que la solution privilégiée au phénomène du vieillissement des populations carcérales se fasse surtout en fonction de la construction à grands coûts d'unités de soins gériatriques et de centres hospitaliers carcéraux. Tout devrait être fait pour favoriser le déclassement des personnes âgées avant que la santé physique et psychologique de ces personnes ne se détériorent davantage. Comme nous le disions plus haut, il faudrait retenir dans l'élaboration d'une stratégie correctionnelle que le vieillissement des populations carcérales est principalement lié à la longueur des sentences décernées et le fait que les conditions de libération conditionnelle sont de plus en plus restrictives et difficiles à obtenir.

Sans doute que le réseau correctionnel est déjà sur le point de souligner, célébrer et partager les meilleures initiatives que le personnel du réseau correctionnel (fédéraux, provinciaux et communautaires) a déjà mises de l'avant dans nos établissements carcéraux et dans la communauté. Un relevé des meilleures pratiques qui nous permettra de voir comment les agents de gestion de cas, les gardiens, le personnel assigné aux programmes et aux activités sociales, les équipes d'entretiens des bâtisses, le personnel assigné aux escortes et ainsi de suite, s'y prennent pour répondre aux besoins des personnes âgées incarcérées. S'il faut embaucher du personnel spécialisé en gériatrie et en gérontologie sans doute qu'un autre élément important de cette stratégie cherchera non seulement à mettre à profit les ressources humaines qui manifestent déjà de l'intérêt pour cette question, mais aussi permettre à ces personnes de peaufiner leurs connaissances sur cette problématique.


Références

Susan Baidawi and Sherly Turner, Christopher Trotter, et al. "Older Prisoners – A Challenge for Australian corrections", Trends and Issues in Crime and criminal justice, No 426, Australian Government, Australian Institute of Criminology, August 2011.

Human Rights Watch, Old Behind Bars, The Aging Prison population in the Untited States, 2012.

Munn, Melissa and Bruckert, Chris. On the Outside: From Lengthy Imprisonment to lasting Freedom, UBCPress – Vancouver – Toronto, 2013.

Munn, Melissa . "Living in the Aftermath - the Impact of Lengthy Incarceration on Post-Carceral Success". The Howard Journal of Criminal Justice, The Howard League and Blackwell Publishing Ltd, Oxford 2011.

Aday, Ronald H, Krabill, Jennifer J. "Older and Geriatric Offenders : Critical Issues for the 21st Century", Special Needs Offenders in Correctional Institutions,(…).

The Economist. "Geriatric Prisoners: In it for life", The Economist, March 2nd, 2013.

OLR Research Report. Kevin E. McCarthy, Carrie Rose. "State Initiatives to Address Aging Prisoners", March 4, 2013.